mercredi 29 octobre 2014

Mauvais sang





  
        Samedi soir. Je me promets de réfléchir à la création littéraire et d’en écrire quelques lignes pour la revue de mon ami Fred. J’ai déjà idée du début. Mais une vive douleur me saute à la gorge et contrecarre mes fumeuses intentions. Me bourre de paracétamol codéiné. Effet bref et limité. Me bourre d’anti-inflammatoire. Effet bref et limité. Jamais ressenti une telle douleur. Dimanche matin. Hôpital des Diaconesses. Alors, qu’est-ce qui vous arrive ? Depuis juillet j’attrape une infection par semaine. Déjà quatre fois sous antibiotiques. Douleur impossible à la gorge. Peux plus avaler, presque plus parler. C’est la loi des séries. Ne vous inquiétez pas. Ma voiture est tombée trois fois en panne cette semaine. Il m’examine. Une angine, une simple angine. Ma main à coupée que ce sont des streptocoques. Vous êtes sûr ? Pas d’abcès. Pas de phlegmon ? Non monsieur, ni abcès ni phlegmon. Je suis urgentiste, faites-moi confiance. Etonnante façon d’appuyer sur sa qualité d’urgentiste. Me connaît mal ce p’tit con. Je juge les gens à la qualité de leurs conversations moi, à leurs goûts. Pas à leurs qualifications professionnelles. Ni à leurs diplômes à la con. Ce zéro bedonnant se rassure sur son compte en précisant à tout bout de champ qu’il est urgentiste. Doit souffrir d’un immense complexe d’infériorité. Traîner dans les rayons développement personnel des FNAC à lire les quatrièmes de couverture des livres de Christophe André sur l’estime de soi et les techniques du bonheur. Vous allez prendre cet antibiotique. Il m’informe avec gourmandise que c’est une vieille molécule. Une vieille molécule que plus personne ne prescrit. Façon de se singulariser, de se donner de l’importance. Un médecin moyen vous aurait prescrit de la pénicilline, mais moi, urgentiste de génie, je vous prescris cette molécule mal aimée. Pur réflexe de solidarité. Avec ça vous êtes tranquille, je suis sûr du résultat. Surtout vous arrêtez les anti-inflammatoires. Impossible docteur, vais pas tenir, donnez-moi quelque chose à la place, l’efferalgan codéiné ne me soulage que deux petites heures. Il rajoute sur l’ordonnance des pastilles de merde. Allez, faites-moi confiance. Je lui règle les quarante-et-un euros qu’il me réclame tête baissée – ferait mieux d’acheter les livres de Christophe André plutôt que d’en lire seulement les quatrièmes de couverture –, le remercie, m’arrête dans une pharmacie, rentre chez moi et avale la vieille molécule que plus personne ne prescrit. Nuit d’horreur. Je craque. Prends plusieurs comprimés d’Advil. À neuf heures moins quart je me précipite chez mon ORL et la supplie avec des gestes (peux plus parler) de me prendre en urgence. Elle me fait asseoir. S’assoit face à moi. Ouvre les jambes. Cale mes genoux au fond de ses cuisses. Avance sa poitrine abondante – si elle croit que j’ai le cœur à reluquer – sous mon nez qu’elle relève d’un coup sec. Glisse une lame métallique dans ma bouche. Abat ma langue. Examine le fond de ma gorge avec un petit miroir. Manque de vomir. Phlegmon. Elle jette un œil sur l’ordonnance de l’urgentiste. Il a osé vous prescrire une chose pareille. Mais c’est un assassin. M’injecte dans la fesse gauche un gramme de Rocéphine©, puis, mi-ricanante, mi-désinvolte, m’avertit que si ça ne marchait pas il faudrait inciser. Surtout pas d’anti-inflammatoires. Jour de colère et de douleur. Prenez votre mal en patience. Facile à dire. Comme si tous les maux pouvaient se prendre en patience. Aimerais bien la voir à ma place. Nouvelle nuit d’horreur. Appel aux urgences ORL Lariboisière. Parviens à faire comprendre que j’ai un phlegmon et que si ça continue je vais m’évanouir de douleur. Faut l’ouvrir. Y’a pas d’autre solution. Passez, c’est une affaire de quelques minutes. Vous verrez, quand le pus jaillira de l’abcès vous éprouverez un immense soulagement. Taxi. Accueil. Les urgences ORL n’ouvrent qu’à huit heures, allez donc aux urgences générales. J’y vais. Attendez l’ouverture des urgences ORL. Ça ouvre dans deux heures, vous passerez en premier et en plus vous aurez des médecins tout frais. J’ai froid, je tremble. M’accroupis devant la porte close. Attente fiévreuse. Me souviens qu’enfant j’appelais mon oncle Edmond « oncle phlegmon ». Moins par détestation que par jeux. En tout cas, contrairement à tante Janine qui rigolait quand je l’appelais « tante angine », il ne supportait pas. Cette vieille histoire lui serait-elle restée en travers de la gorge ? Se serait-il vengé sur le tard ? Mais comment ? Non, c’est idiot. Je délire. Ça y est, ils ouvrent. Ils vont m’inciser, me soulager. Laissent-ils couler le pus au fond du corps ou bien l’aspirent-ils avec une aiguille creuse ? Inscription. Carte d’identité. Carte vitale. Par contre il va falloir attendre monsieur, le médecin n’est pas là. Je griffonne sur un papier mais il sera là quand ? Je ne peux pas vous dire. Il est de garde dans un autre hôpital, en plus il y a des grèves dans certains services et dans le RER. Je ne peux absolument pas vous dire. Peut-être avant midi. En tout cas je vous le souhaite. Ça en est trop pour le fou furieux qui se retient sous ma langue. Hurle, insulte, éructe. À m’éclater le phlegmon. Le pus coule sur les parois de ma gorge. Miracle du verbe. Miracle de la colère. La fille des inscriptions exige des excuses. Vous me tombez dessus, mais j’y peux rien moi, c’est pas ma faute. Non, pas question. Pas d’excuses. Depuis quand exige-t-on des victimes qu’elles s’excusent ? Je sors. Attrape un taxi. M’allonge sous mes couvertures. M’endors. Oncle Edmond se penche au-dessus du poupon Sylvain que lui présente tante Janine. Il se saisit d’une énorme aiguille et la plante dans la gorge du poupon. Réveil en sursaut. En nage. Le téléphone sonne. C’est Fred. Petite piqûre de rappel Sylvain. Plus que trois jours pour rendre le texte sur la création littéraire. Oui, oui, ne t’inquiète pas Fred, j’y travaille.



    Comme je patiente dans la salle d’attente de l’infirmière qui m’injecte chaque fin d’après-midi un gramme de Rocéphine©, je sors mon carnet afin de noter les quelques idées sur la création littéraire qui viennent de me traverser l’esprit. Mais curieusement, c’est cette drôle d’histoire qui se griffonne sur mon carnet, presque à mon insu : Il y a une trentaine d’années j’allais chaque jour vers dix-huit heures dans un petit cabinet d’infirmières pour suivre un traitement par injection suite à une infection que j’avais  contractée aux poumons. Un jour, au lieu de pousser la porte du cabinet d’infirmières, je pénétrai par distraction dans le cabinet mitoyen, celui du docteur Bourricot, vétérinaire. Comme d’habitude ? Comme d’habitude me surpris-je à répondre. Pas vraiment étonnant. L’infirmière me posait chaque jour cette même question. Le lendemain je fis intentionnellement la même erreur. Il faut dire qu’au lieu de me frotter un petit bout de fesse avec un morceau de coton, le docteur Bourricot me l’avait léchée entièrement avec sa langue. Je revins chaque après-midi pendant trois semaines. Un matin, je m’aperçus par hasard – à cette époque j’étais trop déprimé pour me laver et me regarder dans un miroir – que mon visage s’était métamorphosé. Je me rendis au cabinet du docteur Bourricot et demandai sur un ton à peine véhément c’est vous qui m’avez fait cette tête de chien ? De quoi vous plaignez-vous ? N’êtes-vous pas venue ici de votre plein gré ? Personne n’est allé vous chercher que je sache ? Oui, c’est vrai, excusez-moi docteur, c’est ma faute. En fait je n’avais pas envie de me plaindre. J’avais envie qu’il me fasse ma dernière piqûre, qu’il me lèche une dernière fois la fesse avec sa langue. Alors, on la fait cette dernière piqûre ? Je vous préviens, c’est une piqûre très spéciale, une piqûre au-delà des us et des coutumes. En guise de réponse je m’allongeai sur le ventre. Au lieu de me lécher la fesse il me lécha longuement ce qu’il me dit être la lettre g de l’anus. La lettre g de l’anus ? Qu’est-ce que c’est que cette histoire. L’anus n’a pas de lettre g. Neuf semaines plus tard j’entendis bêler dans mes selles un agneau minuscule que j’allai aussitôt montrer au docteur Bourricot. Son cabinet n’existait plus. À sa place se tenait une étrange maison. J’y abandonnai discrètement ma petite créature et sortis comme si de rien n’était.

                 




    Comme tu sais ma vie a basculé le samedi 21 novembre lorsque le médecin biologiste du laboratoire où suite à une longue série d’infections j’avais déposé mon (très mauvais) sang m’a appris que je souffrais probablement d’une leucémie aiguë et fait admettre en urgence à l’hôpital Saint-Louis. Diagnostic confirmé par une analyse approfondie de ma moelle osseuse. Ma vie ne tient donc plus qu’à un fil, en l’occurrence quelques durites transparentes qui m’injectent dans la veine cave de multiples poisons censés me sauver une peau à laquelle je ne devais pas tenir tant que ça.
« Entré en aplasie » je suis à la merci du moindre germe. Bactéries ou champignons.
Si le traitement de cheval prévu par le protocole marche bien — pourquoi marcherait-il, je ne suis pas un cheval — une greffe de moelle sera tentée.
Ici chacun (femmes de ménage, aides soignantes, infirmières, externes, internes, chefs de clinique, PH, chef de service) prend bien soin de ne jamais prononcer les mots cancer et leucémie. Si bien que « la maladie » est le nom de ma maladie.
Je suis profondément touché que tu aies accepté de prendre en charge mon recueil de textes, peut-être parviendras-tu à le faire vivre. De quoi me guérir. Voire de quoi me ressusciter si la maladie arrachait le dernier mot…
« Cet écrivain que donc je n’étais pas » serait un bon titre.
C’est drôle mais je m’aperçois que recueil est une anagramme partiel de cercueil.

Si on ne fait pas de la littérature avec de bons sentiments on n’en fait pas non plus avec de mauvais. On en fait avec tous les mots de la terre : par exemple leucémie, chimiothérapie, aplasie, paralysie, folie, agonie.






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    Saint-Louis. Fondé en 1607 par Henri IV pour soigner les pestiférés. Ça me plaît bien cette histoire de pestiférés. Ce bon vieil Henri IV. Dire qu’enfant je dormais dans sa chambre.

Je me permets de vous dire ce que je dis sans aucune hésitation à tout patient : pour les problèmes hématologiques, Saint-Louis est le meilleur hôpital d’Europe et s’il est certain que ce dont vous souffrez n’est pas une simple appendicite, il est clair aussi que c’est ici que vos chances sont maximales.

Je me demande si ce cancer n’est somme toute pas une belle affaire. Me fais en tout cas aucun sang d’encre. Compte bien tremper ma plume dans cette mauvaise sève.



Les derniers dix jours furent épouvantables, comme si chacun dans le service avait reçu l’ordre d’épuiser mon corps, de la martyriser jusqu’à la moelle, de le mener à un état de pure souffrance, c’est à dire de pure immatérialité, de pure subjectivité. Mon corps tout endolori n’est pas comme le croyait Lichtenberg cette chose dont nous ne voyons ni les yeux ni les oreilles, très peu le nez et la tête.

Ni ça fait mal ni ça me fait mal ni j’ai mal.

Dehors il pleut. Averse impersonnelle qui me fait froid dans le dos. Et si dedans il souffre comme dehors il pleut.

Je les entends à peine se chuchoter il meurt. Peut-être se chuchotent-ils d’ailleurs tout à fait autre chose. Des choses comme il pleut ou il vente.



Que tu pries pour moi, je le comprends — j’ai un très bon ami chiite qui prie aussi beaucoup pour moi — et t’en remercie. Que tu sois optimiste parce que Jean-Paul II m’aurait jadis touché de sa main miraculeuse, je le conçois. Que tu penses que dans ma leucémie aiguë il y ait quelque chose de positif, je le conçois. Mais que tu me racontes de telles inepties, je le refuse. De te les raconter à toi-même ne te suffit-il donc pas ? Je me souviens qu’il y a vingt ans tu avais osé prétendre que si ma fille avait fait des convulsions hyperthermiques c’est parce qu’elle n’était pas baptisée. Que de telles abjections puissent germer dans un esprit me fait froid dans le dos. Je te prie donc de ne pas polluer par tes piètres prophéties et tes mièvres bons sentiments l’espace stoïque où je me suis installé.

Pris six kilos en trois jours alors que je ne mange plus rien. Magie ? Que nenni. Des œdèmes colonisent mon corps, certains entravent ma respiration. M’ont perfusé d’urgence un diurétique ultra puissant. Toutes les six minutes m’empare d’un de mes deux pistolets. Toutes les demi-heures vais les vider aux toilettes. Résultat des courses : perdu cinq litres en quatre heures. Quatre heures pendant lesquelles je n’ai réussi à lire que trois lignes de « Heidegger et la question du temps ».

Pas d’être sans jouissance de soi. Seul un soi fini, charnel, peut jouir de soi. Pas de soi infini. Sinon spéculatif, conceptuel, formel, vide. Voilà ce que je comprends aujourd’hui sur mon lit de bientôt mort avec une étonnante acuité, jouissant comme jamais de mon existence, ou plutôt de mon immense fatigue, c’est-à-dire de ma finitude, de la nécessité de la finitude.

A mort qui tremble devant la vie parce qu’il tremble devant la mort.

Acceptation radicale et joyeuse de la finitude par la finitude finissante. Compréhension fulgurante de la finitude par la finitude finissante. Nécessité de la finitude. Jouissance de cette nécessité. Evénement. Surcroît. Supplément d’âme. Supplément d’Un. L’Un véritable, effectif, concret, non spéculatif, non conceptuel, non formel, l’Un de la manifestation, l’Un de l’épreuve de soi, l’Un-fini, l’Un-sensible, l’Un charnel.

ce dieu dont nul n’a jamais vu ni la face ni les fesses
ce dieu dont on t’a fait enfant la menteuse promesse
voilà qu’au fond du cœur tu reconnais enfin qui est-ce
c’est idiot mais c’est ainsi ta finitude est sa liesse



Le champignon vénéneux qui pas à pas prend pied dans mon corps me possèdera bientôt jusque dans mes moindres recoins. Remèdes ou pas remèdes.

Quelque chose va bien finir par me ravir. Mais non, rien ne m’arrive. Pas même ce rien. Voilà ce dont je souffre. Ou plutôt ne souffre pas. Ecrirais-tu cela aujourd’hui ?
        
Pour ne rien rater – sait-on jamais ? – je décide d’attendre encore un peu. Mais, captivé par ce qui sous mes yeux refuse d’arriver, je m’éternise et me fige. Ecrirais-tu cela aujourd’hui ?

J’écoute en boucle le Stabat Mater pour des religieuses de Charpentier.

Maman, quatre-vingt huit ans, puits sans fond de douleur, prend souvent de mes nouvelles. La semaine dernière elle s’est blessée au mollet. La plaie à fleur de peau refuse de cicatriser. Une infirmière passe chaque matin lui refaire son pansement. Tu sais, mes antalgiques me tourneboulent. Elle ne ferait plus vraiment la distinction entre le jour et la nuit. La vie et la mort. Nous voilà plus proches que jamais.





Premières pages du roman de Sylvain Courbon intitulé Mauvais sang