C’est
au début des années quatre-vingt, dans un collège des
Hauts-de-Seine, au commencement de l’année de quatrième ; à
l’interclasse, un grand garçon maigre me saute dessus en
demandant, le visage à trois centimètres du mien et criant presque,
si moi aussi je dessine, comme on le lui a dit. Sans attendre de
réponse, il m’invite à regarder un dessin dans son cahier de
textes, représentant un personnage, mi-homme mi-machine, avec des
erreurs de morphologie et de proportions ; quelques détails
sont bien réalisés, et l’ensemble ne manque pas d’imagination.
On l’a bien renseigné, à cet âge-là, dessiner est la seule
chose que je sais faire. Je ne travaille pas en cours, je ne fais pas
mes devoirs. Pour tromper l’incommensurable ennui qui ne me quitte
pas, je ne fais que dessiner, dans les marges des cahiers, en pleine
page, sur des feuilles volantes, du matin au soir. Les bulletins
scolaires sont catastrophiques, remplis d’avertissements, de
menaces de redoublement ou de renvoi ; je suis régulièrement
dernier de la classe, sauf en dessin, où je suis premier. J’ai
également quelques fulgurances en français, des vingt sur vingt
viennent parfois relever une moyenne générale très basse, mais
aucun professeur principal, ni aucun conseiller d’orientation,
durant tout ce temps, ne s’avise de dire à mes parents qu’il y a
là peut-être quelque chose d’intéressant, de valable ou de
simplement prometteur pour l’avenir. À la place, ce sont les
redoublements forcés, les orientations proposées à chaque fin de
cycle : CAP chaudronnerie, BEP prothésiste dentaire ou
coiffure. C’est le triomphe, en ces années où la gauche accède
au pouvoir, du calcul, de l’économie et de la gestion, voies
royales vers la réussite, la sélection implacable par les
mathématiques – le langage de la science – au
coefficient valant double ou triple de celui des autres matières.
L’héritage giscardien se porte bien. Le grand garçon maigre me
demande ce que je pense de son cyborg,
et
comment je m’appelle, lui c’est Pierre. Au cours suivant, il se
met à une rangée de moi où, du haut de son torse désarticulé en
girouette, il essaye de voir ce que je peux bien dessiner. Comme du
bras je ne lui laisse rien apercevoir de mon Iron-man,
il doit se contenter d’un de mes croquis jeté à la poubelle qu’il
récupère et qu’il s’évertue à recopier. C’est moi alors qui
lui saute dessus en l’engueulant, lui reprochant vertement non pas
de me copier, mais de copier un dessin qui n’est pas
terminé.
C’est ainsi que nous devenons amis, nous mettant rapidement,
pendant les cours et en dehors, à concevoir des bandes dessinées
ensemble, de super héros masqués défendant dans l’ombre la
vérité et la justice. Il apparaît assez vite que je dessine mieux
que Pierre – à treize ans je réalise déjà des BD de
plusieurs pages, dont une mettant en scène une tuerie dans l’école
me vaut une petite réputation au sein du collège, où l’on y voit
un homme, fusil à l’épaule et grenades à la ceinture, descendre
en rappel dans le bâtiment et massacrer un à un tous les
professeurs, en commençant par abattre d’une balle dans la tête
le professeur de mathématiques et finissant par faire sauter la
salle des profs à la dynamite ; le professeur de dessin,
bienveillant, n’a pas manqué de la montrer à tous ses
collègues –, aussi Pierre se retrouve-t-il à la conception
des scénarios et moi à leur réalisation. Pierre est obsédé dans
les récits d’anticipation qu’il invente par la figure du savant
fou, ce démiurge possédé par le mal et assoiffé de reconnaissance
universelle. Moi, ce qui m’intéresse, c’est le héros solitaire
qui défend la nuit les victimes du jour et qui ne reçoit comme
récompense pour le péril et le sacrifice de sa vie que
l’ingratitude sociale et la vindicte populaire, à l’instar de
Spiderman. On se voit tous les week-ends, il vient chez moi, je
cuisine, on regarde des films en vidéo, 2001
l’odyssée de l’espace, Blade Runner, Excalibur ;
je viens chez lui, on dessine, on partage l’ennui, on mange dehors
avec les tickets-restaurant de sa mère, Mc Do ou pizza, on va au
cinéma, on découvre Alien,
Robocop, Terminator.
Pierre travaille mieux que moi et passe en classe supérieure, je
redouble et me fais virer. Je me retrouve dans un collège parisien
de la rue du Bac dans une classe spéciale de remise à niveau pour
élèves en difficultés, préparant à une section littéraire et
artistique qui vient d’être créée. Pierre, lui, commence une
filière gestion. Nous ne nous perdons pas de vue, nous faisons un
fanzine,
une petite revue amateur tirée sur photocopieuse à une trentaine
d’exemplaires, pliés et agrafés par nos soins que nous vendons
autour de nous et à la Librairie Parallèles rue St-Honoré. On y
écrit et y dessine, c’est satirique, nihiliste et provocateur,
scato, nécro, zoo, tout y passe ; on ne respecte rien ni
personne. Les héros de l’enfance sont loin. L’année d’après,
je me fais renvoyer une nouvelle fois, pour indiscipline, tricherie
au brevet blanc et soupçons de trafic de drogue. Pierre échoue en
gestion et redouble, plus par désintérêt et fainéantise que par
inaptitude. Je m’éloigne de lui – j’ai rencontré
Childéric –, le haschich et le rock deviennent de plus en
plus importants dans ma vie. Je suis parti en Italie, j’ai
découvert la peinture. Après une année de quasi-solitude dans une
boite à bac pour fils à papa de Neuilly où mes parents m’ont
inscrit en se saignant aux quatre veines pour m’éviter un BEP
sanitaire et social, je rejoins Pierre dans un lycée plus modeste de
la rue d’Assas, dans la même classe – l’année précédente
il a réussi à convaincre ses parents qu’il n’était pas fait
pour la gestion et qu’il voulait faire comme moi, dessiner et
passer un bac artistique. Nous sommes partis en vacances ensemble à
plusieurs reprises, la première fois au ski où je lui fais fumer
son premier joint, j’ai emmené du pollen ; il est si malade
qu’il jure de ne plus jamais y toucher. Une seconde fois, nous
allons en Bretagne chez un ami commun, Yannick, il connaît le
premier amour ; il est si malheureux à son départ qu’il
promet qu’on ne l’y reprendra plus. J’ai rencontré Malika, la
sœur, dont je tombe fou amoureux, et je ne souffre pas moins que
lui, à fin de l’été, des déchirements de la séparation. C’est
dans le lycée de la rue d’Assas que nous rencontrons Ben, Patrice
et les deux François, qui vont participer pour la plupart à notre
fanzine, étoffé et tiré à un nombre d’exemplaires plus
important. Nous sommes à côté du Luxembourg, de la place
St-Sulpice, du Quartier Latin. On va dans les cinémas d’art et
d’essai, on traine dans les librairies. Il y a les figures
fantomatiques de Rimbaud, Breton, Cocteau, Genet ; Sartre et
Camus, on n’en a rien à faire. Entre les cours ou à la fin de la
journée, nous nous rendons dans les bars, le demi remplace le café,
les discussions se font passionnées, verbeuses et interminables.
Patrice est bassiste dans un groupe théâtral qui cite Artaud et
Bataille, l’un des deux François se dit anarchiste, il lit
Proudhon, Bakounine, je découvre Nietzsche, Par
delà Bien et Mal. Au
terme d’une réunion houleuse et d’un vote à main levée qui
désavoue Pierre, je deviens, à sa place, le rédacteur en chef de
la revue. La BD ne m’intéresse plus, je me mets à la peinture. Je
commence à être intime avec Ben, qui n’aime pas beaucoup le reste
de la bande, on passe beaucoup de soirées et de week-ends tous les
deux, à se défoncer, à parler des filles et à sortir. Les
occasions de disputes avec Pierre se font plus fréquentes, sur la
revue, sur l’organisation des soirées, le temps où il vient
dormir à la maison est passé. Je me fais encore virer – pour
quel motif cette fois-ci ? –, je pars avec Ben dans le
lycée d’à côté qui prend tout le monde, ayant le taux de
réussite au bac le plus bas de France. Le directeur m’a reçu dans
son bureau – ma pauvre mère, découragée, me laisse aller
seul aux rendez-vous avec les chefs d’établissement –, il
m’a regardé longuement dans les yeux avant de parler, puis m’a
déclaré que mon dossier était pourri, mais qu’il s’en foutait,
que pour lui j’étais un artiste, ça se voyait, tout le disait :
mes yeux, mes mains, ma bouche, qu’il se moquait de rencontrer mes
parents, que j’ai mon bac ou pas ; ce qu’il voulait, c’est
que je m’épanouisse dans son établissement durant l’année. Il
m’a montré dans l’appartement qui jouxte son bureau des
assiettes peintes de Cocteau, un pantalon en cuir confectionné par
un de ses élèves. La distance prise avec Pierre – quelques
dizaines de mètres de trottoir – redonne du souffle à
l'amitié ; le lien avec les autres n’est pas rompu. Les
réunions se déroulent dans les cafés, chez Patrice qui organise
des soirées à thèmes, artistiques ou littéraires ; en plus
de la pratique de la basse, il s’adonne aux collages, aux montages,
invite des filles dont il peint le corps en vert. On inaugure notre
concours gastronomique. Après le bac, eu de justesse au rattrapage
grâce aux notes en histoire de l’art et en philosophie, je pars en
Turquie rejoindre Patrice et à un ami à lui à Istanbul. Pierre
n’est pas du voyage. À la rentrée, alors que tous les amis se
destinent aux prépas pour les Arts-Déco ou les Beaux-Arts,
j’annonce à leur grande surprise que je me suis inscrit en philo à
Paris I. Je donne à Pierre mes tubes, mes pinceaux et ma palette, à
François les mines et les cartons toilés. La solitude de la
peinture me pèse trop. Je rêve d’aventure collective, de création
en commun, de destin partagé, plus encore de bruit, d’excès et de
danger. J’achète une paire de baguettes dans un magasin de musique
et me mets à la batterie, répétant avec Patrice. Au bout de trois
mois je joue dans un groupe, six mois après je donne un premier
concert. Pierre ne comprend pas l'abandon du dessin et de la
peinture, pour lui j’étais le plus doué et il ne prend pas au
sérieux l'engagement dans le rock. Nous repartons en vacances
ensemble, après que j’ai revu Malika en Bretagne – encore
une chose que Pierre comprend mal –, nous découvrons les pays
de l’Est, nous nous rendons à Prague, nous cherchons la tombe de
Kafka ; nous rentrons par l’Allemagne et les musées, pour
l’expressionnisme, la peinture flamande. Pierre entre aux
Beaux-arts et moi à la Sorbonne, nous ne fréquentons plus les mêmes
personnes ; à l’exception de Patrice, nous avons perdu le
contact avec les amis de lycée, quelques sombres histoires de fille
entre Pierre et François ayant achevé de défaire des attaches
distendues. Alors que je travaille chez mes parents, que je vis avec
Estelle, rencontrée en philosophie, que j’enchaîne les
répétitions et les concerts, que je passe la licence et prépare un
mémoire de maîtrise, que je sors incessamment avec les potes
musiciens et avec Ben, toujours à l’affût de nouvelles drogues et
de nouveaux endroits à découvrir, je ne veux pas perdre le contact
avec Pierre. Je vais régulièrement le voir à l'atelier, dans les
endroits où il commence à exposer ; il vient aux concerts, on
passe toujours des soirées ensemble, à manger pas mal, à boire
beaucoup, à discuter plus encore. Pierre reste le lien privilégié
avec l’enfance, l’adolescence, avec certaines promesses que je me
suis faites, des serments gravés dans la tête. C’est un repère
fixe, un phare, qui me rappelle d’où je viens et où je vais. Je
le connais bien, il me connaît bien, on ne peut guère se mentir ou
se raconter des histoires, même s’il est incapable de me dire si
la musique que je fais est bonne ou mauvaise, et qu’il laisse
entendre dans mon dos que j’arrêterai certainement quand j’aurai
trouvé un vrai métier.
Je
ne dis pas, moi, aux amis en son absence que sa peinture est sans
valeur et qu’il ferait mieux de se choisir une autre vocation.
Est-ce lui qui a raison ? À ce moment, Pierre est sur la crête,
peignant tous les jours ou presque, ne vivant que de peinture, étant
prêt à se battre physiquement pour la défendre – je l’ai
vu mettre son poing sur la figure d’un malheureux camarade des
Beaux-arts qui voulait monter le son de la radio dans l'atelier, le
jour de la fête de la musique. Je me perds quant à moi dans
l’alcool, les drogues, les tromperies, je sors avec la chanteuse du
groupe, ce qui précipite son renvoi, je suis soûl ou défoncé tous
les soirs. Je rate l’admission aux concours. J’essaye d’arrêter
de boire, je me remets avec Estelle, je me réinscris à l’IUFM où
Pierre vient de s’inscrire en Arts plastiques, où les chances de
réussite sont plus élevées qu’en philosophie. Pour lui comme
pour moi, professeur est alors le seul métier alimentaire qui ne
nous paraît pas trop indigne pour parvenir à nos fins. Dans les
couloirs de l’IUFM court la blague, que nous nous répétons, que
seuls les incapables enseignent et que les incapables d’enseigner
enseignent le sport. Quand je lui fais remarquer, lors d’une
réunion de rentrée pédagogique dans le grand amphithéâtre de la
Sorbonne où nous sommes côte à côte, que ça fait quand même
quelque chose d’être là, assis tous les deux sur les mêmes
bancs, plus de dix ans après notre première rencontre, il fait
celui qui ne voit pas ce que je veux dire, indifférence feinte ou
réelle ?, lui qui passe son temps à faire valoir dans nos
relations l’importance du poids des années, surtout quand la
discussion s’envenime et qu’elle prend le tour de la fâcherie,
alors que je persiste à répéter qu’en amitié comme en tout,
rien n’est jamais acquis, et qu’il faut savoir tout remettre en
cause. Pierre réussit à l’agrégation – à l’oral, il a
tiré un sujet sur Viallat, son directeur d’atelier aux
Beaux-arts –, il expose, trouve une galeriste, il se met au
webdesign, obtient des commandes. J’abandonne la philosophie, je
deviens journaliste pour le teufeur.com, je suis payé pour sortir et
boire des coups, chroniquer les lieux de fête de la capitale. Marc a
rejoint le groupe, de vieux démons ne tardent pas à nous
rattraper : dépendances diverses, égoïsme, grand orgueil et
petites lâchetés ; le manager nous laisse tomber, Aurélien
quitte le groupe, puis Sacha. Ben est parti à l’étranger, je me
sépare d’Estelle. Pierre a rencontré Corinne, ils habitent une
maison à Montreuil ; à Paris j’habite un studio, je sors
avec des filles avec lesquelles je ne reste pas un mois. Nous aimons
à nous revoir seuls, sans compagnes, il m’invite à dîner, me
paye le resto, il me prête de l’argent quand je suis dans le
besoin. Un soir, il m’avoue qu’il ne comprend pas pourquoi, après
toutes ces années, je garde sur lui comme ça un
ascendant,
est-ce parce que je suis né neuf jours avant lui ? Il ne peut
se permettre avec moi d’être paternaliste comme il peut l’être
avec d’autres, à qui il peut rappeler sur un ton plus ou moins
condescendant ce qu’ils doivent faire ou non, penser ou pas, dire
ou taire – à savoir à leur place ce qui est bien pour eux,
ce qui est convenable, s’autorisant même à les traiter à
l’occasion de crétin,
de
pauvre
type ou
d’abruti.
Il n’est pas devenu prof pour rien. Avec moi, il n’a jamais pu.
Ce serait plutôt l’inverse, je peux me permettre de l’engueuler,
de lui faire la leçon et ce n’est pas pour lui déplaire. De même
qu’en peinture, il n’a pas peur de reconnaître qu’il y a de
moi dans ses toiles, il
y a de toi dans ma peinture, répète-t-il.
Il a réécouté notre musique à Marc et à moi, il trouve ça bien
maintenant, il se souvient d’un concert qui l’a particulièrement
marqué, à la Guinguette-Pirate ou au Divan du Monde ? Il y a
un morceau de nous qu’il adore, le
recul,
très émouvant, et qu’il a mis en ligne pour illustrer un de ses
films. La seule chose que j’ai pu lui répondre, surmontant un
dépit agacé, est qu’il aurait dû aimer ça au moment où ça se
faisait, avant que le groupe ne se sépare, quand c’était encore
vivant. Où était-il quand je jouais ma vie sur scène ?
Certes, dans la salle parfois, sur invitation toujours, mais de quel
soutien ? J’aurais aimé également qu’il me dise ce qu’il
a pensé du manuscrit que je lui ai refilé et qu’il a lu, qu’il
me rende un peu du courage dont j’ai fait preuve face à ses toiles
ou à ses films, mais non, là encore, il ne sait pas quoi me dire,
si c’est bien ou pas, si ça vaut quelque chose ou non, si c’est
de la littérature ou de la merde.
Extrait de Faux frère, quatrième roman de Frédéric Gournay,
disponible à partir du 10 décembre 2014
aux éditions de L'irrémissible