Bien
plus qu’un simple « problème »,
un vice ou même une maladie, l’alcool fut d’abord pour Guy
Debord une véritable passion, celle de toute une vie, pourtant
étrangement absente de son œuvre, à l’exception du dernier
ouvrage, Panégyrique,
paru en 1989, où il révèle dans des pages admirables son goût
immodéré pour la boisson.Une passion qui le conduira jusqu’à la
mort, puisqu’atteint de polynévrite alcoolique, maladie incurable,
particulièrement douloureuse et handicapante (« le
contraire d’une maladie que l’on peut contracter par une
regrettable imprudence »),
il se suicide un soir de novembre 1994 d’un coup de carabine dans
le cœur.
Si
l’ivresse était incontestablement chez Debord une critique en soi
de la vie quotidienne, un moyen d’atteindre, à travers la fête et
ses excès, à une vérité supérieure relevant de la poésie et de
son dépassement dans l’existence, l’alcoolisme aggravé
de l’auteur de La
Société du spectacle
ne constitue-t-il pas à son tour une critique radicale de sa vie et
de son œuvre ?
La dépendance et les pathologies qu’il contracta à travers cet
amour irraisonné pour l’alcool ne peuvent-elles pas être tenues
pour la plus sérieuse et la plus sévère des objections jamais
faites à sa théorie et à sa pratique,
elles qui prétendaient combattre dans
une même guerre l’aliénation sous toutes les formes ?
Cette addiction dans la consommation d’une substance, tout aussi
délétère par certains côtés que bien d’autres, comme la
drogue, dont Debord condamna en son temps l’usage, ne rentre-t-elle
pas en contradiction farouche avec l’exigence de liberté absolue
dont il s’est toujours prévalu ?
« L’alcool
tue lentement. »
Ça tombe bien, on n’est pas pressé.
Si
nous nous permettons une telle hypothèse, qui à bien des égards
paraîtra scandaleuse et injuste à tous les disciples sectaires
actuels — et ils sont nombreux — de l’un des penseurs
les plus influents de ces quarante dernières années, c’est que
Guy Debord lui-même semble
nous y inviter. Dans Panégyrique,
véritable
apologie personnelle et autobiographie testamentaire, il s’étonne
le premier
que l’on n’y ait pas pensé avant :
« Je
suis d’ailleurs un peu surpris, moi qui ai dû lire si fréquemment,
à mon propos, les plus extravagantes calomnies ou de très injustes
critiques, de voir qu’en somme trente ans, et davantage, se sont
écoulés sans que jamais un mécontent ne fasse état de mon
ivrognerie comme d’un argument, au moins implicite, contre mes
idées scandaleuses ».
Prenons-le aux mots et tentons de défendre
l’indéfendable :
Guy Debord n’a plus
besoin d’être lu, sa déviance éthylique a parlé contre lui et
ses livres, il est d’ailleurs mort par où il avait péché, et
nous-mêmes après tout, derniers représentants d’une génération
à devoir subir encore son influence, qu’avons-nous à attendre à
propos de la subversion et de la liberté de la part d’un vieil
alcoolique qui n’a jamais su se défaire de sa hideuse
dépendance ?
Si nous partons du principe que la morale d’un saint se mesure à
l’aune de sa vie, et que le plus vertueux est par conséquent le
plus dangereux, ne faut-il pas admettre alors que Debord s’est
révélé comme quelqu’un de bien inoffensif ?
Il
y a alcoolisme et alcoolisme, comme disent les alcooliques
Oui,
on sait, Debord se soûlait en esthète,
rien à voir avec l’alcoolisme vulgaire et
abrutissant du commun, l’alcool était pour lui, on l’a dit, un
moyen d’atteindre à la contemplation, de savourer « une
paix magnifique et terrible, le vrai goût du passage du temps »,
et d’y trouver dans la consommation réitérée et partagée avec
d’autres les moyens de remettre en cause l’organisation de la
société tout entière et sa temporalité aliénante. Certes. Mais
les raisons qui poussèrent Debord à boire étaient-elles seulement
poétiques ou révolutionnaires ?
Cette addiction qui n’a fait que croître avec les années ne
cachait-elle pas autre chose, de disons moins louable, de moins
reluisant ?
De plus prosaïque ?
Debord donne encore dans
Panégyrique
quelques indices allant dans
ce sens :
« Je
n’ai pas un instant songé à dissimuler ce côté peut-être
contestable de ma personnalité… »,
un peu plus loin :
« Certaines
de mes raisons de boire sont d’ailleurs estimables. »
Est-ce à dire que d’autres l’étaient beaucoup moins ?
Il semble l’avouer à demi-mot. Pour partie contestable ?
Il le confesse. Le plus grand contempteur de notre société et de
ses travers, auteurs d’œuvres aussi définitives que prophétiques
sur sa décadence, était-il lucide quant à ses propres défauts ?
Ne voyait-il pas chez ses contemporains pour lesquels il n’avait
aucune indulgence une propension qui lui était propre et qu’il ne
pouvait que condamner ?
Plus simplement :
les raisons qui le poussèrent à boire n’étaient-elles pas en
grande partie les mêmes que celles qui poussaient les individus en
masse à se soumettre consentants au joug de l’asservissement
généralisé ?
La
révolution dans la bouteille
Résumons
la pensée de Guy Debord et tentons de voir à quel point il l’aura
incarnée, seul critère pour nous pour pouvoir juger de sa vérité.
La
Société du spectacle
est cet ouvrage faramineux paru en 1967 qui décrit avec une
précision et une anticipation saisissantes les mécanismes de la
domination spectaculaire,
extension monstrueuse et omniprésente
de la domination non moins totalitaire de la marchandise sur le
monde. La théorie est un peu compliquée dans la forme (le verbiage
hégéliano-marxiste rebute un peu au début, avant de séduire tout
à fait) mais l’idée dans le fond est simple :
dans les sociétés
où règnent les conditions modernes de
production comme la nôtre, les hommes sont séparés de leur
activité, des autres et d’eux-mêmes (c’est le propre du
travail :
on ne comprend pas vraiment ce qu’on fait, à quoi ça sert, on ne
comprend pas davantage les autres, on ne se comprend plus soi-même).
Le mode de production et les produits se complètent
donc à merveille pour maintenir
les hommes séparés de leur vie, tout en leur proposant un ensemble
de compensations illusoires. La marchandise est donc cette chose qui
dépossède l’homme de lui-même en même temps que l’objet de
son désir sans cesse déçu (il faut travailler pour pouvoir se
l’acheter, une fois consommée, elle n’apporte aucune
satisfaction durable), cette frustration perpétuelle assurant la
reconduction permanente du système. Arrivée à un certain seuil
d’abondance, cette marchandise se condense en images et s’intercale
à tous les niveaux de la société. L’image (c’est-à-dire le
monde en représentation de la marchandise) supplée alors des
réalités défaillantes :
moins on vit et plus on consomme, et avant tout des images,
c’est-à-dire des représentations de vie plutôt que la vie
elle-même (de la pub, de la télé, du dvd, bref, du spectacle).
D’où un nivellement
des goûts, une perte du jugement
et de toutes formes de personnalité, au profit de la falsification
généralisée des choses produites et des comportements (et tout
devient insipide, de la bouffe à l’art, en passant par vos
amis). Guy Debord est donc l’homme qui, avant même
Mai 68, a si bien théorisé l’aliénation qui caractérise la
condition de l’homme moderne, où l’individu se perd toujours
davantage dans son travail, croit se retrouver un peu dans la
consommation et s’abîme tout à fait dans les images ;
c’est lui qui, tel un nouveau Machiavel empreint de Marx et de La
Boétie, a le mieux mis à nu les rouages subtils et implacables de
cette gigantesque industrie de la consolation que représente la
culture de masse. La question aiguisée par cette incomparable
critique revient alors, plus tranchante
encore, retournée contre son auteur :
Guy Debord n’a-t-il pas dans sa vie cédé à son tour à une forme
de consommation compulsive pour répondre, comme beaucoup, à un
manque fondamental ?
Ne peut-on pas affirmer qu’il cherchait lui aussi, comme tant
d’autres à travers l’alcool, à suppléer une réalité
défaillante, qu’il voulait, comme beaucoup, se consoler d’une
séparation irréductible ?
Dans ce cas, Debord aura été, tout au long de sa vie, en
contradiction avec ses idées radicales d’émancipation et de
liberté et la mise en pratique qu’il exigeait des autres avec tant
d’intransigeance.
La
Société du spectacle
écrit au jus de tomate
Ne
nous fourvoyons pas sur la lucidité de l’un des plus grands
critiques du xxe
siècle. Cette clairvoyance froide, presque scientifique, de
l’aliénation volontaire, Guy Debord ne devait pas manquer de
l’appliquer à lui-même. La
conscience de sa dépendance à l’alcool
et des problèmes qu’elle peut poser sur son action intervient très
tôt, puisqu’en 1962 (à seulement trente et un ans), sujet à des
vertiges, à des impressions récurrentes d’évanouissement, à des
nausées permanentes et à des difficultés pour bouger, il consulte
à Cannes un médecin qui le somme d’arrêter de boire. Le corps de
Debord paye déjà les longues années d’excès en compagnie des
situationnistes, eux qui, en réponse à la dépossession du temps de
notre société, prônaient la dérive,
que l’on peut résumer par la déambulation approximative et
incertaine dans les rues d’une ville entre deux comptoirs ou deux
tournées de distance ou d’intervalle plus ou moins éloignés
(nous avons tous, sans le savoir, pratiqué la dérive). Suivant un
temps l’avis médical, il tente d’arrêter l’alcool, sans
succès. Un an après, en avril 1963, exposé aux mêmes soucis de
santé, nouvel essai, il se met au jus de tomate, tient un peu plus
longtemps et commence par la même occasion la rédaction de La
Société du spectacle.
On doit peut-être au jus de tomate, au céleri et au Tabasco
l’extraordinaire rigueur logique alliée à la plus grande
profondeur d’analyse de cet ouvrage qui depuis a fait date, composé
dans les rares moments de sobriété de son auteur. Mais très vite
le naturel reprend ses droits, la beuverie perpétuelle, entre gens
de bonne compagnie, recommence de plus belle. Si Guy Debord n’ignore
rien des conséquences de son ivresse permanente sur sa santé, il ne
peut ignorer non plus les dégâts conceptuels qu’une telle
pratique excessive de la boisson peut infliger
à sa théorie révolutionnaire en gestation.
En 1966 est distribué à l’université de Strasbourg De
la misère en milieu étudiant,
un texte irrésistible d’une vingtaine de pages édité par les
situationnistes et l’unef — que Debord n’a pas signé mais
qu’il a relu et corrigé de sa main avant de le faire paraître —
où est conspuée, entre autres, la consommation en masse de la
drogue. Celle-ci est perçue par les situationnistes comme étant
l’expression d’une misère autant sociale qu’intellectuelle qui
refuse de voir et de comprendre l’oppression généralisée et
l’esclavage marchand, et qui cherche dans une fausse quête de
liberté une échappatoire dérisoire à ses impasses existentielles.
L’alcool est soustrait à la critique, on ne sait par quel miracle,
car comme expression de la misère sociale, on peut difficilement
faire mieux. Il est vrai que pour Debord et ses amis continuellement
enivrés, l’alcool est un instrument de libération, un moyen de
réappropriation de son temps personnel, de son quotidien et de sa
qualité irréductible. Pour les situs, être soûl, c’est déjà
entrer en dissidence. Avaient-ils remarqué alors que la moitié de
la France entrait tous les soirs plus qu’à son habitude, à table
et le coude levé, dans une violente dissidence ?
La
drogue c’est de la merde
Dépendant
de l’alcool, tentant de s’en défaire, n’y réussissant pas,
sermonnant avec véhémence les étudiants sur la drogue et ses
méfaits, Debord ne peut pas ne pas nous faire penser au cliché un
peu pathétique du vieux pilier de comptoir bourré du matin au soir
qui tance dans un bar un jeune fumeur de pétards, « la
drogue c’est de la merde, tu vois pas la réalité en face, tu
t’abîmes la santé avec ces saloperies »,
quelque chose comme l’image d’un Gainsbourg détruit tenant à
peine debout marmonnant à la fin de sa vie sur une musique indigne
de lui un incompréhensible « Dis-leur
de casser la gueule aux dealers »,
un summum de tartuferie qui adolescents nous a toujours laissés
narquois. À quarante ans passés, Debord est déjà bien atteint par
les pathologies liées à son addiction, il a de plus en plus de mal
à se déplacer, il a beaucoup grossi, de fréquentes crises de
goutte l’obligent à marcher avec une canne. « J’aurais
eu bien peu de maladies, si l’alcool ne m’en avait à la longue
amené quelques-unes :
de l’insomnie aux vertiges, en passant par la goutte. »
écrit-il dans Panégyrique,
oubliant pudiquement de mentionner l’une de ses plus
désobligeantes, l’impuissance. Il reconnaît,
avec une fierté de pochetron :
« Quoique
ayant beaucoup lu, j’ai bu davantage. J’ai écrit beaucoup moins
que la plupart des gens qui écrivent ;
mais j’ai bu beaucoup plus que la plupart des gens qui boivent. »
La production, si ce n’est la qualité, de ses œuvres s’en
ressent. Il tourne bien un cinquième film (rappelons-le, Debord a
commencé comme cinéaste, et non comme théoricien ou écrivain), In
girum imus nocte et consumimur igni,
certes l’un de ses plus beaux, dirige de manière plus ou moins
occulte une collection chez Champ libre, y fait éditer sous son nom
Cette
mauvaise réputation… et
Considérations
sur l’assassinat de Gérard Lebovici
en forme de règlements de comptes où il prend pour ennemis des
journalistes… On a connu plus dangereux comme adversaires, surtout
lorsqu’ils sont de Minute
ou du Journal
du dimanche.
S'ajoute enfin ses Commentaires
sur le société du spectacle, où
il se commente lui-même... Tout ça sur vingt ans. Il a beau
prétendre n’avoir « ni
joué ni dormi »
toutes ces années, et ne s’être lui et ses amis à aucun moment
« sentis
gênés »
de leurs excès, on a du mal à le croire, et l’ataraxie dont il se
prévaut du fond de sa maison à Arles ou à Champot ressemble
davantage à une retraite anticipée forcée qu’à un réel repli
stratégique.
Le
vin triste
Qu’est-ce
qui poussait Debord à boire avec autant de constance que d’excès ?
À aucun moment il ne songe après la parution de La
Société du spectacle
à se modérer ou à arrêter. Il produira de moins en moins, boira
de plus en plus, sombrera dans une mélancolie qui ne fera que
s’aggraver avec le temps, tout comme son état de santé. Il
semblerait que Debord ne se soit jamais départi tout au long de sa
vie d’une indéfectible nostalgie, et c’est peut-être l’une
des explications les plus probables de son amour tragique pour la
boisson, épris qu’il était en permanence d’un regret perpétuel
pour les choses passées ou disparues dont il ne s’est jamais
défait. Le ton à la fois lyrique et détaché propre de Debord
l’exprime d’ailleurs parfaitement ;
le dégoût de son époque et de sa laideur prend ses racines en lui
dans un amour irrésolu du passé, ou dans une nostalgie tout entière
retournée vers un avenir révolutionnaire lui aussi idéalisé.
L’essentiel étant de refuser absolument le présent, même sous
couvert de se réapproprier son quotidien dans l’alcool et la fête
sans cesse recommencée. Dans In
girum imus nocte…,
on peut entendre cette triste confession :
« Le
temps brûlait plus fort qu’ailleurs, et manquerait. On sentait
trembler la terre. Le suicide en emportait beaucoup. “ La
boisson et le diable ont expédié les autres ”, comme le dit
aussi une chanson. À la moitié du chemin de la vraie vie, nous
étions environnés d’une sombre mélancolie, qu’ont exprimée
tant de mots railleurs et tristes, dans le café de la jeunesse
perdue. »
Debord n’a pas quarante-sept ans, l’alcool le tient et le suicide
le hante. Michèle Mochot témoigne du caractère de Debord qu’elle
a connu jeune et longtemps :
« Je
ne me souviens pas d’un seul fou rire de Guy. On était tristes,
nostalgiques. Guy était courageux dans ses dégoûts parce qu’il
était indifférent à la plupart des gens et des choses. Il disait
“ La gaieté est vulgaire ”. »
La disparition, le révolu, le cours irréversible des choses sont
des thèmes presque obsessionnels chez Debord, on pourrait même dire
qu’ils constituent la trame toujours présente de son œuvre, comme
une tonalité de fond sourde et indissociable qui n’est rien
d’autre que l’expression de son nihilisme qu’il n’a jamais
voulu, ou pu, surmonter. Il semblerait que Debord fût atteint de ce
mal que Nietzsche nomme « le
ressentiment contre le temps »
si répandu chez les personnes de sa génération, ou la mélancolie
telle que Lacan l’a définie, qui refuse l’instant présent et
ses responsabilités concrètes, notamment vis-à-vis de l’Autre,
préférant le soumettre au passé glorieux des luttes d’antan ou
le transporter aux possibilités infinies d’un avenir ouvert.
Toujours chez Debord en effet le passé et l’avenir paraissent
mieux aimés, davantage désirés que le présent, et même s’il
répète à l’envi « mon
temps a été le présent »
(et
non pas mon temps est
le présent, ce qui est révélateur) en référence à son
engagement total dans son « incessante
guerre »
qu’il n’a jamais reniée, ou s’il jure n’avoir toute sa vie
souscrit qu’à une « participation
immédiate à une abondance passionnelle de la vie »,
son œuvre laisse apparaître de plus en plus les stigmates d’une
nostalgie inguérissable, un dégoût du présent toujours égal, et
de moins en moins les transports enthousiastes d’un avenir à
conquérir.
Le
boire et le désespoir
L’hédonisme
forcené de Guy Debord ne doit pas nous tromper, c’est même l’une
des preuves a
contrario
les plus manifestes de ce désespoir, les plus grands « épicuriens »
étant, c’est bien connu, de grands désespérés qui ne s’ignorent
qu’à moitié. Debord n’a qu’une conscience trop aiguë de la
brièveté de la vie, du passage et de l’engloutissement des lieux,
des choses et des êtres dans le cours indéfini du temps, on
pourrait même affirmer que c’est là l’origine de sa révolte,
une révolte contre l’irréversible, tant politique que temporel.
Il donne sa vision de l’existence, citant Henry
IV
de Shakespeare :
« Ô
gentilshommes, la vie est courte… Si nous vivons, nous vivons pour
marcher sur la tête des rois. »
Plus dramatiques, les vers de l’Iliade
qu’il reprend à son compte :
« Pourquoi
me demander mon origine ?
Les générations des hommes sont comme celles des feuilles. Le vent
jette les feuilles à terre, mais la féconde forêt en produit
d’autres, et la saison du printemps revient ;
de même la race des humains naît et passe. »
Plus tragiques encore, les mots de Xerxès pour expliquer ses larmes
devant le passage de son armée :
« J’ai
pensé au temps si court de la vie des hommes, puisque, de cette
multitude sous nos yeux, pas un homme ne sera encore en vie dans cent
ans. »
Quand ce ne sont pas enfin les phrases définitives de
l’Ecclésiaste :
« Toutes
choses ont leur temps, et tout passe sous le ciel après le terme qui
lui a été prescrit […] Il vaut mieux voir ce que l’on désire,
que de souhaiter ce que l’on ignore :
mais même cela est une vanité et une présomption de l’esprit…
Qu’est-il nécessaire à un homme de rechercher ce qui est
au-dessus de lui, lui qui ignore ce qui lui est avantageux en sa vie
pendant les jours qu’il est étranger sur la terre, et durant le
temps qui passe comme une ombre ? »
On voit bien que Debord, loin d’avoir fui la fuite du temps, l’a
regardée en face, et contemplée plus qu’il n’est nécessaire,
mais il semblerait qu’il n’ait jamais surmonté la tristesse
infinie que ce spectacle éveillait en lui, ou alors avec l’alcool,
trouvant dans la bière, le vin ou la vodka de Russie (« dès
le réveil »)
de puissants sédatifs à la mesure de la violence de son désespoir.
L’alcool
comme surplomb temporel
Comme
le dit Kierkegaard, que Debord, fin lettré et grand érudit, s’est
bien gardé — tout comme Nietzsche — de citer :
« Désespérer
du temporel ou d’une chose temporelle, si c’est vraiment du
désespoir, revient au fond au même que désespérer quant à
l’éternel et de soi-même, formule de tout désespoir »,
montrant ainsi que tout désespoir regarde l’éternité. On peut
dire de Debord au fond qu’il aura désespéré du temporel, qu’il
aura désespéré de l’éternel, et donc désespéré de lui-même
— lui aussi, comme tant d’autres, après tout — qu’il
aura certainement vu sa faiblesse de prendre tant à cœur le
temporel, sa propre faiblesse de désespérer, mais qu’il aura
refusé, c’est le moins que l’on puisse dire, de voir l’éternité
dans l’histoire ou en lui-même, encore moins de se laisser
consoler ou élever par cette pensée. Sa consolation à lui fut
l’alcool, seule voie d’accès pour lui à un surplomb tenable sur
le temps, mais il aura peut-être manqué dans cette relation
tronquée au temporel le vrai rapport au temps, qui est celui de
l’instant, qui est aussi le temps de l’Autre, avec les
responsabilités immédiates et concrètes qu’il pose — en
témoignent son culte de l’amitié qui peut être vu comme le déni
de la relation commune et de l’altérité, ou encore sa pratique de
l’exclusion et de la rupture brutale qui peut être interprétée
comme la volonté permanente de contrôler l’incontrôlable, à
savoir la disparition et la mort des autres, c’est-à-dire le temps
lui-même. On peut également voir dans son exil auvergnat une même
stratégie d’évitement, et dans le suicide final un ultime refus
du temps de la mort (il aura, d’une certaine manière, tué la mort
en lui.) Debord aura-t-il pour autant manqué son œuvre ?
Nous sommes loin de le penser, même si lui-même reconnaît du fait
de ses excès répétés avoir bien
peu produit (deux revues activistes,
six films usant et abusant du détournement, six livres — de
moins de cent pages pour la plupart —, quelques traductions,
beaucoup de lettres d’insultes), ce qu’il nous a laissé pourtant
reste précieux à nos yeux, sa critique de la vie quotidienne nous
paraissant irremplaçable et toujours efficiente, même si la
solution qu’il prétendait apporter pour renverser le système nous
paraît aujourd’hui l’œuvre d’un homme ayant effectivement
rarement dessoûlé (reprenant Baltasar Gracián :
« il
y en a qui ne se sont soûlés qu’une seule fois, mais elle leur a
duré toute la vie »).
Comment en effet
prendre complètement au sérieux
quelqu’un
qui recommande, pour abolir
tout à la fois la séparation des individus, l’économie marchande
et l’État, de donner le pouvoir aux conseils ouvriers, à des
assemblées prolétaires autonomes, afin que chaque homme puisse,
dans la situation et la dérive, devenir l’artiste de sa propre
vie ?
« Ne
travaillez jamais »
demeure la phrase la plus célèbre de Debord passée à la
postérité, « L’argent
n’est pas un désir de
l’enfance »,
ajoutait-il ; on peut maintenant
avouer
que Debord, sous cet angle subjectif
que nous avons ouvert avec Nietzsche et Kierkegaard, nous offre
désormais l’image désacralisée mais combien plus touchante
(au-delà de celle, virile et un peu ridicule, du stratège de guerre
féru de récits de grandes batailles et d’armes à feu qu’il a
bien voulu donner) d’un petit enfant têtu qui demeura enfermé
dans le trop grand sérieux de son négativisme boudeur, qui refusa
obstinément le monde des adultes et sa temporalité, mais qui sut
demander à la fin, ayant peut-être entrevu la possibilité d’un
péché à demi avouable, qu’on lui pardonnât ses fautes.
Frédéric Gournay
Extrait de Portraits de social-traîtres, recueil d'essais paru aux éditions de L'irrémissible (www.frederic-gournay.com)