En
pleine nuit, Marc m’appelle depuis une chambre d’un grand hôtel
de Barcelone où avec Nato, le batteur du groupe, il prend de la coke
et boit du champagne. Ils viennent de jouer au festival Sonar ;
le
mois dernier ils ont ouvert pour Yoko Ono à Londres ; cet été
ils vont jouer au festival de Reading puis faire la première partie
de Cure à Glastonbury. Je sais que Marc ne m’appelle pas pour me
faire rager ou me rendre jaloux, ce n’est pas sa nature, il veut
simplement faire partager une part du rêve qui l’a toujours animé,
et pour me dire qu’il parvient enfin à le toucher. Il n’oublie
pas que ce genre de clichés de rock star en tournée ne m’a jamais
vraiment attiré, ou s’ils l’ont fait au tout début – soyons
honnêtes –, ils ont rapidement perdu pour moi de leurs
attraits, au regard des exigences, du travail et des efforts, de la
sueur et du sang que demandent la composition d’une chanson,
l’élaboration d’un répertoire et la performance d’un concert,
de la responsabilité esthétique et morale et de l’enjeu spirituel
que cela peut représenter. Marc n’est pas sans partager avec moi
cette vision des choses, sinon, aurions-nous joué autant d’années
ensemble ? Il m’a confié un soir où nous inaugurions le bar
que le batteur vient d’ouvrir dans le Marais, que les musiciens du
groupe qu’il intégrait, tout en reconnaissant son talent et ses
qualités exceptionnelles, lui reprochaient cependant d’en faire un
peu trop. Le
problème avec toi, c’est que tu joues de la musique comme si ta
vie en dépendait. Ce
qui nous a fait hurler de rire Marc et moi, nous n’arrivions plus à
parler tellement on en riait, ne pouvant placer, entre deux
suffocations hilares, que des variantes de cette phrase mémorable,
telle que : le
problème avec toi, c’est que tu joues de la musique comme si la
musique en dépendait, ou
encore : le
problème avec toi, c’est que tu vis ta vie comme si ta vie en
dépendait. Ce
qui au passage en a dit long sur la conception touristique de la
création de ces pseudo-artistes dont la musique, je ne l’ai jamais
caché à Marc, m’a toujours laissé indifférent. Que ce groupe
soit une imposture totale, bénéficiant de circonstances aussi
exceptionnelles qu’inexplicables l’amenant à jouer dans des
salles cent fois trop grandes pour la dimension de leur talent, ne me
gêne pas plus que cela ne dérange Marc – ce n’est pas la
première ni la dernière mystification de l’histoire foutraque du
rock –, je suis content pour lui, il se forme, il se fait de
précieux contacts. Tous les musiciens de ce groupe au leader
omnipotent doivent à coup sûr penser la même chose, aucun n’étant
vraiment professionnel, à bénéficier en nature
de
tous les avantages d’une telle aventure qui, à l’approche de
leurs trente ans, ne durerait pas toujours. Marc n’est pas dupe, il
a compris où il avait mis les pieds quand le producteur, qui est
venu le féliciter après son premier concert en lui tapant sur
l’épaule et en lui répétant you’re
a star man, you’re a fuckin' rock star, a
refusé de lui payer une pédale d’effet nécessaire au répertoire
au prétexte de devoir leur acheter une nouvelle machine à fumée
pour la scène. Entre faire entendre du bon son et enfumer le public,
le choix était fait. Nato assis à côté de lui sur le lit me passe
le bonjour, j’entends le saut d’un bouchon de champagne, eh
n’oublie pas de lui dire qu’on va jouer aussi au All Tomorrow’s
Parties Festival avec Vincent Gallo et John Frusciante, Marc éclate
de rire, eh tu me vois taper le bœuf à la balance avec John ?
Je repense à cette même soirée d’inauguration où Marc avait
surjoué sa nouvelle amitié avec Nato qui venait de se joindre à
nous, m’excluant de leur discussion sur la tournée, Marc semblant
me signifier, tu
vois j’ai un nouveau batteur, un nouvel ami, je t’ai remplacé,
et
Nato de montrer sa fierté de jouer, à ma place, avec Marc. Je ne
leur en ai pas tenu rigueur, ce genre de démonstration n’était
peut-être pas indispensable, mais cela montrait au moins qu’ils
étaient heureux d’être ensemble dans le même groupe, ce qui
n’est pas peu. C’est par Erwan que Marc a été mis en contact
avec Nato, un ami de Sophie, et les autres membres du groupe dont une
bonne partie était présente à leur mariage et avec lesquels j’ai
fait la fête et me suis soûlé. Depuis, Erwan dit un peu partout
que c’est grâce à lui si Marc est entré dans le groupe, avec la
même forfanterie qu’il répétait à tout le monde avant de
rencontrer Sophie, parce qu’il s’était fait une fille avec
laquelle j’avais couché trois fois – un assez mauvais
souvenir –, qu’il sortait avec mon ex.
Je
ne crois pas avoir jamais envié personne, encore moins mes proches,
tout en le déplorant – il est terrible de n’admirer aucun
de ses amis – mais là, à imaginer Marc avec Frusciante, sur
la même scène, s’échangeant un sourire ou un regard complice,
qui sait ?, quelques accords ou quelques paroles, je ne sais pas
si je pourrais le supporter, si notre amitié de dix ans y survivra.
Marc renifle, je suis prêt à parier une bouteille de champagne que
j’arrive à brancher John, t’en dis quoi ? Je n’en dis
rien Marc, j’écris, je joue ma vie tous les jours ; parier
une bouteille, c’est mesquin.
Extrait de Faux frère, roman de Frédéric Gournay,
paru aux éditions de L'irrémissible