mercredi 24 décembre 2014

Journal d'Yves Tenret - Troisième partie



Paris, juin 1983


Drôle d’histoire. Saoul soir après soir. Mangeant très peu. Ne faisant rien. Ma femme – jamais vu quelqu’un d’une telle ferme douceur – revient aujourd’hui.

Pire qu’immonde, je deviens veule. J’ai craché sur André Laude et fais fuir Delacroix. Je ne sais que combustionner de cette honte. Et je pleure, et je ris devant la femme des villes et devant la femme des champs.
Sont venu me voir chez Mme Suzanne Yu-Yeung, Pajak, Yoyotte, Snoussi.
Catherine est-elle capable de passion ?
Mon hystérie s’accroit. Je ne me supporte plus.

Bord de néon.
Le Gros est dans les investissements secondaires.
La subjectivité limite les possibles. L’œuvre doit être anti-subjective.
On s’amuse, on est mort de rire toute la journée. Le ton sinistre du prolétaire lucide. Step n’est pas lucide. Il joue au Loto.
Nécessité intérieure : l’égoïsme comme damnation.
Un récit épique ?
Elle pleure devant sa porte. Il se réveille couché sur le ventre. Ajouter un couple pour avoir des disputes à la Raging Bull. Dutronc sautant au-dessus de la table dans Sauve qui peut la vie.
Dialogues : un jeu de clichés, varier les intonations, réemplois, complicité, familialisme, code, etc.
Conrad : la violence, lui, il la regarde sans manifester aucune réaction. Joseph intervient. Step matte de loin. Ce qui fait système : la violence. Courant alternatif : speed/rêveur. Débile : biens matériels, honneurs, arrogance, force physique…
Accorder exactement le même minutage à tous les personnages.
Parfois le débit de parole de Step est tellement saccadé qu’il est au-delà de l’audible. Et le Gros est souvent en-deçà de l’audible mais pour d’autres raisons.
Petits effondrements : je me ronge, je pétille. Qui est ce Je ? Ajouter un Moi ?
Idem : recroquevillé entre canapé et mur, silencieux et un baume : la musique.
Voyeurisme : le Gnome.
Speed, net, répétitif. Répéter mais quoi et où ?
Rendre par l’image et le son, le brouhaha et les rumeurs de la ville.
Architecture : unifier ou diversifier ?


Arrêter de boire ! Pacha, le chien, me confond avec Boujihdhar, le clodo, et m’accompagne jusque devant ma porte !

Réveille et l’évidence de la nécessité de resserrer, de faire des choix entre théorie et pratique et même d’avoir une théorie de la pratique, de la fiction. aussi, et avec force, la vision de l’informel du Précis (roman). Cent pour Cent bidon. N’importe quel moderniste a une théorie ! La phrase de Castelnuovo : je ne me vois pas utiliser les outils méthodologiques de la modernité, me hante. Je dois trouver le biais d’un rapport gratifiant au texte à écrire sur Erró, au Précis de morale dialectique et à Bord de Néon. Une articulation à la Baudelaire entre pratique et esthétique de l’expression.
Je dois penser !

Des anecdotes comme celle avec le chien, baba speed, Langlois, ne sont-elles pas trop pittoresques ?
Laisser les lieux exister pour eux-mêmes. Par exemple, entrer et sortir d’un endroit sans raison. Caméra à l’épaule ? Paluche ? Alternance consciente de cadre et de non-cadre ?
Les plans en plongée, lorsqu’on craint l’arrivée d’un événement, font peurs.
Pour le couple : souvent dans l’escalier, derrière une porte, elle lui prend la main et la pose sur sa gorge, au lit, il l’étrangle.
Les plans américains ralentissent l’action.
Y a-t-il un rythme des cadrages dans Un autre été ?
Pas de pauvre, pas de milieu, pas de sentimentalité, pas de fatalité, pas de fin.
L’unité peut-elle être obtenue par récurrence ?
Travailler des émotions comme éléments matériels. Y a-t-il un cadre universel, des invariants d’émotions ?
Utiliser les effets – zoom, gros plan, insert – de façon anti-dramatique ?
Des gens simples, un peu poissards et passablement rêveurs.
Autoriser les regards caméra ?
Comment utiliser le champ/contre-champ ? Ils parlent, on les voit, travelling, on les entend mais on ne les voit plus. Ce qui donne la possibilité de rentabiliser des rushes.
Qu’est-ce qui me fait rire ? Les clichés légèrement décadrés, l’ironie, c’est-à-dire se moquer de soi-même et les plaisanteries provocantes et pince-sans-rire.


Rien ne prend corps. Nono ne m’a pas répondu. Limérat a refusé mon texte. L’IAPIF n’a pas accepté que je sois l’auteur du texte sur leur gros futur catalogue Erró. J’ai 1 000 balles de découvert à la banque. Je n’ai pas payé mon loyer. Je dois aller chercher un permis de séjour. Je tape tout le monde. Je suis sans force. Je bois. Et je me sens très bien. Une force obscure affleure. Je suis tout bouffi, ma calvitie s’accentue, mon bide pend et les femmes plongent. Le plus insignifiant de mes sourires m’est rendu. Je suis odieux, grossier mais enfin vivant.
J’aimerais avoir des enfants.


Bord de néon.
Huit jours de la vie de Step, du Gros, de deux ados, Katia & Jean, d’Yves, de Sarah, d’Helena et de Mr Philippe. Huit personnages, huit lieux, huit actions. De l’extérieur vers le centre puis du centre vers l’extérieur, replis, vie intense, dissolution… Step est coursier, le Gros fait un chantier de peinture dans un appartement, Jean est gardien de nuit et Katia, serveuse.


Légère opacité. Brume d’ennuis insignifiants : pas d’argent, des démarches administratives pas faites, des refus de texte. Je suis bouffi et mes yeux s’ouvrent difficilement. Catherine, en haut-talons, accroupie sur moi, regarde mon sexe et le pelote de son délicieux petit con bien serré comme il faut.
Comme un besoin d’écrire qui vient de derrière, qui vient de profond.
Ses mains sont les plus intelligentes que j’aie rencontrées jusqu’à présent dans ma vie. Je ne sais pas ce qu’elle pense mais je suis sûr qu’elle n’acceptera pas, elle, d’être payée en mots. L’homme est anxieux. Il a son code avec ses mots secrets : Vampirella, Woppayé, Seccotine, Bijou. Je suis un homme d’habitudes. Nous suons. C’est agréable. Je me traîne, hébété, cherchant des yeux des pubis charnus et trempés. Je ne sais pas agir. Je ne sais que me plaindre sans même savoir plaindre. Austère, je suis mieux. Il est 3h et déjà, je ne peux rien faire d’autre que d’attendre 7h pour pouvoir foutre mes pognes dans sa chair.

Martin me montre un texte qu’il a écrit : trivial, conceptuel, descriptif, particulier et général. Bonne vue d’ensemble de ce qui est à éviter. Je lui dis : « J’ai eu honte en lisant ça et j’ai eu envie de le refaire ». Il encaisse mal…
Augure, testament, offrande, hommage. Bien voir qu’il s’agit d’éthique.
JE NE SUIS PAS UN ECRIVAIN.

« Je suis un décadent à un terrible tournant de l’histoire, incapable de prendre ce tournant en tant qu’écrivain. Je vis mon Dada personnel. » A. Trocchi

Me faire CONTRE Beckett et surtout dans Bord de néon. Le relire donc.
Toujours à rebrousse-poil, continuer à m’inventer contre moi-même, à aller voir où je ne sais pas faire et essayer de le faire quand même.
A Nice, j’ai vu un Fragonard, une Tête de Vieillard, un Vernet, un Hubert Robert à la Gaspard Wolf, un Delacroix et un Jean-Jacques Henner (1829-1905).
Frontal, je ne peux être ni littéral, ni pervers, il ne me reste donc comme issue que le pansexualisme.
Tous mes très bons textes avaient un contenu communs : la nostalgie.
Styron, Le Choix de Sophie, bonne leçon, c’est répugnant, dresse involontairement la liste de tout ce qui fait semblant d’être en empathie avec son sujet. la corporation, l’Histoire et le sentimentalisme : de la merde.
Problématique adulte non marginale, écrire un scénario sur Anthony Blunt. Comment s’en donner les moyens ?

Tout est assez génial en ce moment et même parfois ce que je lis comme cette nouvelle, Mouvement perpétuel de l’écrivain guatémaltèque, né en 1921 et vivant au Mexique, Augusto Monterroso.

L’ennui en touches légères. Maintenant et sûr et certain qu’un mieux est possible. Recevant une réponse positive pour une publication, euphorique, je saute deux fois en suivant le Poussin. Aussi utiliser cela, le planquer pour pouvoir le dilapider plus tard. L’optimisme n’est pas dynamisme mais pensée creuse, ornière de l’âme. Je suis, par nature, dans l’ensommeillement. Je ne fonctionne et ne peux fonctionner qu’au sursaut.

Harcelé de petites défaites. Miné par l’absence endémique d’argent, j’en suis d’autant plus incapable de bouger. Je me terre chez moi. J’attends. Le matin, je tremble. La journée passe et petit-à-petit, j’oublie. Je suis une machine qui fonctionne à basse tension.

Rongé par rien, par cet argent qui ne tombe pas. Je n’ai plus d’oxygène, j’étouffe. Tout ça est d’un lamentable ! Parfois, je me fais l’effet d’être un vieux poireau marinant dans une solution de formole périmée.

Bord de néon 
Rivalités féminines.
À la fin, Step ne rit pas, ne pleure pas, ne danse pas mais se lamente sur ses problèmes.
Braquage d’Helena, elle pleure mais de rage et avec beaucoup de pudeur tout en marchant très rapidement.
Chez Mme Suzanne, l’Otarie exhibe son sexe, cela laisse tout le monde indifférent et n’interrompt même pas une des discussions en cours.
Des ados se coursent en riant très fort dans les rues. pince-sans-rire, ils sur jouent les « Tu m’énerves » et les « Et toi donc ».
Step marmonne tout le temps.
Les personnages subissent mais n’acceptent rien. Ils sont lucides.
Un pédé drague de façon insistante Step qui sort un couteau. Le pédé insiste. Step, vaincu, éclate de rire.
Grande bouffe et anorexie.
Dans l’indifférence générale, Yves et Sarah se disputent très violemment.
Dans une transitivité métaphorique ouverte, le cinéma peut réaliser indifféremment tout ce qu’il veut du plus cliché au plus érudit. Il est démocratique. Il a accès à tous les imaginaires. il peut le faire verticalement comme avec les boîtes dans New York-New York, ou horizontalement comme dans un film à sketches sur un sujet donné avec toujours le même acteur jouant des personnages différents.
Ce qui est complexe est ce qui n’a pas été compris.
Sarah vient. Yves : « Sors ! » Elle ne bouge pas. Il la pousse, elle se couche par terre, il la traîne dehors par les pieds et se remet à travailler comme s’il ne s’était rien passé.
Pas de temps morts mais des temps autres avec des gens marchant dans les rues…
Un évènement par plan ? Des récurrences métonymiques ?
Step sort. Le patron du bistrot coiffe une pseudo calotte. Tout le monde rit grassement.



Juillet 1983

Je suis paralysé par les assedic qui ne tombent toujours pas. Cela use le fin tissu de la vie et pousse à la résignation. Dans ma tête cliquètent sans cesse des mots d’ordre. Ne sors pas. Ne bois pas. Accepte. Résigne toi.
Méli-mélo bancaire, lettre recommandée, multiples petits endettements. Il faut savoir se faire respecter mais de ce côté là, dans ma manche, je n’ai pour moi que mon rire. Sarah à toujours vouloir enfermer Catherine dans un rôle de « mère complaisante » se fait sèchement remettre en place. Toujours l’ego et toujours insupportable cet ego.

Par deux fois, accroupie sur moi, de son sexe, elle m’amène à une jouissance proche de la satiété totale. Elle est là. Elle est là et être à deux n’est pas bien, moins bien que d’être seul. Elle est irréprochable. Autour, tout est vieux, laid et satisfait. J’ai souvent faim. Il fait très chaud. J’aime bien suer. Je me fais l’effet d’un vide et surtout d’un vide qui est déjà passé. Je m’expanse et c’est vide. Dernière ressource : la tête. La satisfaction est la mort de l’esprit.
La tranquillité me pèse sur les nerfs. Pas de conquête, pas d’euphorie. Et surtout ma fuite anxieuse cassée nette dans son élan. Je me retrouve en face de ce que j’ai à faire et cela est l’exact contraire de mon habituel truc d’irresponsable. Ce serait un bon moment pour avoir un abcès aux dents…

Bord de néon 
Zimmer : « Tes arguments ne sont pas dialectiques ».
À l’Atlas, rue de Buci, les Beurs et la fille qui les sucent aux chiottes en prenant dix balles par mec !
Step face au suicide : il argumente, se plaint, marmonne, essaye tout pour essayer de déculpabiliser, de sortir de ce deuil impossible.
Step fait la morale au Gnome et cent mètres plus loin fait à son tour ce pour quoi il vient de le sermonner.
Chaque personnage a son double, son négatif.
Si un Renoi braque à un endroit, ailleurs, un autre Renoi partage ce qu’il a …
Chaque jour, le premier qu’on voit, en se levant avant tout, regarde le ciel.
Le Gnome bave, se touche, écume et agite toujours sa main droite dans sa poche trouée. Il dit à Yves :
- Moi, je ne comprends pas ton rapport aux femmes. Moi, je les aime.
- Et les putes que tu vas voir toutes les semaines ?
- Elles aussi, je les aime.
Des points fixes, des choses qui reviennent inexorablement : chacun d’entre eux à son travail, Rodolphe parlant à quelqu’un qui ne l’écoute pas, Benji qui boit, etc.
Le café chez Mme René, rue de Bretagne, à 5 heures du matin.
Les fissures dans les murs que voit Step et que personne d’autre ne voit. Son monde est sordide. Chez lui, tout est junk, chaque plan se fixe. il est speed et tout ça va très vite, comme si c’était un pickpocket, une boucle d’oreille, une montre (on entend de façon quasi subliminale : tema le kem, il a une tremon à pouilldé), une porte, un ticket, une fuite, un graffiti sur une pub Damart : Moi, travailler ? Avec mon thermolactyl, jamais !
Image qui se révèle par un bruit. Un type qui baisse la voix, qui susurre, qui baratine au téléphone et qu’irrésistiblement tout le monde écoute. Un rire hors champ. Une conversation à une autre table, conversation qui envahit tout l’espace de l’image – volume, excitation, passion. Une dispute répétitive d’ivrognes.
Les Narzos causent systématiquement verlan.
Step commande à bouffer, mange deux bouchées, jette du fric sur la table et se barre.
Tout le monde le montre du doigt.
Le jour, Step parle tout seul, la nuit, il tremble, il a peur et il marmonne.


La bière commence à me répugner. La chambre est un four.
Toute consolation, toute résignation me mine rapidement. J’ai passé la nuit avec Yoyotte, Rodolphe et Michel. Cela m’a rappelé que mon quotidien pouvait être parfois autre chose qu’une inepte collection de conquête frimeuses de poussins ineptes.
Une légère angoisse constante. Perpétuelle. Remettre l’épreuve, le silence, la concentration : plus loin, plus loin, plus loin. Même quand je touche les assedic, un pas-assez et une mémoire du corps, une interférence de l’avant sur l’après. Une triste comptabilité en jours. Une stère de feuilles à taper. Une peur de tout et surtout de glisser à moins bien…
Je ne m’intéresse plus ni aux femmes ni à la bière donc je me prépare. Je dois me danser à jeun. C'est mon esprit qui est ma drogue !
Demain, j’ai 35 ans et qu’est-ce qui se passe ? Mon grand-père me fait la gueule et j’ai connu trois échecs en deux mois : Limérat, Erró et Landsweeir. Tout reste à faire, à refaire et à défaire encore.
Je me remets difficilement de ma tentative de suicide ratée : mélange de six alcools ! Crampes à l’estomac, fièvre. M’en est revenu l’épaisseur des centaines de nuits passées sans alcool quand je ne buvais jamais. C’était le speed naturel.
En ce moment, j’ai une petite vie tranquille. Je termine la dernière version du Précis (Roman). Je touche de l’argent tous les mois. J’ai la sexy Catherine à demeure. Je m’ennuie et m’adonne à mon vice par excellence : la paresse. Je recule à l’infini le moment d’attaquer le scénario. Je ne quitte le Marais que pour de très rapides aller-retour dans des cinémas. Vais-je enfin écrire ?
Je me suis serré comme le plus vieux zeste de citron que l’on puisse être à soi-même. Maintenant, c’est : invente ou crève !
Belle nuit tranquille. Pas une goutte d’alcool et moi, hilare. Gégé m’euphorise puis Snoussi prend le relais. Je cause avec une Hindoue divine, Vatcha, jusqu’à 5h30 du matin. Je la dévore des yeux. Je reste détendu. Je sais que je vais aller dormir avec Bijou. Elle aussi à parfois des profils qui me donnent de courtes décharges de plaisir. Seul point noir de la soirée, Dzahir, que de loin j’avais toujours trouvé bien, me propose de participer à son petit et sordide commerce. Certains de ces arabes nous méprisent autant qu’ils se méprisent eux-mêmes en fait.

C’est clair que si je veux rester moi-même, il va falloir que je change.



                                                                                      Yves Tenret