mercredi 11 février 2015

Faux frère - Deuxième extrait



        Le bar tout en longueur donne sur une mini-scène surmontée d’un grand écran où est retransmis le match France-Grèce. Hugo m’assure qu’ils joueront, quel que soit le résultat, en espérant que la France ne perde pas et que l’ambiance ne retombe. Hugo ne m’a pas reconnu tout de suite quand je suis entré, ça fait des années qu’on ne s’est vu, j’étais en contre-jour ; j’ai pu l’observer, en attendant que le serveur décroche de l’écran, et le retrouver dans son élément, tel qu’en lui-même : roi du comptoir, régnant au milieu d'une cour de buveurs et de musiciens, hâbleur et séducteur, réclamant d’une voix forte une autre pinte. Putain t’as maigri, les cheveux courts aussi ça change, s’excuse-t-il, et c’est toi qui a les cheveux longs maintenant, ouais faut que je coupe tout ça, je vais finir par ressembler à un baba cool, je déteste les hippies. C’est sympa d’être venu, je savais pas si tu viendrais. Hugo n’est pas du genre à prendre le téléphone pour appeler ses amis, en quinze ans il a dû m’appeler trois fois, il n’est pas non plus du genre à manifester sa joie de retrouver quelqu’un. C’est mon frère qui, le revoyant par hasard sur scène, lui a refilé mon numéro, une semaine après j’avais un message m’annonçant qu’il jouait aux Trois Chapeaux rue des Cascades. On est en galère de derbouka, grince-t-il, ah ces Arabes alors, lance-t-il au serveur berbère, ta batterie elle est où maintenant ? Dans une cave en banlieue, chez mes parents, tu joues plus ? Non. Tu fais quoi en ce moment, tu bosses ? J’écris, d’ailleurs si j’ai plongé dans l’écriture c’est en grande partie de ta faute, responsable mais pas coupable, plaide-t-il. Quel genre ? Autofiction, même si le mot en lui-même ne veut pas dire grand-chose. On est d’accord, les histoires, ça suffit, on nous en a assez racontées comme ça, il faut descendre au cœur de l’intime, en se racontant le moins de mensonges possible, pour atteindre à l’universel. Il lève sa bière, tu connais ma phrase, si j’avais eu quelque chose d’exceptionnel, jamais je me serais permis d’écrire. Hugo a sorti un bouquin il y a des années, l’éditeur l’a torpillé et arnaqué, ça lui a coupé la chique, nette, mais il écrit toujours, des sacs de pages en vrac, rangés sous le lit, plein de chansons, un grand roman un jour, s’il s’y met. Et la philo, tu donnes toujours des cours ? Arrêté aussi, t’as été jusqu’où toi, déjà ? Maîtrise à la Sorbonne, putain ça fout ça, attends, tu vas me marquer un truc, une citation grecque, si jamais la Grèce vient à gagner, comme ça je la lirai entre deux morceaux, il pose un papier sur le zinc, sa liste de chansons retournée, n’envisageant pas que je puisse me dérober. Je ne sais pas quoi mettre, je sens bien qu’il m’attend sur ce point, c’est sa citation contre la mienne, la française contre la grecque, au bar qui est le maître. Je repense au Phèdre de Platon que je relis, note Quel dieu avons-nous suivi que nous poursuivons encore, à travers les images terrestres de la beauté ?, y ajoute, un peu plus bas, L’amour nous donnera-t-il des ailes ? Hugo, lisant à haute voix, est satisfait, ça jette ça, non ? Son guitariste à côté ne comprend pas trop, il est obligé de lui expliquer, le rapport qu’il faut faire entre l’amour et le divin, la baise comme moyen d’atteindre le ciel si tu préfères, ah ouais d’accord. Fabrice et Vincent qui sont arrivés à la mi-temps, ayant regardé la première partie de jeu chez eux, ne prêtent aucune oreille à Socrate et demeurent absorbés par le match. Eux aussi ça faisait longtemps que je ne les avais vus, surtout Vincent ; avec Fabrice j’ai toujours réussi à garder le contact, c’était mon premier guitariste, il m’a tout appris en musique, Marc avait voulu le virer à l’époque où l’on jouait ensemble, lui reprochant d’être trop blues et pas assez rock, en musique comme dans la vie, je n’avais pu me résoudre à faire ça à un ami, j’avais refusé et provoqué la fin du groupe. Fabrice devant sa bière et l’écran continue de prendre des kilos et des cheveux blancs, Vincent en buvant dix fois plus de perdre des cheveux et des dents. Nous avons été compagnons de comptoir pendant des années, aux Piétons rue des Lombards ou à l’Art brut rue Quincampoix, avec Hugo et d’autres, pour moi c’était la philosophie la journée, la musique le soir, les bars la nuit – quand dormais-je ? – en plus du travail de serveur ou de caissier, vingt-cinq heures par semaine. Je me rappelle qu’un prof de sociologie, notablement connu pour son alcoolisme d’ailleurs, nez couperosé et bagues aux doigts, s’était permis à la Sorbonne de dévaloriser la pensée café du commerce et autres philosophies de comptoir ; j’avais eu envie de lui répondre que j’en apprenais davantage sur la nature humaine et sur l’organisation de la société chez mes parents et plus encore dans les bars de nuit qu’à son cours soporifique – assommant de théories désincarnées –, endroits où nous fréquentions sans distinction des putes et des maquereaux, des commissaires et des inspecteurs de police, des petites frappes et des braqueurs sans envergures, des homos et des lesbiennes, des danseuses, des mimes, des peintres et des écrivains, tous adeptes plus ou moins revendiqués d’une marginalité de la nuit, rêvant ou subissant sa clandestinité. Le temps a passé et n’a pas épargné les plus sensibles, comme je peux encore le constater aujourd’hui. Hugo, à qui tout le monde prédisait l’avenir le plus incertain, de l’hôpital psy aux couloirs du métro dans le meilleur des cas, est peut-être celui qui s’en tire le mieux, toujours vif et vaillant, acéré, possédé par son art et beau baiseur de muses. 

        La Grèce vient de marquer et le dépit s’abat sur le bar. Pour le patron, la défaite de la France c’est une ambiance plombée et une recette divisée par trois, pour Hugo et ses musiciens, une salle à moitié vide et peu fervente. J’ai bien fait de prendre ta phrase, putain on joue comme des manches, c’est de ta faute Fabrice, la dernière fois la France a perdu et t’étais déjà là, tu portes la poisse. Un homme bien sapé et billet sur le comptoir lui demande de la mettre en veilleuse, Hugo gueule de plus belle, va te faire voir chez les Grecs, le patron intervient et joue l’apaisement. Tout le monde ici doit connaître les colères homériques d’Hugo, simiesque avec un physique à la Klaus Kinski ou à la Mick Jagger, yeux de fou et hurlements à la bave, gueulant comme un putois ou rageant comme un félin acculé – qu’il soit dans son droit ou dans son tort –, au gros dos et aux feulements dissuasifs, griffant et mordant peu en vérité, même si la possibilité n’est jamais exclue. Le match se termine dans l’atonie, les arrêts de jeux ne permettront pas à l’équipe de France de revenir. Hugo part s’accorder avec le guitariste, je reste avec Fabrice et Vincent, je les suis au vin rouge. Quel étrange hasard remet sur mon chemin les anciens amis ? Est-ce un signe ? Les actuels m’ennuient ou me déçoivent. J’accepte de moins en moins le pessimisme dogmatique de Pierre, l’attentisme je-m’en-foutiste de Marc, l’indulgence complaisante d’Erwan, l’hédonisme désespéré de Ben. Phrase terrible de Zarathoustra, Des compagnons, voilà ce que cherche le créateur et non des cadavres. Est-ce parce que Ben a renoncé définitivement à la création, que Pierre semble vouloir abandonner, qu’Erwan paraît ne pas y arriver, que Marc ne se décide toujours pas, que je prends de moins en moins de plaisir et d’intérêt à les voir ? Je réalise que je n’ai eu comme amis que des artistes, ceux qui ne créaient pas ne le sont jamais restés longtemps. Est-ce parce que je suis maintenant engagé dans l’écriture, et peut-être dans une voie de non-retour, que je me dois désormais de ne plus me tromper sur les personnes, à commencer par moi-même ? J’ai invité ce midi Marc et Childéric à manger au resto, suite à la soirée sur le bateau, j’avais réservé la meilleure table, prévu du bon vin, ils auraient pu envisager de faire des morceaux ensemble, essayer tout du moins, ils ne sont pas venus, ni l’un ni l’autre n’a pris la peine d’appeler, ma mère m’a demandé, à 14 h 30, si elle devait laisser les couverts. Le concert d’Hugo commence, le son n’est pas bon, Hugo force trop sur la voix, les musiciens marquent tous les temps, seul le violoniste s’en affranchit, on ne l’entend pas assez. Je reconnais certains morceaux, pour les avoir travaillés avec Hugo, on avait monté un groupe avec Fabrice et Yves, cela n’avait pas duré ; peu assidu aux répétitions, souvent soûl, Hugo avait mis fin à l’aventure avant qu’on le fasse pour lui, non sans nous avoir démontré avec une mauvaise foi formidable qu’il était dans la vérité et nous dans l’erreur. Aucune nostalgie ne m’étreint, je me garde de ce faux sentiment, je me revois en ces années-là, étais-je plus heureux ? La mémoire est infidèle, elle ne parle que dans son intérêt. J’étais amoureux d’Estelle. Quand Hugo m’a demandé pourquoi c’était fini avec elle, je n’ai su quoi répondre, si ce n’est une platitude, la vie nous a séparés, on a pris des chemins différents. Elle était jolie elle, s’est-il souvenu. Le vin ne m’aide pas à entrer dans le répertoire, Fabrice discute foot, Vincent critique les musiciens ; aucune fille ne retient mon attention, seule une petite Black au crâne rasé y réussit deux minutes, avec une Arabe généreuse en salle, à peine plus. Hugo dédie une chanson aux amis fidèles comme une gueule de bois, dois-je me compter parmi eux ? Je suis sur le trottoir avant qu’elle ne soit terminée. Comme je titube, aucun taxi ne s’arrête ; seul un Malien, après trois quarts d’heure de mains levées pour rien, accepte de me ramener dans le treizième.



Extrait de Faux frère, roman de Frédéric Gournay
Paru aux éditions de L'irrémissible