mercredi 14 janvier 2015

Guy Debord ou l'ivresse infinie


Bien plus qu’un simple «  problème », un vice ou même une maladie, l’alcool fut d’abord pour Guy Debord une véritable passion, celle de toute une vie, pourtant étrangement absente de son œuvre, à l’exception du dernier ouvrage, Panégyrique, paru en 1989, où il révèle dans des pages admirables son goût immodéré pour la boisson.Une passion qui le conduira jusqu’à la mort, puisqu’atteint de polynévrite alcoolique, maladie incurable, particulièrement douloureuse et handicapante («  le contraire d’une maladie que l’on peut contracter par une regrettable imprudence  »), il se suicide un soir de novembre 1994 d’un coup de carabine dans le cœur.
Si l’ivresse était incontestablement chez Debord une critique en soi de la vie quotidienne, un moyen d’atteindre, à travers la fête et ses excès, à une vérité supérieure relevant de la poésie et de son dépassement dans l’existence, l’alcoolisme aggravé de l’auteur de La Société du spectacle ne constitue-t-il pas à son tour une critique radicale de sa vie et de son œuvre ? La dépendance et les pathologies qu’il contracta à travers cet amour irraisonné pour l’alcool ne peuvent-elles pas être tenues pour la plus sérieuse et la plus sévère des objections jamais faites à sa théorie et à sa pratique, elles qui prétendaient combattre dans une même guerre l’aliénation sous toutes les formes ? Cette addiction dans la consommation d’une substance, tout aussi délétère par certains côtés que bien d’autres, comme la drogue, dont Debord condamna en son temps l’usage, ne rentre-t-elle pas en contradiction farouche avec l’exigence de liberté absolue dont il s’est toujours prévalu  ?
«  L’alcool tue lentement.  » Ça tombe bien, on n’est pas pressé.
Si nous nous permettons une telle hypothèse, qui à bien des égards paraîtra scandaleuse et injuste à tous les disciples sectaires actuels — et ils sont nombreux — de l’un des penseurs les plus influents de ces quarante dernières années, c’est que Guy Debord lui-même semble nous y inviter. Dans Panégyrique, véritable apologie personnelle et autobiographie testamentaire, il s’étonne le premier que l’on n’y ait pas pensé avant: « Je suis d’ailleurs un peu surpris, moi qui ai dû lire si fréquemment, à mon propos, les plus extravagantes calomnies ou de très injustes critiques, de voir qu’en somme trente ans, et davantage, se sont écoulés sans que jamais un mécontent ne fasse état de mon ivrognerie comme d’un argument, au moins implicite, contre mes idées scandaleuses  ». Prenons-le aux mots et tentons de défendre l’indéfendable  : Guy Debord n’a plus besoin d’être lu, sa déviance éthylique a parlé contre lui et ses livres, il est d’ailleurs mort par où il avait péché, et nous-mêmes après tout, derniers représentants d’une génération à devoir subir encore son influence, qu’avons-nous à attendre à propos de la subversion et de la liberté de la part d’un vieil alcoolique qui n’a jamais su se défaire de sa hideuse dépendance ? Si nous partons du principe que la morale d’un saint se mesure à l’aune de sa vie, et que le plus vertueux est par conséquent le plus dangereux, ne faut-il pas admettre alors que Debord s’est révélé comme quelqu’un de bien inoffensif  ?
Il y a alcoolisme et alcoolisme, comme disent les alcooliques
Oui, on sait, Debord se soûlait en esthète, rien à voir avec l’alcoolisme vulgaire et abrutissant du commun, l’alcool était pour lui, on l’a dit, un moyen d’atteindre à la contemplation, de savourer « une paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps  », et d’y trouver dans la consommation réitérée et partagée avec d’autres les moyens de remettre en cause l’organisation de la société tout entière et sa temporalité aliénante. Certes. Mais les raisons qui poussèrent Debord à boire étaient-elles seulement poétiques ou révolutionnaires ? Cette addiction qui n’a fait que croître avec les années ne cachait-elle pas autre chose, de disons moins louable, de moins reluisant  ? De plus prosaïque ? Debord donne encore dans Panégyrique quelques indices allant dans ce sens : « Je n’ai pas un instant songé à dissimuler ce côté peut-être contestable de ma personnalité… », un peu plus loin: «  Certaines de mes raisons de boire sont d’ailleurs estimables.  » Est-ce à dire que d’autres l’étaient beaucoup moins ? Il semble l’avouer à demi-mot. Pour partie contestable  ? Il le confesse. Le plus grand contempteur de notre société et de ses travers, auteurs d’œuvres aussi définitives que prophétiques sur sa décadence, était-il lucide quant à ses propres défauts  ? Ne voyait-il pas chez ses contemporains pour lesquels il n’avait aucune indulgence une propension qui lui était propre et qu’il ne pouvait que condamner? Plus simplement: les raisons qui le poussèrent à boire n’étaient-elles pas en grande partie les mêmes que celles qui poussaient les individus en masse à se soumettre consentants au joug de l’asservissement généralisé ?
La révolution dans la bouteille
Résumons la pensée de Guy Debord et tentons de voir à quel point il l’aura incarnée, seul critère pour nous pour pouvoir juger de sa vérité. La Société du spectacle est cet ouvrage faramineux paru en 1967 qui décrit avec une précision et une anticipation saisissantes les mécanismes de la domination spectaculaire, extension monstrueuse et omniprésente de la domination non moins totalitaire de la marchandise sur le monde. La théorie est un peu compliquée dans la forme (le verbiage hégéliano-marxiste rebute un peu au début, avant de séduire tout à fait) mais l’idée dans le fond est simple : dans les sociétés où règnent les conditions modernes de production comme la nôtre, les hommes sont séparés de leur activité, des autres et d’eux-mêmes (c’est le propre du travail: on ne comprend pas vraiment ce qu’on fait, à quoi ça sert, on ne comprend pas davantage les autres, on ne se comprend plus soi-même). Le mode de production et les produits se complètent donc à merveille pour maintenir les hommes séparés de leur vie, tout en leur proposant un ensemble de compensations illusoires. La marchandise est donc cette chose qui dépossède l’homme de lui-même en même temps que l’objet de son désir sans cesse déçu (il faut travailler pour pouvoir se l’acheter, une fois consommée, elle n’apporte aucune satisfaction durable), cette frustration perpétuelle assurant la reconduction permanente du système. Arrivée à un certain seuil d’abondance, cette marchandise se condense en images et s’intercale à tous les niveaux de la société. L’image (c’est-à-dire le monde en représentation de la marchandise) supplée alors des réalités défaillantes: moins on vit et plus on consomme, et avant tout des images, c’est-à-dire des représentations de vie plutôt que la vie elle-même (de la pub, de la télé, du dvd, bref, du spectacle). D’où un nivellement des goûts, une perte du jugement et de toutes formes de personnalité, au profit de la falsification généralisée des choses produites et des comportements (et tout devient insipide, de la bouffe à l’art, en passant par vos amis). Guy Debord est donc l’homme qui, avant même Mai 68, a si bien théorisé l’aliénation qui caractérise la condition de l’homme moderne, où l’individu se perd toujours davantage dans son travail, croit se retrouver un peu dans la consommation et s’abîme tout à fait dans les images; c’est lui qui, tel un nouveau Machiavel empreint de Marx et de La Boétie, a le mieux mis à nu les rouages subtils et implacables de cette gigantesque industrie de la consolation que représente la culture de masse. La question aiguisée par cette incomparable critique revient alors, plus tranchante encore, retournée contre son auteur : Guy Debord n’a-t-il pas dans sa vie cédé à son tour à une forme de consommation compulsive pour répondre, comme beaucoup, à un manque fondamental ? Ne peut-on pas affirmer qu’il cherchait lui aussi, comme tant d’autres à travers l’alcool, à suppléer une réalité défaillante, qu’il voulait, comme beaucoup, se consoler d’une séparation irréductible  ? Dans ce cas, Debord aura été, tout au long de sa vie, en contradiction avec ses idées radicales d’émancipation et de liberté et la mise en pratique qu’il exigeait des autres avec tant d’intransigeance.
La Société du spectacle écrit au jus de tomate
Ne nous fourvoyons pas sur la lucidité de l’un des plus grands critiques du xxe siècle. Cette clairvoyance froide, presque scientifique, de l’aliénation volontaire, Guy Debord ne devait pas manquer de l’appliquer à lui-même. La conscience de sa dépendance à l’alcool et des problèmes qu’elle peut poser sur son action intervient très tôt, puisqu’en 1962 (à seulement trente et un ans), sujet à des vertiges, à des impressions récurrentes d’évanouissement, à des nausées permanentes et à des difficultés pour bouger, il consulte à Cannes un médecin qui le somme d’arrêter de boire. Le corps de Debord paye déjà les longues années d’excès en compagnie des situationnistes, eux qui, en réponse à la dépossession du temps de notre société, prônaient la dérive, que l’on peut résumer par la déambulation approximative et incertaine dans les rues d’une ville entre deux comptoirs ou deux tournées de distance ou d’intervalle plus ou moins éloignés (nous avons tous, sans le savoir, pratiqué la dérive). Suivant un temps l’avis médical, il tente d’arrêter l’alcool, sans succès. Un an après, en avril 1963, exposé aux mêmes soucis de santé, nouvel essai, il se met au jus de tomate, tient un peu plus longtemps et commence par la même occasion la rédaction de La Société du spectacle. On doit peut-être au jus de tomate, au céleri et au Tabasco l’extraordinaire rigueur logique alliée à la plus grande profondeur d’analyse de cet ouvrage qui depuis a fait date, composé dans les rares moments de sobriété de son auteur. Mais très vite le naturel reprend ses droits, la beuverie perpétuelle, entre gens de bonne compagnie, recommence de plus belle. Si Guy Debord n’ignore rien des conséquences de son ivresse permanente sur sa santé, il ne peut ignorer non plus les dégâts conceptuels qu’une telle pratique excessive de la boisson peut infliger à sa théorie révolutionnaire en gestation. En 1966 est distribué à l’université de Strasbourg De la misère en milieu étudiant, un texte irrésistible d’une vingtaine de pages édité par les situationnistes et l’unef — que Debord n’a pas signé mais qu’il a relu et corrigé de sa main avant de le faire paraître — où est conspuée, entre autres, la consommation en masse de la drogue. Celle-ci est perçue par les situationnistes comme étant l’expression d’une misère autant sociale qu’intellectuelle qui refuse de voir et de comprendre l’oppression généralisée et l’esclavage marchand, et qui cherche dans une fausse quête de liberté une échappatoire dérisoire à ses impasses existentielles. L’alcool est soustrait à la critique, on ne sait par quel miracle, car comme expression de la misère sociale, on peut difficilement faire mieux. Il est vrai que pour Debord et ses amis continuellement enivrés, l’alcool est un instrument de libération, un moyen de réappropriation de son temps personnel, de son quotidien et de sa qualité irréductible. Pour les situs, être soûl, c’est déjà entrer en dissidence. Avaient-ils remarqué alors que la moitié de la France entrait tous les soirs plus qu’à son habitude, à table et le coude levé, dans une violente dissidence ?
La drogue c’est de la merde
Dépendant de l’alcool, tentant de s’en défaire, n’y réussissant pas, sermonnant avec véhémence les étudiants sur la drogue et ses méfaits, Debord ne peut pas ne pas nous faire penser au cliché un peu pathétique du vieux pilier de comptoir bourré du matin au soir qui tance dans un bar un jeune fumeur de pétards, «  la drogue c’est de la merde, tu vois pas la réalité en face, tu t’abîmes la santé avec ces saloperies », quelque chose comme l’image d’un Gainsbourg détruit tenant à peine debout marmonnant à la fin de sa vie sur une musique indigne de lui un incompréhensible «  Dis-leur de casser la gueule aux dealers  », un summum de tartuferie qui adolescents nous a toujours laissés narquois. À quarante ans passés, Debord est déjà bien atteint par les pathologies liées à son addiction, il a de plus en plus de mal à se déplacer, il a beaucoup grossi, de fréquentes crises de goutte l’obligent à marcher avec une canne. « J’aurais eu bien peu de maladies, si l’alcool ne m’en avait à la longue amené quelques-unes: de l’insomnie aux vertiges, en passant par la goutte. » écrit-il dans Panégyrique, oubliant pudiquement de mentionner l’une de ses plus désobligeantes, l’impuissance. Il reconnaît, avec une fierté de pochetron: «  Quoique ayant beaucoup lu, j’ai bu davantage. J’ai écrit beaucoup moins que la plupart des gens qui écrivent; mais j’ai bu beaucoup plus que la plupart des gens qui boivent.  » La production, si ce n’est la qualité, de ses œuvres s’en ressent. Il tourne bien un cinquième film (rappelons-le, Debord a commencé comme cinéaste, et non comme théoricien ou écrivain), In girum imus nocte et consumimur igni, certes l’un de ses plus beaux, dirige de manière plus ou moins occulte une collection chez Champ libre, y fait éditer sous son nom Cette mauvaise réputation…  et Considérations sur l’assassinat de Gérard Lebovici en forme de règlements de comptes où il prend pour ennemis des journalistes… On a connu plus dangereux comme adversaires, surtout lorsqu’ils sont de Minute ou du Journal du dimanche. S'ajoute enfin ses Commentaires sur le société du spectacle, où il se commente lui-même... Tout ça sur vingt ans. Il a beau prétendre n’avoir «  ni joué ni dormi » toutes ces années, et ne s’être lui et ses amis à aucun moment «  sentis gênés  » de leurs excès, on a du mal à le croire, et l’ataraxie dont il se prévaut du fond de sa maison à Arles ou à Champot ressemble davantage à une retraite anticipée forcée qu’à un réel repli stratégique.
Le vin triste
Qu’est-ce qui poussait Debord à boire avec autant de constance que d’excès  ? À aucun moment il ne songe après la parution de La Société du spectacle à se modérer ou à arrêter. Il produira de moins en moins, boira de plus en plus, sombrera dans une mélancolie qui ne fera que s’aggraver avec le temps, tout comme son état de santé. Il semblerait que Debord ne se soit jamais départi tout au long de sa vie d’une indéfectible nostalgie, et c’est peut-être l’une des explications les plus probables de son amour tragique pour la boisson, épris qu’il était en permanence d’un regret perpétuel pour les choses passées ou disparues dont il ne s’est jamais défait. Le ton à la fois lyrique et détaché propre de Debord l’exprime d’ailleurs parfaitement; le dégoût de son époque et de sa laideur prend ses racines en lui dans un amour irrésolu du passé, ou dans une nostalgie tout entière retournée vers un avenir révolutionnaire lui aussi idéalisé. L’essentiel étant de refuser absolument le présent, même sous couvert de se réapproprier son quotidien dans l’alcool et la fête sans cesse recommencée. Dans In girum imus nocte…, on peut entendre cette triste confession : «  Le temps brûlait plus fort qu’ailleurs, et manquerait. On sentait trembler la terre. Le suicide en emportait beaucoup. “ La boisson et le diable ont expédié les autres ”, comme le dit aussi une chanson. À la moitié du chemin de la vraie vie, nous étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse perdue. » Debord n’a pas quarante-sept ans, l’alcool le tient et le suicide le hante. Michèle Mochot témoigne du caractère de Debord qu’elle a connu jeune et longtemps : «  Je ne me souviens pas d’un seul fou rire de Guy. On était tristes, nostalgiques. Guy était courageux dans ses dégoûts parce qu’il était indifférent à la plupart des gens et des choses. Il disait “ La gaieté est vulgaire ”.  » La disparition, le révolu, le cours irréversible des choses sont des thèmes presque obsessionnels chez Debord, on pourrait même dire qu’ils constituent la trame toujours présente de son œuvre, comme une tonalité de fond sourde et indissociable qui n’est rien d’autre que l’expression de son nihilisme qu’il n’a jamais voulu, ou pu, surmonter. Il semblerait que Debord fût atteint de ce mal que Nietzsche nomme « le ressentiment contre le temps  » si répandu chez les personnes de sa génération, ou la mélancolie telle que Lacan l’a définie, qui refuse l’instant présent et ses responsabilités concrètes, notamment vis-à-vis de l’Autre, préférant le soumettre au passé glorieux des luttes d’antan ou le transporter aux possibilités infinies d’un avenir ouvert. Toujours chez Debord en effet le passé et l’avenir paraissent mieux aimés, davantage désirés que le présent, et même s’il répète à l’envi «  mon temps a été le présent  » (et non pas mon temps est le présent, ce qui est révélateur) en référence à son engagement total dans son « incessante guerre » qu’il n’a jamais reniée, ou s’il jure n’avoir toute sa vie souscrit qu’à une «  participation immédiate à une abondance passionnelle de la vie », son œuvre laisse apparaître de plus en plus les stigmates d’une nostalgie inguérissable, un dégoût du présent toujours égal, et de moins en moins les transports enthousiastes d’un avenir à conquérir.
Le boire et le désespoir
L’hédonisme forcené de Guy Debord ne doit pas nous tromper, c’est même l’une des preuves a contrario les plus manifestes de ce désespoir, les plus grands « épicuriens » étant, c’est bien connu, de grands désespérés qui ne s’ignorent qu’à moitié. Debord n’a qu’une conscience trop aiguë de la brièveté de la vie, du passage et de l’engloutissement des lieux, des choses et des êtres dans le cours indéfini du temps, on pourrait même affirmer que c’est là l’origine de sa révolte, une révolte contre l’irréversible, tant politique que temporel. Il donne sa vision de l’existence, citant Henry IV de Shakespeare : « Ô gentilshommes, la vie est courte… Si nous vivons, nous vivons pour marcher sur la tête des rois. » Plus dramatiques, les vers de l’Iliade qu’il reprend à son compte : «  Pourquoi me demander mon origine? Les générations des hommes sont comme celles des feuilles. Le vent jette les feuilles à terre, mais la féconde forêt en produit d’autres, et la saison du printemps revient; de même la race des humains naît et passe.  » Plus tragiques encore, les mots de Xerxès pour expliquer ses larmes devant le passage de son armée: « J’ai pensé au temps si court de la vie des hommes, puisque, de cette multitude sous nos yeux, pas un homme ne sera encore en vie dans cent ans. » Quand ce ne sont pas enfin les phrases définitives de l’Ecclésiaste  : « Toutes choses ont leur temps, et tout passe sous le ciel après le terme qui lui a été prescrit […] Il vaut mieux voir ce que l’on désire, que de souhaiter ce que l’on ignore: mais même cela est une vanité et une présomption de l’esprit… Qu’est-il nécessaire à un homme de rechercher ce qui est au-dessus de lui, lui qui ignore ce qui lui est avantageux en sa vie pendant les jours qu’il est étranger sur la terre, et durant le temps qui passe comme une ombre?  » On voit bien que Debord, loin d’avoir fui la fuite du temps, l’a regardée en face, et contemplée plus qu’il n’est nécessaire, mais il semblerait qu’il n’ait jamais surmonté la tristesse infinie que ce spectacle éveillait en lui, ou alors avec l’alcool, trouvant dans la bière, le vin ou la vodka de Russie («  dès le réveil  ») de puissants sédatifs à la mesure de la violence de son désespoir.
L’alcool comme surplomb temporel

Comme le dit Kierkegaard, que Debord, fin lettré et grand érudit, s’est bien gardé — tout comme Nietzsche — de citer  : «  Désespérer du temporel ou d’une chose temporelle, si c’est vraiment du désespoir, revient au fond au même que désespérer quant à l’éternel et de soi-même, formule de tout désespoir  », montrant ainsi que tout désespoir regarde l’éternité. On peut dire de Debord au fond qu’il aura désespéré du temporel, qu’il aura désespéré de l’éternel, et donc désespéré de lui-même — lui aussi, comme tant d’autres, après tout — qu’il aura certainement vu sa faiblesse de prendre tant à cœur le temporel, sa propre faiblesse de désespérer, mais qu’il aura refusé, c’est le moins que l’on puisse dire, de voir l’éternité dans l’histoire ou en lui-même, encore moins de se laisser consoler ou élever par cette pensée. Sa consolation à lui fut l’alcool, seule voie d’accès pour lui à un surplomb tenable sur le temps, mais il aura peut-être manqué dans cette relation tronquée au temporel le vrai rapport au temps, qui est celui de l’instant, qui est aussi le temps de l’Autre, avec les responsabilités immédiates et concrètes qu’il pose — en témoignent son culte de l’amitié qui peut être vu comme le déni de la relation commune et de l’altérité, ou encore sa pratique de l’exclusion et de la rupture brutale qui peut être interprétée comme la volonté permanente de contrôler l’incontrôlable, à savoir la disparition et la mort des autres, c’est-à-dire le temps lui-même. On peut également voir dans son exil auvergnat une même stratégie d’évitement, et dans le suicide final un ultime refus du temps de la mort (il aura, d’une certaine manière, tué la mort en lui.) Debord aura-t-il pour autant manqué son œuvre ? Nous sommes loin de le penser, même si lui-même reconnaît du fait de ses excès répétés avoir bien peu produit (deux revues activistes, six films usant et abusant du détournement, six livres — de moins de cent pages pour la plupart —, quelques traductions, beaucoup de lettres d’insultes), ce qu’il nous a laissé pourtant reste précieux à nos yeux, sa critique de la vie quotidienne nous paraissant irremplaçable et toujours efficiente, même si la solution qu’il prétendait apporter pour renverser le système nous paraît aujourd’hui l’œuvre d’un homme ayant effectivement rarement dessoûlé (reprenant Baltasar Gracián  : « il y en a qui ne se sont soûlés qu’une seule fois, mais elle leur a duré toute la vie  »). Comment en effet prendre complètement au sérieux quelqu’un qui recommande, pour abolir tout à la fois la séparation des individus, l’économie marchande et l’État, de donner le pouvoir aux conseils ouvriers, à des assemblées prolétaires autonomes, afin que chaque homme puisse, dans la situation et la dérive, devenir l’artiste de sa propre vie ? «  Ne travaillez jamais » demeure la phrase la plus célèbre de Debord passée à la postérité, «  L’argent n’est pas un désir de l’enfance », ajoutait-il ; on peut maintenant avouer que Debord, sous cet angle subjectif que nous avons ouvert avec Nietzsche et Kierkegaard, nous offre désormais l’image désacralisée mais combien plus touchante (au-delà de celle, virile et un peu ridicule, du stratège de guerre féru de récits de grandes batailles et d’armes à feu qu’il a bien voulu donner) d’un petit enfant têtu qui demeura enfermé dans le trop grand sérieux de son négativisme boudeur, qui refusa obstinément le monde des adultes et sa temporalité, mais qui sut demander à la fin, ayant peut-être entrevu la possibilité d’un péché à demi avouable, qu’on lui pardonnât ses fautes.

                                                                  Frédéric Gournay

Extrait de Portraits de social-traîtres, recueil d'essais paru aux éditions de L'irrémissible (www.frederic-gournay.com)