mercredi 11 mars 2015

Faux frère - Troisième extrait


En pleine nuit, Marc m’appelle depuis une chambre d’un grand hôtel de Barcelone où avec Nato, le batteur du groupe, il prend de la coke et boit du champagne. Ils viennent de jouer au festival Sonar ; le mois dernier ils ont ouvert pour Yoko Ono à Londres ; cet été ils vont jouer au festival de Reading puis faire la première partie de Cure à Glastonbury. Je sais que Marc ne m’appelle pas pour me faire rager ou me rendre jaloux, ce n’est pas sa nature, il veut simplement faire partager une part du rêve qui l’a toujours animé, et pour me dire qu’il parvient enfin à le toucher. Il n’oublie pas que ce genre de clichés de rock star en tournée ne m’a jamais vraiment attiré, ou s’ils l’ont fait au tout début – soyons honnêtes –, ils ont rapidement perdu pour moi de leurs attraits, au regard des exigences, du travail et des efforts, de la sueur et du sang que demandent la composition d’une chanson, l’élaboration d’un répertoire et la performance d’un concert, de la responsabilité esthétique et morale et de l’enjeu spirituel que cela peut représenter. Marc n’est pas sans partager avec moi cette vision des choses, sinon, aurions-nous joué autant d’années ensemble ? Il m’a confié un soir où nous inaugurions le bar que le batteur vient d’ouvrir dans le Marais, que les musiciens du groupe qu’il intégrait, tout en reconnaissant son talent et ses qualités exceptionnelles, lui reprochaient cependant d’en faire un peu trop. Le problème avec toi, c’est que tu joues de la musique comme si ta vie en dépendait. Ce qui nous a fait hurler de rire Marc et moi, nous n’arrivions plus à parler tellement on en riait, ne pouvant placer, entre deux suffocations hilares, que des variantes de cette phrase mémorable, telle que : le problème avec toi, c’est que tu joues de la musique comme si la musique en dépendait, ou encore : le problème avec toi, c’est que tu vis ta vie comme si ta vie en dépendait. Ce qui au passage en a dit long sur la conception touristique de la création de ces pseudo-artistes dont la musique, je ne l’ai jamais caché à Marc, m’a toujours laissé indifférent. Que ce groupe soit une imposture totale, bénéficiant de circonstances aussi exceptionnelles qu’inexplicables l’amenant à jouer dans des salles cent fois trop grandes pour la dimension de leur talent, ne me gêne pas plus que cela ne dérange Marc – ce n’est pas la première ni la dernière mystification de l’histoire foutraque du rock –, je suis content pour lui, il se forme, il se fait de précieux contacts. Tous les musiciens de ce groupe au leader omnipotent doivent à coup sûr penser la même chose, aucun n’étant vraiment professionnel, à bénéficier en nature de tous les avantages d’une telle aventure qui, à l’approche de leurs trente ans, ne durerait pas toujours. Marc n’est pas dupe, il a compris où il avait mis les pieds quand le producteur, qui est venu le féliciter après son premier concert en lui tapant sur l’épaule et en lui répétant you’re a star man, you’re a fuckin' rock star, a refusé de lui payer une pédale d’effet nécessaire au répertoire au prétexte de devoir leur acheter une nouvelle machine à fumée pour la scène. Entre faire entendre du bon son et enfumer le public, le choix était fait. Nato assis à côté de lui sur le lit me passe le bonjour, j’entends le saut d’un bouchon de champagne, eh n’oublie pas de lui dire qu’on va jouer aussi au All Tomorrow’s Parties Festival avec Vincent Gallo et John Frusciante, Marc éclate de rire, eh tu me vois taper le bœuf à la balance avec John ? Je repense à cette même soirée d’inauguration où Marc avait surjoué sa nouvelle amitié avec Nato qui venait de se joindre à nous, m’excluant de leur discussion sur la tournée, Marc semblant me signifier, tu vois j’ai un nouveau batteur, un nouvel ami, je t’ai remplacé, et Nato de montrer sa fierté de jouer, à ma place, avec Marc. Je ne leur en ai pas tenu rigueur, ce genre de démonstration n’était peut-être pas indispensable, mais cela montrait au moins qu’ils étaient heureux d’être ensemble dans le même groupe, ce qui n’est pas peu. C’est par Erwan que Marc a été mis en contact avec Nato, un ami de Sophie, et les autres membres du groupe dont une bonne partie était présente à leur mariage et avec lesquels j’ai fait la fête et me suis soûlé. Depuis, Erwan dit un peu partout que c’est grâce à lui si Marc est entré dans le groupe, avec la même forfanterie qu’il répétait à tout le monde avant de rencontrer Sophie, parce qu’il s’était fait une fille avec laquelle j’avais couché trois fois – un assez mauvais souvenir –, qu’il sortait avec mon ex. Je ne crois pas avoir jamais envié personne, encore moins mes proches, tout en le déplorant – il est terrible de n’admirer aucun de ses amis – mais là, à imaginer Marc avec Frusciante, sur la même scène, s’échangeant un sourire ou un regard complice, qui sait ?, quelques accords ou quelques paroles, je ne sais pas si je pourrais le supporter, si notre amitié de dix ans y survivra. Marc renifle, je suis prêt à parier une bouteille de champagne que j’arrive à brancher John, t’en dis quoi ? Je n’en dis rien Marc, j’écris, je joue ma vie tous les jours ; parier une bouteille, c’est mesquin.



Extrait de Faux frère, roman de Frédéric Gournay,
paru aux éditions de L'irrémissible