Acceptez
la proposition d’un inconnu qui vous invite à un acte
irresponsable. Suivez son invitation, il vous convie ni plus ni moins
à une autre utilisation de votre cerveau, à une expérience
incongrue et peut-être irrémédiable, aux séquelles innombrables ;
à quelque chose de terrible qui modifiera probablement à jamais
votre vision du monde. Des répercussions sur le corps et sur
l'entourage sont à prévoir, les effets secondaires et indésirables
indéfinis. Une nouvelle drogue ? une substance illicite encore
inconnue ? un cocktail de cames inédit ? Non. Une nouvelle
molécule alors ? un voyage sans retour, blocage bad
trip à
la clé, vers de nouveaux paradis artificiels ? Rien de tout
cela. Sans alcool, sans drogue, ni chimie de l’improbable,
expérimentez la destruction organisée de votre bon vieux cerveau,
entrez dans la grande entreprise de ruine systématique de votre
encéphale, apprenez à retourner votre cortex comme on retourne un
gant, mettez-vous littéralement la
tête à l’envers,
mais version Descartes : interrogez-vous de fond en comble,
remettez en cause tout ce que vous avez appris jusqu’à présent,
déclarez comme faux ou tout du moins comme infiniment suspect
l’ensemble
de vos croyances et de votre savoir, sachez renoncer à la validité
de tous vos jugements, regardez la réalité elle-même comme quelque
chose d’invraisemblable.
Nul besoin de méthode zen,
de technique yogi,
d’immersion forcée dans une secte d’illuminés. Pas besoin
d’aller si loin. Restez chez vous, ou sortez simplement dans la rue
et expérimentez. Découvrez l’art d’exploser méthodiquement,
une à une, toutes les catégories de votre pensée.
Attention,
nausée : pas de haut, pas de bas, ni même un passé ou un
avenir, mais une situation
dans le monde, qui déploie sa spatialité et sa temporalité
propres. Nous ne sommes pas un objet posé dans un temps objectif,
mais une posture parmi d’autres qui détermine ses rapports de
proximité ou d’éloignement selon ses intentions.
Nous sommes chacun notre centre de gravité et notre champ de
présence, un ici
et maintenant
irréductible qui vit selon ses propres rythmes.
Attention,
troubles : pas d’hommes, pas de femmes, seulement des êtres
qui entretiennent un certain rapport avec le vide et l’absurde, et
avec le symbole du désir censé le recouvrir. Nous sommes un désir
qui ne vise qu’un signifiant et nullement l’objet absolu, et
chacun s’arrange avec, quel que soit son sexe. Par conséquent, il
n’y a pas non plus d’hétéro
ou d’homo,
il n’y a que des personnes qui aiment, ou pas, ou mal et chacun
fait ce qu’il peut. Il n’y a pas de jeunes ou de vieux, ni même
d’individus dans le temps – puisque le temps n’existe
pas – mais des personnes qui ont chacune, quelque soit leur
âge, une relation particulière à la mort et à la mémoire.
Attention,
renversement : il y a pas de riches, de pauvres, de nantis ou de
démunis, mais seulement des personnes qui sont dans l’avoir ou
dans l’être, dans la logique du profit et de l’accumulation ou
dans l’exigence de la dépense et du don, indépendamment d’une
quelconque appartenance à une classe sociale. Est
riche celui qui donne, est pauvre celui qui prend.
Encore moins d’« élites » et de « masses »,
d’« intellectuels » et de « manuels », ou
de classes « libres » et de « foules exploitées »,
mais des individus qui entrent dans des rapports de domination et de
soumission et qui se prêtent au jeu, ou des individualités qui s’en
affranchissent et ne se donnent qu’à eux-mêmes.
Attention,
éclatement : Il n’y a pas non plus de croyants ou d’athées,
il n’y a que des personnes entretenant un lien avec le mystère de
la vie, acceptant de le souffrir ou le refusant, quelle que soit leur
foi. Pas davantage d’êtres « intelligents » ou
« stupides », cultivés ou pas, mais des existences qui
se situent ouvertes sur le monde ou fermées sur elles-mêmes,
étonnées ou angoissées, présentes dans le souci des autres ou
absentes dans l’obsession de soi, dans le dévoilement ou dans le
recouvrement. Autrement dit : dans un rapport authentique ou
inauthentique à leur propre vérité.
Attention,
explosion :
multipliez vos catégories, inventez les vôtres, essayez, osez,
expérimentez. Échouez, recommencez. Par exemple : pas de loser
ou
de winner,
mais plutôt des êtres qui épargnent, protègent, capitalisent et
fructifient, et d’autres qui, risquant leur vie, n’ont pas peur
de tout perdre et jouent aux dés leur destin. Ou encore : pas
de « méchants » ni de « bons », mais
peut-être des individus demeurant sourds à la souffrance du monde
et qui, enfermés dans la recherche personnelle de leur bonheur
absurde, ne voient plus ce qui crève les yeux et déchire le cœur,
et d’autres à l’inverse qui refusent de rester définitivement
aveugle, sourd et muet. À moins que la distinction ne se fasse
plutôt entre ceux qui se maintiennent dans l’éphémère,
l’anecdotique, le périssable et le révolu, et ceux se tenant dans
ce qui, ayant été, continue d’être et promet pour l’avenir.
Dernière rupture : plus de « forts » ou de
« faibles », mais des hommes qui se jettent ou non dans
la bataille, qui cèdent à la reddition ou qui se livrent au combat.
Vous
avez trouvé vos catégories ? En inventées d’autres ?
créé votre propre système d’opposition ? qui transcendent
et dépassent toutes les anciennes classifications ?
Félicitations, vous êtes désormais seul au monde, perdu parmi vos
contemporains, incapable de vivre dans la société des hommes, sans
possibilité de communiquer à nouveau, y compris avec vos plus
proches ; votre avenir tant professionnel qu’affectif est
fortement hypothéqué. Le cerveau transfiguré et les yeux ravis,
rejoignez maintenant la communauté introuvable et inexistante des
personnes qui pensent par elles-mêmes.
Frédéric Gournay
Extraits du recueil Textes en liberté, disponible en intégralité et en libre-accès sur www.frederic-gournay.com