vendredi 31 octobre 2014

Quand j'étais sa femme



        Quand j'étais sa femme, j'étais la plus heureuse. Tout ce qui s'était passé avant, tout ce qui se passe depuis, tout ça, c'est des quetsches avec de la sauce et de la moutarde, comme on dit. Ce que j'aimais le plus, c'était le rendre beau. Je lui repassais ses chemises, vous auriez vu ça, on aurait dit un baron. Des chemises blanches, comme les costumes, les chaussures et les chapeaux. Tout était blanc. Toujours. C'est bien plus joli avec la peau noire. C'est très classe, vous comprenez. C'est lui qui me l'a appris. Moi avant, j'avais jamais repassé de ma vie. Mais c'est normal, parce que, comme il disait souvent, dans ma famille, j'avais rien appris. Pas même à me peigner les cheveux, comme il disait. Au début, j'y arrivais pas. Tu repasses le devant, puis le dos, tu t'appliques, tu crois que c'est impeccable mais tu retournes le machin et tu vois que de nouveaux plis se sont formés devant. Là, c'est la merde, si je peux me permettre. Et puis les manches, les épaules, c'est très délicat. J'vous jure, j'en ai passé des heures à essayer. J'en ai même chialé. J'y arrivais pas. Un jour il m'a envoyé le fer à repasser dans la gueule. BING ! Bon, il était pas chaud, hein, mais quand même, ça fait son effet. Ça m'a fracassé la pommette. Je savais même pas qu'on pouvait se casser la pommette ! Mais en fait y'a beaucoup d'os dans le corps humain. Après ça, j'ai appris à repasser à la perfection. J'vous dis, on aurait dit un baron. Alors, il retirait la chemise qu'il avait portée toute la journée (elle sentait le cigare, le poivre et le vinaigre) et il enfilait la nouvelle, toute propre, fraîche et lisse, en souriant avec toutes ses grandes dents blanches. Ah qu'il était beau ! Et puis il sortait.

    Il avait beaucoup de rendez-vous professionnels le soir. C'est aussi pour ça qu'il devait être présentable. Il rentrait très tard, souvent même il rentrait le matin quand je me levais. C'est comme ça quand on a des affaires. Il tombait sur le lit, comme ça, tout habillé ! BOUM ! Moi je lui retirais ses souliers, je faisais glisser son pantalon le long de ses jambes, tout doucement, pour pas le réveiller. C'était pas facile de le déshabiller complètement. Il pèse quand même 110 kilos ! C'est pas rien ! D'autrefois, il rentrait et il me sautait dessus. VRAOUM. Il me retournait et me prenait par le cul. Je peux vous le dire maintenant, j'aimais pas trop ça. Surtout si je venais de prendre ma douche. Faut dire qu'il sentait la transpiration et l'alcool. Moi je ne bois pas. J'aime pas l'odeur et j'aime pas le goût. Et donc il me soufflait dans le cou, c'était un peu chaud et humide, et donc c'était pas désagréable, mais c'était l'haleine qui me dérangeait. ARGH, ARGH, qu'il faisait, c'était drôle quand même. Mais après, j'ai appris qu'il voyait d'autres femmes. Et j'en ai vues quelques unes : des belles femmes noires, avec des belles coiffures, des cheveux avec du volume, comme on dit, et des ongles longs en forme d'amande, rouges ou violets, et des belles poitrines bien grosses. Ça, ce sont de vraies femmes, il disait. C'est vrai, c'étaient des vraies femmes. Elles, elles me regardaient comme si j'étais de la merde, si je peux me permettre. J'avais envie de leur dire que s'il était si beau, c'était aussi parce que je repassais ses chemises, que je les frottais avec du bicarbonate de soude pour enlever les auréoles jaunes au niveau des aisselles, que je lui coupais les poils des oreilles et du nez et lui limais les ongles. Elles auraient du me remercier. Moi, je suis maigre et je boîte. C'est ce qu'il me disait tout le temps : « Toi, tu es maigre et tu boîtes ». Je voulais pas lui rappeler que je boitais depuis qu'il m'avait jetée dans l'escalier parce que je crois qu'il s'en était beaucoup voulu.

   Les gens, ils me disaient qu'il fallait pas que je reste avec lui. Ils comprennent rien, les gens, ils croient tout savoir, ils se mêlent de ce qui les regarde pas. Au tabac, en bas de chez nous, la fille qui me vend les cigares, elle m'a dit un jour : « Faut pas que vous restiez avec lui, il va finir par vous tuer ! ». Là, j'ai vu rouge. C'est pas souvent que je me mets en colère, mais là je lui ai dit : « Mais ferme donc ta gueule, salope, et occupe toi de ton gamin. On dirait un mongolien! ». C'était un peu méchant mais, bon, elle l'avait bien cherché. Au final, c'est lui qui est parti. Il avait mis une fille enceinte et il devait assumer ses responsabilités parce que c'est un homme de principe. Et puis de toute façon, moi j'étais pas capable de tomber enceinte. Voilà. Il a pris tous ses parfums, tous ses costumes et toutes ses chemises. Ça fait quatre ans déjà. Depuis, je me traîne et c'est la merde. Comme j'vous disais, tout ce qui se passe maintenant, ça vaut pas mieux que des quetsches avec de la sauce et de la moutarde. 


                                                                                  Caroline Keppi