samedi 6 décembre 2014

Faux frère



        C’est au début des années quatre-vingt, dans un collège des Hauts-de-Seine, au commencement de l’année de quatrième ; à l’interclasse, un grand garçon maigre me saute dessus en demandant, le visage à trois centimètres du mien et criant presque, si moi aussi je dessine, comme on le lui a dit. Sans attendre de réponse, il m’invite à regarder un dessin dans son cahier de textes, représentant un personnage, mi-homme mi-machine, avec des erreurs de morphologie et de proportions ; quelques détails sont bien réalisés, et l’ensemble ne manque pas d’imagination. On l’a bien renseigné, à cet âge-là, dessiner est la seule chose que je sais faire. Je ne travaille pas en cours, je ne fais pas mes devoirs. Pour tromper l’incommensurable ennui qui ne me quitte pas, je ne fais que dessiner, dans les marges des cahiers, en pleine page, sur des feuilles volantes, du matin au soir. Les bulletins scolaires sont catastrophiques, remplis d’avertissements, de menaces de redoublement ou de renvoi ; je suis régulièrement dernier de la classe, sauf en dessin, où je suis premier. J’ai également quelques fulgurances en français, des vingt sur vingt viennent parfois relever une moyenne générale très basse, mais aucun professeur principal, ni aucun conseiller d’orientation, durant tout ce temps, ne s’avise de dire à mes parents qu’il y a là peut-être quelque chose d’intéressant, de valable ou de simplement prometteur pour l’avenir. À la place, ce sont les redoublements forcés, les orientations proposées à chaque fin de cycle : CAP chaudronnerie, BEP prothésiste dentaire ou coiffure. C’est le triomphe, en ces années où la gauche accède au pouvoir, du calcul, de l’économie et de la gestion, voies royales vers la réussite, la sélection implacable par les mathématiques – le langage de la science – au coefficient valant double ou triple de celui des autres matières. L’héritage giscardien se porte bien. Le grand garçon maigre me demande ce que je pense de son cyborg, et comment je m’appelle, lui c’est Pierre. Au cours suivant, il se met à une rangée de moi où, du haut de son torse désarticulé en girouette, il essaye de voir ce que je peux bien dessiner. Comme du bras je ne lui laisse rien apercevoir de mon Iron-man, il doit se contenter d’un de mes croquis jeté à la poubelle qu’il récupère et qu’il s’évertue à recopier. C’est moi alors qui lui saute dessus en l’engueulant, lui reprochant vertement non pas de me copier, mais de copier un dessin qui n’est pas terminé. C’est ainsi que nous devenons amis, nous mettant rapidement, pendant les cours et en dehors, à concevoir des bandes dessinées ensemble, de super héros masqués défendant dans l’ombre la vérité et la justice. Il apparaît assez vite que je dessine mieux que Pierre – à treize ans je réalise déjà des BD de plusieurs pages, dont une mettant en scène une tuerie dans l’école me vaut une petite réputation au sein du collège, où l’on y voit un homme, fusil à l’épaule et grenades à la ceinture, descendre en rappel dans le bâtiment et massacrer un à un tous les professeurs, en commençant par abattre d’une balle dans la tête le professeur de mathématiques et finissant par faire sauter la salle des profs à la dynamite ; le professeur de dessin, bienveillant, n’a pas manqué de la montrer à tous ses collègues –, aussi Pierre se retrouve-t-il à la conception des scénarios et moi à leur réalisation. Pierre est obsédé dans les récits d’anticipation qu’il invente par la figure du savant fou, ce démiurge possédé par le mal et assoiffé de reconnaissance universelle. Moi, ce qui m’intéresse, c’est le héros solitaire qui défend la nuit les victimes du jour et qui ne reçoit comme récompense pour le péril et le sacrifice de sa vie que l’ingratitude sociale et la vindicte populaire, à l’instar de Spiderman. On se voit tous les week-ends, il vient chez moi, je cuisine, on regarde des films en vidéo, 2001 l’odyssée de l’espace, Blade Runner, Excalibur ; je viens chez lui, on dessine, on partage l’ennui, on mange dehors avec les tickets-restaurant de sa mère, Mc Do ou pizza, on va au cinéma, on découvre Alien, Robocop, Terminator. Pierre travaille mieux que moi et passe en classe supérieure, je redouble et me fais virer. Je me retrouve dans un collège parisien de la rue du Bac dans une classe spéciale de remise à niveau pour élèves en difficultés, préparant à une section littéraire et artistique qui vient d’être créée. Pierre, lui, commence une filière gestion. Nous ne nous perdons pas de vue, nous faisons un fanzine, une petite revue amateur tirée sur photocopieuse à une trentaine d’exemplaires, pliés et agrafés par nos soins que nous vendons autour de nous et à la Librairie Parallèles rue St-Honoré. On y écrit et y dessine, c’est satirique, nihiliste et provocateur, scato, nécro, zoo, tout y passe ; on ne respecte rien ni personne. Les héros de l’enfance sont loin. L’année d’après, je me fais renvoyer une nouvelle fois, pour indiscipline, tricherie au brevet blanc et soupçons de trafic de drogue. Pierre échoue en gestion et redouble, plus par désintérêt et fainéantise que par inaptitude. Je m’éloigne de lui – j’ai rencontré Childéric –, le haschich et le rock deviennent de plus en plus importants dans ma vie. Je suis parti en Italie, j’ai découvert la peinture. Après une année de quasi-solitude dans une boite à bac pour fils à papa de Neuilly où mes parents m’ont inscrit en se saignant aux quatre veines pour m’éviter un BEP sanitaire et social, je rejoins Pierre dans un lycée plus modeste de la rue d’Assas, dans la même classe – l’année précédente il a réussi à convaincre ses parents qu’il n’était pas fait pour la gestion et qu’il voulait faire comme moi, dessiner et passer un bac artistique. Nous sommes partis en vacances ensemble à plusieurs reprises, la première fois au ski où je lui fais fumer son premier joint, j’ai emmené du pollen ; il est si malade qu’il jure de ne plus jamais y toucher. Une seconde fois, nous allons en Bretagne chez un ami commun, Yannick, il connaît le premier amour ; il est si malheureux à son départ qu’il promet qu’on ne l’y reprendra plus. J’ai rencontré Malika, la sœur, dont je tombe fou amoureux, et je ne souffre pas moins que lui, à fin de l’été, des déchirements de la séparation. C’est dans le lycée de la rue d’Assas que nous rencontrons Ben, Patrice et les deux François, qui vont participer pour la plupart à notre fanzine, étoffé et tiré à un nombre d’exemplaires plus important. Nous sommes à côté du Luxembourg, de la place St-Sulpice, du Quartier Latin. On va dans les cinémas d’art et d’essai, on traine dans les librairies. Il y a les figures fantomatiques de Rimbaud, Breton, Cocteau, Genet ; Sartre et Camus, on n’en a rien à faire. Entre les cours ou à la fin de la journée, nous nous rendons dans les bars, le demi remplace le café, les discussions se font passionnées, verbeuses et interminables. Patrice est bassiste dans un groupe théâtral qui cite Artaud et Bataille, l’un des deux François se dit anarchiste, il lit Proudhon, Bakounine, je découvre Nietzsche, Par delà Bien et Mal. Au terme d’une réunion houleuse et d’un vote à main levée qui désavoue Pierre, je deviens, à sa place, le rédacteur en chef de la revue. La BD ne m’intéresse plus, je me mets à la peinture. Je commence à être intime avec Ben, qui n’aime pas beaucoup le reste de la bande, on passe beaucoup de soirées et de week-ends tous les deux, à se défoncer, à parler des filles et à sortir. Les occasions de disputes avec Pierre se font plus fréquentes, sur la revue, sur l’organisation des soirées, le temps où il vient dormir à la maison est passé. Je me fais encore virer – pour quel motif cette fois-ci ? –, je pars avec Ben dans le lycée d’à côté qui prend tout le monde, ayant le taux de réussite au bac le plus bas de France. Le directeur m’a reçu dans son bureau – ma pauvre mère, découragée, me laisse aller seul aux rendez-vous avec les chefs d’établissement –, il m’a regardé longuement dans les yeux avant de parler, puis m’a déclaré que mon dossier était pourri, mais qu’il s’en foutait, que pour lui j’étais un artiste, ça se voyait, tout le disait : mes yeux, mes mains, ma bouche, qu’il se moquait de rencontrer mes parents, que j’ai mon bac ou pas ; ce qu’il voulait, c’est que je m’épanouisse dans son établissement durant l’année. Il m’a montré dans l’appartement qui jouxte son bureau des assiettes peintes de Cocteau, un pantalon en cuir confectionné par un de ses élèves. La distance prise avec Pierre – quelques dizaines de mètres de trottoir – redonne du souffle à l'amitié ; le lien avec les autres n’est pas rompu. Les réunions se déroulent dans les cafés, chez Patrice qui organise des soirées à thèmes, artistiques ou littéraires ; en plus de la pratique de la basse, il s’adonne aux collages, aux montages, invite des filles dont il peint le corps en vert. On inaugure notre concours gastronomique. Après le bac, eu de justesse au rattrapage grâce aux notes en histoire de l’art et en philosophie, je pars en Turquie rejoindre Patrice et à un ami à lui à Istanbul. Pierre n’est pas du voyage. À la rentrée, alors que tous les amis se destinent aux prépas pour les Arts-Déco ou les Beaux-Arts, j’annonce à leur grande surprise que je me suis inscrit en philo à Paris I. Je donne à Pierre mes tubes, mes pinceaux et ma palette, à François les mines et les cartons toilés. La solitude de la peinture me pèse trop. Je rêve d’aventure collective, de création en commun, de destin partagé, plus encore de bruit, d’excès et de danger. J’achète une paire de baguettes dans un magasin de musique et me mets à la batterie, répétant avec Patrice. Au bout de trois mois je joue dans un groupe, six mois après je donne un premier concert. Pierre ne comprend pas l'abandon du dessin et de la peinture, pour lui j’étais le plus doué et il ne prend pas au sérieux l'engagement dans le rock. Nous repartons en vacances ensemble, après que j’ai revu Malika en Bretagne – encore une chose que Pierre comprend mal –, nous découvrons les pays de l’Est, nous nous rendons à Prague, nous cherchons la tombe de Kafka ; nous rentrons par l’Allemagne et les musées, pour l’expressionnisme, la peinture flamande. Pierre entre aux Beaux-arts et moi à la Sorbonne, nous ne fréquentons plus les mêmes personnes ; à l’exception de Patrice, nous avons perdu le contact avec les amis de lycée, quelques sombres histoires de fille entre Pierre et François ayant achevé de défaire des attaches distendues. Alors que je travaille chez mes parents, que je vis avec Estelle, rencontrée en philosophie, que j’enchaîne les répétitions et les concerts, que je passe la licence et prépare un mémoire de maîtrise, que je sors incessamment avec les potes musiciens et avec Ben, toujours à l’affût de nouvelles drogues et de nouveaux endroits à découvrir, je ne veux pas perdre le contact avec Pierre. Je vais régulièrement le voir à l'atelier, dans les endroits où il commence à exposer ; il vient aux concerts, on passe toujours des soirées ensemble, à manger pas mal, à boire beaucoup, à discuter plus encore. Pierre reste le lien privilégié avec l’enfance, l’adolescence, avec certaines promesses que je me suis faites, des serments gravés dans la tête. C’est un repère fixe, un phare, qui me rappelle d’où je viens et où je vais. Je le connais bien, il me connaît bien, on ne peut guère se mentir ou se raconter des histoires, même s’il est incapable de me dire si la musique que je fais est bonne ou mauvaise, et qu’il laisse entendre dans mon dos que j’arrêterai certainement quand j’aurai trouvé un vrai métier. Je ne dis pas, moi, aux amis en son absence que sa peinture est sans valeur et qu’il ferait mieux de se choisir une autre vocation. Est-ce lui qui a raison ? À ce moment, Pierre est sur la crête, peignant tous les jours ou presque, ne vivant que de peinture, étant prêt à se battre physiquement pour la défendre – je l’ai vu mettre son poing sur la figure d’un malheureux camarade des Beaux-arts qui voulait monter le son de la radio dans l'atelier, le jour de la fête de la musique. Je me perds quant à moi dans l’alcool, les drogues, les tromperies, je sors avec la chanteuse du groupe, ce qui précipite son renvoi, je suis soûl ou défoncé tous les soirs. Je rate l’admission aux concours. J’essaye d’arrêter de boire, je me remets avec Estelle, je me réinscris à l’IUFM où Pierre vient de s’inscrire en Arts plastiques, où les chances de réussite sont plus élevées qu’en philosophie. Pour lui comme pour moi, professeur est alors le seul métier alimentaire qui ne nous paraît pas trop indigne pour parvenir à nos fins. Dans les couloirs de l’IUFM court la blague, que nous nous répétons, que seuls les incapables enseignent et que les incapables d’enseigner enseignent le sport. Quand je lui fais remarquer, lors d’une réunion de rentrée pédagogique dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne où nous sommes côte à côte, que ça fait quand même quelque chose d’être là, assis tous les deux sur les mêmes bancs, plus de dix ans après notre première rencontre, il fait celui qui ne voit pas ce que je veux dire, indifférence feinte ou réelle ?, lui qui passe son temps à faire valoir dans nos relations l’importance du poids des années, surtout quand la discussion s’envenime et qu’elle prend le tour de la fâcherie, alors que je persiste à répéter qu’en amitié comme en tout, rien n’est jamais acquis, et qu’il faut savoir tout remettre en cause. Pierre réussit à l’agrégation – à l’oral, il a tiré un sujet sur Viallat, son directeur d’atelier aux Beaux-arts –, il expose, trouve une galeriste, il se met au webdesign, obtient des commandes. J’abandonne la philosophie, je deviens journaliste pour le teufeur.com, je suis payé pour sortir et boire des coups, chroniquer les lieux de fête de la capitale. Marc a rejoint le groupe, de vieux démons ne tardent pas à nous rattraper : dépendances diverses, égoïsme, grand orgueil et petites lâchetés ; le manager nous laisse tomber, Aurélien quitte le groupe, puis Sacha. Ben est parti à l’étranger, je me sépare d’Estelle. Pierre a rencontré Corinne, ils habitent une maison à Montreuil ; à Paris j’habite un studio, je sors avec des filles avec lesquelles je ne reste pas un mois. Nous aimons à nous revoir seuls, sans compagnes, il m’invite à dîner, me paye le resto, il me prête de l’argent quand je suis dans le besoin. Un soir, il m’avoue qu’il ne comprend pas pourquoi, après toutes ces années, je garde sur lui comme ça un ascendant, est-ce parce que je suis né neuf jours avant lui ? Il ne peut se permettre avec moi d’être paternaliste comme il peut l’être avec d’autres, à qui il peut rappeler sur un ton plus ou moins condescendant ce qu’ils doivent faire ou non, penser ou pas, dire ou taire – à savoir à leur place ce qui est bien pour eux, ce qui est convenable, s’autorisant même à les traiter à l’occasion de crétin, de pauvre type ou d’abruti. Il n’est pas devenu prof pour rien. Avec moi, il n’a jamais pu. Ce serait plutôt l’inverse, je peux me permettre de l’engueuler, de lui faire la leçon et ce n’est pas pour lui déplaire. De même qu’en peinture, il n’a pas peur de reconnaître qu’il y a de moi dans ses toiles, il y a de toi dans ma peinture, répète-t-il. Il a réécouté notre musique à Marc et à moi, il trouve ça bien maintenant, il se souvient d’un concert qui l’a particulièrement marqué, à la Guinguette-Pirate ou au Divan du Monde ? Il y a un morceau de nous qu’il adore, le recul, très émouvant, et qu’il a mis en ligne pour illustrer un de ses films. La seule chose que j’ai pu lui répondre, surmontant un dépit agacé, est qu’il aurait dû aimer ça au moment où ça se faisait, avant que le groupe ne se sépare, quand c’était encore vivant. Où était-il quand je jouais ma vie sur scène ? Certes, dans la salle parfois, sur invitation toujours, mais de quel soutien ? J’aurais aimé également qu’il me dise ce qu’il a pensé du manuscrit que je lui ai refilé et qu’il a lu, qu’il me rende un peu du courage dont j’ai fait preuve face à ses toiles ou à ses films, mais non, là encore, il ne sait pas quoi me dire, si c’est bien ou pas, si ça vaut quelque chose ou non, si c’est de la littérature ou de la merde.
Extrait de Faux frère, quatrième roman de Frédéric Gournay,
disponible à partir du 10 décembre 2014 
aux éditions de L'irrémissible