mercredi 29 octobre 2014

Combat clandestin

« Notre grande guerre est spirituelle, notre grande récession, c’est nos vies. »
En adaptant Fight Club, le roman culte de Chuck Palahniuk qui glorifiait la violence faite à soi et aux autres, David Fincher n’a pas seulement mis en scène une critique radicale de la vie quotidienne occidentale, doublée d’une remise en cause brute de toute la culture américaine – et accessoirement réalisé l’un des plus beaux films de baston jamais produits par Hollywood –, il aura également accompli un film profondément nihiliste, atteignant dans son paroxysme aux sommets de la théologie négative.
On fait des boulots qu’on déteste pour se payer des merdes qui servent à rien
Le personnage principal, incarné à l’écran par Edward Norton, n’a pas de nom, ou alors plusieurs ; c’est un antihéros banal jusqu’à l’anonymat, qui représente l’archétype du cadre moyen : jeune trentenaire, adepte du mobilier suédois, des plats micro-ondés et de la télévision, et qui le soir venu est incapable de trouver la quiétude et le sommeil que devrait lui fournir tout le confort de son statut social. Il a beau travailler plus pour consommer plus, il doit faire face à un curieux paradoxe, plus il acquiert et moins il trouve le repos. La perte de sommeil va peu à peu modifier son rapport au quotidien ; en ne dormant plus, tout devient à la longue « une expérience hors du corps », chaque chose paraissant être « une copie de copie de copie » ; la réalité elle-même perd de sa force, elle prend de plus en plus l’apparence d’un mauvais rêve perpétuel. Epuisé et désemparé, et pensant peut-être que le bien-être est encore une chose qu’on achète, il se voit refuser par son médecin l’ordonnance de somnifères et de tranquillisants qu’il réclame, intimer à la place de se détendre et de faire du sport, et puisqu’il se plaint de « souffrir », d’aller assister à une réunion de soutien aux malades atteints du cancer des testicules, histoire de voir ce qu’est la vraie douleur. C’est en acceptant de franchir la porte de l’une de ces soirées méthodistes que le cours rectiligne de sa vie cadrée va se briser une première fois.
Et tout le monde qui sourit avec ce flingue invisible collé sur la tempe
Au milieu de ces hommes en sursis, qui vont à la mort ou qui en reviennent, et qui étrangement paraissent plus libres que lui, c’est à l’expression d’une parole vraie qu’il assiste. Loin de tout rôle social, chacun se montre tel qu’il est, vulnérable et mortel, se livrant à l’attention des autres, à leur écoute, à leur compassion. Étant pris sur un malentendu pour un malade lui aussi atteint d’un cancer, il peut laisser éclater à son tour sa faiblesse cachée, et dans les bras d'hommes en pleurs, c’est un semblant de fraternité qui paraît retrouvé. Cette séance bouleversante de libération lui rendant un sommeil d’enfant, le cadre dynamique stressé devient vite dépendant aux réunions de groupe en tout genre : cancer du côlon, mélanome malin, parasites du cerveau, mais aussi alcooliques anonymes, victimes d’inceste. Il le lui faut les multiplier s’il ne veut pas voir l’insomnie revenir. Car ce que recouvre « Cornelius », ou « Rupert », ou « Travis », changeant de nom à chaque réunion, et qui seule le soir l’apaise, ce n’est pas tant la communion obligée dans le malheur, mais cette étrange vérité que le jour sa conscience de « bien-portant » s’empresse de refouler : il faut accepter sa souffrance, au lieu de la nier, en la confessant, en avouant sa peur, ne plus fuir, renoncer aux vagues espoirs pour apprécier l’instant ; devant l’urgence de la mort, ne plus reporter indéfiniment le moment où il faudra vivre. C’est cela, le miracle de la mort qui libère. Il fait donc sienne cette proposition en l’inversant : si perdre tout espoir, c’est gagner la liberté, alors pour devenir libre il faut apprendre à désespérer.
C’est le plus grand moment de ta vie mec, et tu t’en évades
Les effets bénéfiques d’une telle révélation ne durent pas. Une rencontre féminine, dès son apparition, va tout remettre en cause. Marla Singer, jouée au cinéma par la gothique flamboyante Helena Bonham Carter, est une fille paumée, dont la vie n’a aucun sens car « elle n’a rien avec quoi la mettre en contraste », comme beaucoup, « elle a peur de s’engager et de se tromper, aussi refuse-t-elle de s’engager à quoi que ce soit » et dont le seul drame de son existence est qu’elle vit comme si elle devait mourir d’un instant à l’autre « et que cela n’arrive jamais. » La reconnaissant à plusieurs de ses réunions (y compris au cancer des testicules…), il devine qu’elle pratique le même passe-temps que lui et l’image de son propre mensonge lui est renvoyée. Comme elle à l’évidence, il sait qu’il n’est pas malade, pas plus qu’il ne désespère pour de vrai ; tous deux font semblant, ce sont des touristes, qui se donnent l’illusion de la vie en se mettant au contact factice de la mort. Démasqué par sa seule présence, et ne pouvant l’exclure sous peine de se faire lui-même dénoncer, il ne peut fermer l’oeil de la nuit et vit à nouveau la journée comme un somnambule. Ce qu’il ignore, c’est qu’il ne suffit pas de croire qu’on va mourir, ni même de le savoir pour gagner la liberté ; cette mort qui délivre, il faut en faire soi-même l’expérience.
La voilà ta souffrance, la voilà ta brûlure, c’est là et pas ailleurs
La perte de son appartement due à une explosion de gaz après la rencontre dans un avion d’un personnage hors-norme va précipiter son destin. Sans savoir pourquoi, c’est vers ce vendeur de savon atypique dénommé Tyler Durden (Brad Pitt dans le film, branleur magnifique qui se contente d’être lui-même) qu’il se tourne lorsqu’il se retrouve à la rue. Ce dernier l’amène dans un bar à relativiser ce qu’il a perdu et à reconsidérer par la même occasion son existence. Celui-ci admet sans difficulté qu’il est comme tout le monde un simple consommateur, c’est-à-dire « le sous-produit d’un mode de vie devenu obsessionnel », et que les choses qu’il possède ont fini par le posséder. Subjugué par l’allure originale de son interlocuteur autant que par le discours anticonformiste qui le somme d’arrêter de vouloir être parfait, de vouloir être complet, il finit par accepter – après plusieurs pintes de bière et en échange de son hospitalité – de se battre avec ce Tyler Durden qui soutient qu’on ne peut se connaître si on ne s’est jamais battu et qu’on ne doit pas mourir sans cicatrice. Cette baston initiatique – la première d’une longue série – va constituer une seconde rupture et marquer le début du retournement complet de son existence.
Nulle part ailleurs nous n’étions plus vivants que là-bas
De fait, il trouve une chance inattendue d’expérimenter concrètement dans la baston ce qu’il n’avait fait qu’entrevoir aux réunions de soutien ; en multipliant avec Durden, et bientôt avec d’autres clients du bar attirés par ce rituel insolite, les combats d'homme à homme et à mains nues, il apprend à ne plus craindre la douleur (en prenant des coups), à éprouver sa propre force
(en en donnant), à découvrir surtout l’ampleur de son courage et au final à démontrer la supériorité de l’esprit sur le corps. Gagner ou perdre n’a aucune espèce d’importance, il n’est pas question ici d’une démonstration quelconque de force brute, d’orgueil ou d’humiliation, il s’agit avant tout de se vaincre soi-même afin d’apprendre à se connaître et de découvrir au fond de soi ce dont on se croyait incapable. Les combats clandestins, passés du parking du bar à son sous-sol, vont rassembler peu à peu tous ceux que le modèle de vie contemporain reposant sur la simple alternance du travail et de la consommation a laissés insatisfaits. C’est en grande majorité des petits blancs complexés, n’ayant aucune raison objective de se révolter ; n’appartenant à aucune minorité (pas de Blacks dans ces battles, encore moins d’homos déclarés – à moins qu’ils ne le soient tous, évidemment refoulés), ils font partie de la grande classe moyenne indistincte, qui n’a plus rien pour se différencier et qui renferme dans les mêmes conditions plus ou moins étroites le cadre, le pompiste ou le serveur. Tous ces laissés-pour-compte, non pas du pouvoir d’achat mais de la reconnaissance, trouvent ainsi le moyen d’exister à nouveau à leurs yeux et au regard des autres et d’échapper, l’espace d’un samedi soir, le temps d’un combat, au purgatoire de leur quotidien. « On y hurle en langue incompréhensible comme chez les mystiques à l’église et lorsqu’on se réveille le dimanche après-midi, on se sent sauvé. »
C’était notre cadeau au monde
La création de ce club de combat est leur oeuvre à tous deux, mais c’est Tyler Durden, marginal charismatique aux aphorismes définitifs, qui en prend dès le début les commandes et le pouvoir unique. Tyler n’est pas seulement un producteur artisanal de savon qui fait la nuit les poubelles des cliniques de liposuccion pour fabriquer à partir de la graisse des femmes ses produits et les revendre dans des boutiques de luxe à ces mêmes femmes trop riches et trop grosses, il est aussi le soir projectionniste, se risquant à insérer dans les dessins animés des images subliminales pornographiques, quand il n’est pas serveur dans un prestigieux hôtel où il s’amuse à pisser dans la bisque de homard ou à se branler dans le velouté aux champignons. Établissant les règles strictes des combats clandestins (ne pas parler du Fight Club, un seul combat à la fois, l’obligation si c’est le premier soir de se battre...), il finit par imposer à tous les participants ses pratiques de sabotage et de vandalisme, en exigeant de chacun des « devoirs » hebdomadaires : chercher la bagarre avec le premier venu… et la perdre (montrant ainsi que la plupart des hommes sont prêts à tout pour ne pas se battre – dans l’adaptation cinématographique, seul un prêtre dont la Bible a été jetée dans le caniveau portera des coups), fabriquer des catapultes à excréments, agresser des comédiens célèbres, raser des singes dans un zoo... Les membres plus nombreux et plus fidèles à chaque fois les obligent à multiplier les réunions qui ont lieu désormais tous les soirs ; l’alter ego civilisé de Tyler quitte son travail tout en gardant son salaire (la scène de « négociation » avec son supérieur est l’une des plus jubilatoires du film) et s'installe dans la maison abandonnée que squatte Durden, où celui-ci, entre deux baises athlétiques avec une Marla sauvée du suicide, se livre à la fabrication de dynamite artisanale.
C’est seulement lorsqu’on a tout perdu qu’on est libre de faire tout ce qu’on veut
Pour autant, perdre son appart et son boulot et s’évertuer le soir à se démolir n’est pas suffisant. Il manque à ce cadre passé de l’autre côté de la vie sociale un dernier niveau de conscience à atteindre pour être tout à fait libre. Cet ultime pas à franchir vers la liberté, c’est évidemment Tyler Durden qui va lui faire faire, à travers un second rite initiatique qui se révèlera être un baptême à l’acide. C’est l’une des scènes les plus fortes, et certainement la plus violente, qui marque le changement de programme du Fight Club en même temps que le basculement du film dans le nihilisme et la théologie négative. En forçant son « protégé » à endurer une brûlure chimique qu’il lui a faite à la main, Tyler le pousse à capituler face à la douleur ; ce qu’il n’avait fait qu’approcher dans une « illumination prématurée » aux réunions de soutien, il doit maintenant le souffrir dans sa chair, il faut qu’il regarde en face – au lieu d’en avoir peur – sa propre mortalité et qu’il perde toute espérance, en commençant par la plus grande d’entre elles : Dieu. Car Tyler le sait, ce que tous ces hommes viennent chercher dans la baston, comme d’autres se jettent dans les jeux d’argent, l’alcool ou la drogue, c’est encore Dieu, c’est un défi lancé à sa face, comme pour mériter sa colère plutôt que son indifférence. « Tyler avait sa théorie là-dessus, à savoir, attirer l’attention de Dieu en étant mauvais valait mieux que de ne pas attirer l’attention du tout. Peut-être parce que la haine de Dieu est préférable à son indifférence. » Se rappellent-ils que c’est écrit noir sur blanc dans la Bible ? Dieu vomit les tièdes, ce qu’Il aime avant tout, ce sont les saints ou les répudiés, pas la grande masse confuse qui se maintient peureuse dans l’évitement et le non-choix permanents. Ce Dieu caché, dont ils se sentent tous les deux les enfants non-désirés, Tyler lui ordonne d’éprouver son abandon, comme le Christ sur la croix, dans un sentiment de déréliction qui seul peut l’amener à la résurrection.
Dieu ne t’aime pas du tout
C’est là que l’histoire dans la noirceur de son nihilisme retrouve les grandes lumières de la théologie négative, qui affirme que l’on ne peut définir Dieu que par ce qu’Il n’est pas et qu’on ne peut L’appréhender que dans l’expérience du néant. Chuck Palahniuk ou David Fincher ont-ils lu les théologiens du Moyen-Âge, les mystiques rhénans ? Peu importe, Tyler et son comparse, par leurs paroles et leurs actes, reproduisent leur pensée abyssale, et notamment celle du plus grand d’entre eux, Maître Eckhart : « Dieu n’est pas du tout aimable, il est au-dessus de tout amour et de toute amabilité. » Lui aussi considère dans ses sermons qu’il faut tout abandonner, possessions matérielles, volonté propre, savoir, et même croyance : « Ici l’âme perd tout, Dieu et toutes les créatures. Ceci semble extraordinaire, qu’il faille que l’âme perde aussi Dieu ! J’affirme : en un sens, il lui est même plus nécessaire, pour devenir parfaite, de perdre Dieu plutôt que la créature ! Toujours est-il qu’il faut que tout soit perdu, il faut que l’existence de l’âme soit établie sur un libre rien ! C’est d’ailleurs l’unique dessein de Dieu que l’âme perde son Dieu. » Phrases folles et obscures qui lui vaudront une condamnation papale post-mortem. Avec d’autres théologiens, il défend l’idée que le mal conduit au bien, dans un dépassement tout nietzschéen des catégories : « Même le mal doit servir à son salut, et souffrance et plaisir sont tous deux au-dessous de lui ! » Saint Augustin avant lui n’avait-il pas confessé qu’il fallait « désapprendre l’amour » et à sa suite Jean de Salisbury que « l’ignorance de Dieu » était « la véritable sagesse qui vient de lui » ? Angèle de Foligno achèvera le renversement : « Beaucoup croient être dans l’amour qui sont dans la haine et beaucoup, inversement, croient être dans la haine et sont dans l’amour. » Tyler à sa manière se fait le nouveau messie de cette communauté de frères unie dans la souffrance de n’être rien, et qui devant la voie bouchée – ou dévoyée – du Bien, choisissent délibérément celle du Mal.
Vous êtes la merde de ce monde prête à servir à tout
Sur cette voie, Tyler conduira ses cogneurs-vandales aussi loin qu’on puisse aller, puisqu’il les mènera jusqu’au sacrifice et au martyre. En recrutant parmi eux les éléments les plus valeureux selon un mode de sélection emprunté aux monastères bouddhistes (mise à l’épreuve de trois jours sur le perron, obligation d’avoir sur soi un change complet et de quoi payer son enterrement), Durden crée une véritable armée de moines-soldats prête à tout, passant aveuglément pour lui de la simple destruction de biens publics au terrorisme radical. Le Fight Club devient alors le Projet Chaos ; l’objectif n’est plus de faire réfléchir les personnes en commettant des actes symboliques plus ou moins spectaculaires, mais bien de les affranchir – avec ou contre leur gré – de leurs entraves sociales et professionnelles. Le moyen employé est à la hauteur du but fixé, il s’agira pour ces commandos de faire sauter les bâtiments de toutes les maisons-mères des sociétés de crédit afin d’effacer les fichiers débiteurs et de générer le chaos économique. C’est là que ces hommes, qui ont renié leur foi et choisi la voie du mal, loin de contrarier Dieu, ne font qu’accomplir sa volonté.
Si tu devais mourir maintenant, elle te ferait quel effet ta putain de vie ?
Être prêt à faire le sacrifice de sa vie pour libérer les hommes de leur dette – autrement dit de leur esclavage, comme l’a très bien identifié Nietzsche dans La Généalogie de la morale –, peut-on imaginer une attitude plus chrétienne que celle-ci, une aspiration plus grande à la sainteté ? Tyler et ses « singes de l’espace » tous baptisés à l’acide (phrase du Christ : « Vous étiez baptisés dans l’eau, je suis venu vous baptiser par le feu »), ne se contentent pas dans un geste de réappropriation violent de récupérer ce que depuis le plus jeune âge l’école, la télévision et le travail leur ont confisqué – à savoir l’unicité de leur existence, son irréductibilité, sa valeur absolue –, ils démontrent également en acte que jouer sa vie n’est pas seulement risquer de la perdre mais aussi le seul moyen de la sauver, et de sauver celle des autres. Comme Thomas a Kempis – autre grande figure de la théologie négative du Moyen-Âge, auteur de la plus célèbre Imitation de Jésus-Christ – qui sommait Moïse et tous les prophètes de se taire pour mieux entendre la voix de la vérité, ces hommes ne veulent plus adorer un Dieu lointain aux métaphores énigmatiques, ils veulent incarner dans leur chair l’idéal qui les porte et assumer, jusqu’à la mort s’il le faut, toutes les conséquences de leur choix. Dans cette voie sacrificielle, où chacun a perdu jusqu’à son propre nom (dans le Projet Chaos, aucun membre n’a de nom, il n’en prend un, glorieux – Robert Paulson –, qu’à sa mort héroïque), c’est évidemment la part divine de leur être, celle qui aspire à l’éternité, qui leur est révélée.
Nom de Dieu, on a frôlé la vie hein ?
Il semble que Nietzsche ne se soit pas beaucoup trompé dans L’Antéchrist lorsqu’il dit voir dans les premiers chrétiens des destructeurs comme l’humanité n’en a jamais connu (autre phrase du Christ : « Je ne suis pas venu apporter la paix, mais la guerre. ») Tyler va pousser l’imitation messianique jusqu’à lui-même disparaître avant l’apocalypse économique annoncée, répétant à sa façon l’abandon des apôtres par le Christ pour que ceux-ci puissent recevoir l’Esprit Saint et non plus seulement adorer un homme de chair, aussi remarquable soit-il, afin qu’ils incarnent à leur tour et agissent. Mais le premier de ses disciples, le cadre insomniaque halluciné, témoin au début impuissant de l'escalade destructrice et qui avait juré par trois fois de ne pas le trahir, va refuser la terreur qu’implique cet absolutisme. Par amour pour une femme dont il réalise soudainement l’importance, la belle déglinguée Marla Singer qui n’a jamais cessé de son côté de l’aimer malgré lui, il prend conscience de l’absurdité de l’entreprise, de sa propre folie ; il finit surtout par comprendre que Tyler et lui ne font qu’un, que cet être qui lui ordonne de toucher le fond et de tout foutre en l’air c’est encore lui-même : un ami imaginaire qu’il s’est inventé pour tenter de sortir de sa vie minuscule et qui aura vécu à sa place la nuit ce que lui le jour n’osait faire. Ce combat spirituel – sa saison en enfer à lui – n’avait lieu que dans sa tête, de même que tout ceci n’est qu’un film, comme vient le rappeler une dernière image subliminale pornographique insérée par Fincher au moment où les tours s’effondrent et où retentit après les chants grégoriens le Where’s my mind des Pixies.
Tyler m’a planté, je suis le cœur brisé de Jack
Cette mise en abyme finale a été beaucoup reprochée au réalisateur, accusé par cette pirouette jugée trop facile de trahir une dérobade morale inacceptable au regard du contenu subversif de l’histoire ; objet de tous les procès d’intention possibles et attendus – apologie de la violence, cautionnement du terrorisme, fascisme, gratuité –, le film s’est fait descendre par la critique et a été un échec commercial qui a coûté la place au producteur de la Fox. Personne, ou presque, n’a relevé la dimension spirituelle de cette allégorie libératrice, fiction non pas nietzschéenne comme il l’a été bêtement évoqué (pas de renversement des valeurs dans Fight Club, les membres ne transgressent aucun des commandements judéo-chrétiens, ils ne volent pas, ne mentent pas, ne tuent pas...) mais singulièrement religieuse, où le héros supplicié, s’il échoue à faire coïncider parfaitement sa vie intérieure et sa vie sociale – question au passage : laquelle des deux, chez vous, est le mauvais rêve de l’autre ? –, réussit par amour à vaincre sa schizophrénie (je ne suis pas celui que vous croyez), sa paranoïa (on m’a volé ma vie) et à renoncer à la haine. Cesser de croire que l’autre est le responsable de ma propre souffrance étant, conformément à ce qu’enseigne la théologie – et pas seulement négative –, le premier pas vers le salut.

                                                                       
                                                                        Frédéric Gournay



Essai tiré du recueil Portraits de social-traîtres, disponible aux éditions de L'irrémissible (www.frederic-gournay.com)