« Notre
grande guerre est spirituelle, notre grande récession, c’est nos
vies. »
En
adaptant Fight
Club,
le roman culte de Chuck Palahniuk qui glorifiait la violence faite à
soi et aux autres, David Fincher n’a pas seulement mis en scène
une critique radicale de la vie quotidienne occidentale, doublée
d’une remise en cause brute de toute la culture américaine – et
accessoirement réalisé l’un des plus beaux films de baston jamais
produits par Hollywood –, il aura également accompli un film
profondément nihiliste, atteignant dans son paroxysme aux sommets de
la théologie négative.
On
fait des boulots qu’on déteste pour se payer des merdes qui
servent à rien
Le
personnage principal, incarné à l’écran par Edward Norton, n’a
pas de nom, ou alors plusieurs ; c’est un antihéros banal
jusqu’à l’anonymat, qui représente l’archétype du cadre
moyen : jeune trentenaire, adepte du mobilier suédois, des plats
micro-ondés et de la télévision, et qui le soir venu est incapable
de trouver la quiétude et le sommeil que devrait lui fournir tout le
confort de son statut social. Il a beau travailler plus pour
consommer plus, il doit faire face à un curieux paradoxe, plus il
acquiert et moins il trouve le repos. La perte de sommeil va peu à
peu modifier son rapport au quotidien ; en ne dormant plus, tout
devient à la longue « une
expérience hors du corps »,
chaque chose paraissant être « une
copie de copie de copie » ;
la réalité elle-même perd de sa force, elle prend de plus en plus
l’apparence d’un mauvais rêve perpétuel. Epuisé et désemparé,
et pensant peut-être que le bien-être est encore une chose qu’on
achète, il se voit refuser par son médecin l’ordonnance de
somnifères et de tranquillisants qu’il réclame, intimer à la
place de se détendre et de faire du sport, et puisqu’il se plaint
de « souffrir », d’aller assister à une réunion de
soutien aux malades atteints du cancer des testicules, histoire de
voir ce qu’est la vraie douleur. C’est en acceptant de franchir
la porte de l’une de ces soirées méthodistes que le cours
rectiligne de sa vie cadrée va se briser une première fois.
Et
tout le monde qui sourit avec ce flingue invisible collé sur la
tempe
Au
milieu de ces hommes en sursis, qui vont à la mort ou qui en
reviennent, et qui étrangement paraissent plus libres que lui, c’est
à l’expression d’une parole vraie qu’il assiste. Loin de tout
rôle social, chacun se montre tel qu’il est, vulnérable et
mortel, se livrant à l’attention des autres, à leur écoute, à
leur compassion. Étant pris sur un malentendu pour un malade lui
aussi atteint d’un cancer, il peut laisser éclater à son tour sa
faiblesse cachée, et dans les bras d'hommes en pleurs, c’est un
semblant de fraternité qui paraît retrouvé. Cette séance
bouleversante de libération lui rendant un sommeil d’enfant, le
cadre dynamique stressé devient vite dépendant aux réunions de
groupe en tout genre : cancer du côlon, mélanome malin,
parasites du cerveau, mais aussi alcooliques anonymes, victimes
d’inceste. Il le lui faut les multiplier s’il ne veut pas voir
l’insomnie revenir. Car ce que recouvre « Cornelius »,
ou « Rupert », ou « Travis », changeant de
nom à chaque réunion, et qui seule le soir l’apaise, ce n’est
pas tant la communion obligée dans le malheur, mais cette étrange
vérité que le jour sa conscience de « bien-portant »
s’empresse de refouler : il faut accepter sa souffrance, au
lieu de la nier, en la confessant, en avouant sa peur, ne plus fuir,
renoncer aux vagues espoirs pour apprécier l’instant ; devant
l’urgence de la mort, ne plus reporter indéfiniment le moment où
il faudra vivre. C’est cela, le miracle de la mort qui libère. Il
fait donc sienne cette proposition en l’inversant : si perdre
tout espoir, c’est gagner la liberté, alors pour devenir libre il
faut apprendre à désespérer.
C’est
le plus grand moment de ta vie mec, et tu t’en évades
Les
effets bénéfiques d’une telle révélation ne durent pas. Une
rencontre féminine, dès son apparition, va tout remettre en cause.
Marla Singer, jouée au cinéma par la gothique flamboyante Helena
Bonham Carter, est une fille paumée, dont la vie n’a aucun sens
car « elle
n’a rien avec quoi la mettre en contraste »,
comme beaucoup, « elle
a peur de s’engager et de se tromper, aussi refuse-t-elle de
s’engager à quoi que ce soit »
et dont le seul drame de son existence est qu’elle vit comme si
elle devait mourir d’un instant à l’autre « et
que cela n’arrive jamais. »
La reconnaissant à plusieurs de ses réunions (y compris au cancer
des testicules…), il devine qu’elle pratique le même passe-temps
que lui et l’image de son propre mensonge lui est renvoyée. Comme
elle à l’évidence, il sait qu’il n’est pas malade, pas plus
qu’il ne désespère pour de vrai ; tous deux font semblant,
ce sont des touristes, qui se donnent l’illusion de la vie en se
mettant au contact factice de la mort. Démasqué par sa seule
présence, et ne pouvant l’exclure sous peine de se faire lui-même
dénoncer, il ne peut fermer l’oeil de la nuit et vit à nouveau la
journée comme un somnambule. Ce qu’il ignore, c’est qu’il ne
suffit pas de croire qu’on va mourir, ni même de le savoir pour
gagner la liberté ; cette mort qui délivre, il faut en faire
soi-même l’expérience.
La
voilà ta souffrance, la voilà ta brûlure, c’est là et pas
ailleurs
La
perte de son appartement due à une explosion de gaz après la
rencontre dans un avion d’un personnage hors-norme va précipiter
son destin. Sans savoir pourquoi, c’est vers ce vendeur de savon
atypique dénommé Tyler Durden (Brad Pitt dans le film, branleur
magnifique qui se contente d’être lui-même) qu’il se tourne
lorsqu’il se retrouve à la rue. Ce dernier l’amène dans un bar
à relativiser ce qu’il a perdu et à reconsidérer par la même
occasion son existence. Celui-ci admet sans difficulté qu’il est
comme tout le monde un simple consommateur, c’est-à-dire « le
sous-produit d’un mode de vie devenu obsessionnel »,
et que les choses qu’il possède ont fini par le posséder.
Subjugué par l’allure originale de son interlocuteur autant que
par le discours anticonformiste qui le somme d’arrêter de vouloir
être parfait, de vouloir être complet, il finit par accepter
– après plusieurs pintes de bière et en échange de son
hospitalité – de se battre avec ce Tyler Durden qui soutient
qu’on ne peut se connaître si on ne s’est jamais battu et qu’on
ne doit pas mourir sans cicatrice. Cette baston initiatique – la
première d’une longue série – va constituer une seconde
rupture et marquer le début du retournement complet de son
existence.
Nulle
part ailleurs nous n’étions plus vivants que là-bas
De
fait, il trouve une chance inattendue d’expérimenter concrètement
dans la baston ce qu’il n’avait fait qu’entrevoir aux réunions
de soutien ; en multipliant avec Durden, et bientôt avec
d’autres clients du bar attirés par ce rituel insolite, les
combats d'homme à homme et à mains nues, il apprend à ne plus
craindre la douleur (en prenant des coups), à éprouver sa propre
force
(en
en donnant), à découvrir surtout l’ampleur de son courage et au
final à démontrer la supériorité de l’esprit sur le corps.
Gagner ou perdre n’a aucune espèce d’importance, il n’est pas
question ici d’une démonstration quelconque de force brute,
d’orgueil ou d’humiliation, il s’agit avant tout de se vaincre
soi-même afin d’apprendre à se connaître et de découvrir au
fond de soi ce dont on se croyait incapable. Les combats clandestins,
passés du parking du bar à son sous-sol, vont rassembler peu à peu
tous ceux que le modèle de vie contemporain reposant sur la simple
alternance du travail et de la consommation a laissés insatisfaits.
C’est en grande majorité des petits blancs complexés, n’ayant
aucune raison objective de se révolter ; n’appartenant à
aucune minorité (pas de Blacks dans ces battles, encore moins
d’homos déclarés – à moins qu’ils ne le soient tous,
évidemment refoulés), ils font partie de la grande classe moyenne
indistincte, qui n’a plus rien pour se différencier et qui
renferme dans les mêmes conditions plus ou moins étroites le cadre,
le pompiste ou le serveur. Tous ces laissés-pour-compte, non pas du
pouvoir d’achat mais de la reconnaissance, trouvent ainsi le moyen
d’exister à nouveau à leurs yeux et au regard des autres et
d’échapper, l’espace d’un samedi soir, le temps d’un combat,
au purgatoire de leur quotidien. « On
y hurle en langue incompréhensible comme chez les mystiques à
l’église et lorsqu’on se réveille le dimanche après-midi, on
se sent sauvé. »
C’était
notre cadeau au monde
La
création de ce club de combat est leur oeuvre à tous deux, mais
c’est Tyler Durden, marginal charismatique aux aphorismes
définitifs, qui en prend dès le début les commandes et le pouvoir
unique. Tyler n’est pas seulement un producteur artisanal de savon
qui fait la nuit les poubelles des cliniques de liposuccion pour
fabriquer à partir de la graisse des femmes ses produits et les
revendre dans des boutiques de luxe à ces mêmes femmes trop riches
et trop grosses, il est aussi le soir projectionniste, se risquant à
insérer dans les dessins animés des images subliminales
pornographiques, quand il n’est pas serveur dans un prestigieux
hôtel où il s’amuse à pisser dans la bisque de homard ou à se
branler dans le velouté aux champignons. Établissant les règles
strictes des combats clandestins (ne pas parler du Fight
Club,
un seul combat à la fois, l’obligation si c’est le premier soir
de se battre...), il finit par imposer à tous les participants ses
pratiques de sabotage et de vandalisme, en exigeant de chacun des
« devoirs » hebdomadaires : chercher la bagarre avec
le premier venu… et la perdre (montrant ainsi que la plupart des
hommes sont prêts à tout pour ne pas se battre – dans
l’adaptation cinématographique, seul un prêtre dont la Bible a
été jetée dans le caniveau portera des coups), fabriquer des
catapultes à excréments, agresser des comédiens célèbres, raser
des singes dans un zoo... Les membres plus nombreux et plus fidèles
à chaque fois les obligent à multiplier les réunions qui ont lieu
désormais tous les soirs ; l’alter ego civilisé de Tyler
quitte son travail tout en gardant son salaire (la scène de
« négociation » avec son supérieur est l’une des plus
jubilatoires du film) et s'installe dans la maison abandonnée que
squatte Durden, où celui-ci, entre deux baises athlétiques avec une
Marla sauvée du suicide, se livre à la fabrication de dynamite
artisanale.
C’est
seulement lorsqu’on a tout perdu qu’on est libre de faire tout ce
qu’on veut
Pour
autant, perdre son appart et son boulot et s’évertuer le soir à
se démolir n’est pas suffisant. Il manque à ce cadre passé de
l’autre côté de la vie sociale un dernier niveau de conscience à
atteindre pour être tout à fait libre. Cet ultime pas à franchir
vers la liberté, c’est évidemment Tyler Durden qui va lui faire
faire, à travers un second rite initiatique qui se révèlera être
un baptême à l’acide. C’est l’une des scènes les plus
fortes, et certainement la plus violente, qui marque le changement de
programme du Fight
Club
en même temps que le basculement du film dans le nihilisme et la
théologie négative. En forçant son « protégé » à
endurer une brûlure chimique qu’il lui a faite à la main, Tyler
le pousse à capituler face à la douleur ; ce qu’il n’avait
fait qu’approcher dans une « illumination prématurée »
aux réunions de soutien, il doit maintenant le souffrir dans sa
chair, il faut qu’il regarde en face – au lieu d’en avoir
peur – sa propre mortalité et qu’il perde toute espérance,
en commençant par la plus grande d’entre elles : Dieu. Car
Tyler le sait, ce que tous ces hommes viennent chercher dans la
baston, comme d’autres se jettent dans les jeux d’argent,
l’alcool ou la drogue, c’est encore Dieu, c’est un défi lancé
à sa face, comme pour mériter sa colère plutôt que son
indifférence. « Tyler
avait sa théorie là-dessus, à savoir, attirer l’attention de
Dieu en étant mauvais valait mieux que de ne pas attirer l’attention
du tout. Peut-être parce que la haine de Dieu est préférable à
son indifférence. »
Se rappellent-ils que c’est écrit noir sur blanc dans la Bible ?
Dieu
vomit les tièdes,
ce qu’Il aime avant tout, ce sont les saints ou les répudiés, pas
la grande masse confuse qui se maintient peureuse dans l’évitement
et le non-choix permanents. Ce Dieu caché, dont ils se sentent tous
les deux les enfants non-désirés, Tyler lui ordonne d’éprouver
son abandon, comme le Christ sur la croix, dans un sentiment de
déréliction qui seul peut l’amener à la résurrection.
Dieu
ne t’aime pas du tout
C’est
là que l’histoire dans la noirceur de son nihilisme retrouve les
grandes lumières de la théologie négative, qui affirme que l’on
ne peut définir Dieu que par ce qu’Il n’est pas et qu’on ne
peut L’appréhender que dans l’expérience du néant. Chuck
Palahniuk ou David Fincher ont-ils lu les théologiens du Moyen-Âge,
les mystiques rhénans ? Peu importe, Tyler et son comparse, par
leurs paroles et leurs actes, reproduisent leur pensée abyssale, et
notamment celle du plus grand d’entre eux, Maître Eckhart :
« Dieu
n’est pas du tout aimable, il est au-dessus de tout amour et de
toute amabilité. »
Lui aussi considère dans ses sermons qu’il faut tout abandonner,
possessions matérielles, volonté propre, savoir, et même
croyance : « Ici
l’âme perd tout, Dieu et toutes les créatures. Ceci semble
extraordinaire, qu’il faille que l’âme perde aussi Dieu !
J’affirme : en un sens, il lui est même plus nécessaire,
pour devenir parfaite, de perdre Dieu plutôt que la créature !
Toujours est-il qu’il faut que tout soit perdu, il faut que
l’existence de l’âme soit établie sur un libre rien !
C’est d’ailleurs l’unique dessein de Dieu que l’âme perde
son Dieu. »
Phrases folles et obscures qui lui vaudront une condamnation papale
post-mortem. Avec d’autres théologiens, il défend l’idée que
le mal conduit au bien, dans un dépassement tout nietzschéen des
catégories : « Même
le mal doit servir à son salut, et souffrance et plaisir sont tous
deux au-dessous de lui ! »
Saint Augustin avant lui n’avait-il pas confessé qu’il fallait
« désapprendre
l’amour »
et à sa suite Jean de Salisbury que « l’ignorance
de Dieu » était
« la
véritable sagesse qui vient de lui » ?
Angèle de Foligno achèvera le renversement : « Beaucoup
croient être dans l’amour qui sont dans la haine et beaucoup,
inversement, croient être dans la haine et sont dans l’amour. »
Tyler à sa manière se fait le nouveau messie de cette communauté
de frères unie dans la souffrance de n’être rien, et qui devant
la voie bouchée – ou dévoyée – du Bien, choisissent
délibérément celle du Mal.
Vous
êtes la merde de ce monde prête à servir à tout
Sur
cette voie, Tyler conduira ses cogneurs-vandales aussi loin qu’on
puisse aller, puisqu’il les mènera jusqu’au sacrifice et au
martyre. En recrutant parmi eux les éléments les plus valeureux
selon un mode de sélection emprunté aux monastères bouddhistes
(mise à l’épreuve de trois jours sur le perron, obligation
d’avoir sur soi un change complet et de quoi payer son
enterrement), Durden crée une véritable armée de moines-soldats
prête à tout, passant aveuglément pour lui de la simple
destruction de biens publics au terrorisme radical. Le Fight
Club
devient alors le Projet Chaos ; l’objectif n’est plus de
faire réfléchir les personnes en commettant des actes symboliques
plus ou moins spectaculaires, mais bien de les affranchir – avec
ou contre leur gré – de leurs entraves sociales et
professionnelles. Le moyen employé est à la hauteur du but fixé,
il s’agira pour ces commandos de faire sauter les bâtiments de
toutes les maisons-mères des sociétés de crédit afin d’effacer
les fichiers débiteurs et de générer le chaos économique. C’est
là que ces hommes, qui ont renié leur foi et choisi la voie du mal,
loin de contrarier Dieu, ne font qu’accomplir sa volonté.
Si
tu devais mourir maintenant, elle te ferait quel effet ta putain de
vie ?
Être
prêt à faire le sacrifice de sa vie pour libérer les hommes de
leur dette – autrement dit de leur esclavage, comme l’a très
bien identifié Nietzsche dans La
Généalogie de la morale –,
peut-on imaginer une attitude plus chrétienne que celle-ci, une
aspiration plus grande à la sainteté ? Tyler et ses « singes
de l’espace » tous baptisés à l’acide (phrase du Christ :
« Vous
étiez baptisés dans l’eau, je suis venu vous baptiser par le
feu »),
ne se contentent pas dans un geste de réappropriation violent de
récupérer ce que depuis le plus jeune âge l’école, la
télévision et le travail leur ont confisqué – à savoir
l’unicité de leur existence, son irréductibilité, sa valeur
absolue –, ils démontrent également en acte que jouer sa vie
n’est pas seulement risquer de la perdre mais aussi le seul moyen
de la sauver, et de sauver celle des autres. Comme Thomas a Kempis
– autre grande figure de la théologie négative du Moyen-Âge,
auteur de la plus célèbre Imitation
de Jésus-Christ –
qui sommait Moïse et tous les prophètes de se taire pour mieux
entendre la voix de la vérité, ces hommes ne veulent plus adorer un
Dieu lointain aux métaphores énigmatiques, ils veulent incarner
dans leur chair l’idéal qui les porte et assumer, jusqu’à la
mort s’il le faut, toutes les conséquences de leur choix. Dans
cette voie sacrificielle, où chacun a perdu jusqu’à son propre
nom (dans le Projet Chaos, aucun membre n’a de nom, il n’en prend
un, glorieux – Robert Paulson –, qu’à sa mort
héroïque), c’est évidemment la part divine de leur être, celle
qui aspire à l’éternité, qui leur est révélée.
Nom
de Dieu, on a frôlé la vie hein ?
Il
semble que Nietzsche ne se soit pas beaucoup trompé dans
L’Antéchrist
lorsqu’il dit voir dans les premiers chrétiens des destructeurs
comme l’humanité n’en a jamais connu (autre phrase du Christ :
« Je
ne suis pas venu apporter la paix, mais la guerre. »)
Tyler va pousser l’imitation messianique jusqu’à lui-même
disparaître avant l’apocalypse économique annoncée, répétant à
sa façon l’abandon des apôtres par le Christ pour que ceux-ci
puissent recevoir l’Esprit Saint et non plus seulement adorer un
homme de chair, aussi remarquable soit-il, afin qu’ils incarnent à
leur tour et agissent. Mais le premier de ses disciples, le cadre
insomniaque halluciné, témoin au début impuissant de l'escalade
destructrice et qui avait juré par trois fois de ne pas le trahir,
va refuser la terreur qu’implique cet absolutisme. Par amour pour
une femme dont il réalise soudainement l’importance, la belle
déglinguée Marla Singer qui n’a jamais cessé de son côté de
l’aimer malgré lui, il prend conscience de l’absurdité de
l’entreprise, de sa propre folie ; il finit surtout par
comprendre que Tyler et lui ne font qu’un, que cet être qui lui
ordonne de toucher le fond et de tout foutre en l’air c’est
encore lui-même : un ami imaginaire qu’il s’est inventé
pour tenter de sortir de sa vie minuscule et qui aura vécu à sa
place la nuit ce que lui le jour n’osait faire. Ce combat spirituel
– sa saison en enfer à lui – n’avait lieu que dans
sa tête, de même que tout ceci n’est qu’un film, comme vient le
rappeler une dernière image subliminale pornographique insérée par
Fincher au moment où les tours s’effondrent et où retentit après
les chants grégoriens le Where’s
my mind
des Pixies.
Tyler
m’a planté, je suis le cœur brisé de Jack
Cette
mise en abyme finale a été beaucoup reprochée au réalisateur,
accusé par cette pirouette jugée trop facile de trahir une dérobade
morale inacceptable au regard du contenu subversif de l’histoire ;
objet de tous les procès d’intention possibles et attendus
– apologie de la violence, cautionnement du terrorisme,
fascisme, gratuité –, le film s’est fait descendre par la
critique et a été un échec commercial qui a coûté la place au
producteur de la Fox. Personne, ou presque, n’a relevé la
dimension spirituelle de cette allégorie libératrice, fiction non
pas nietzschéenne comme il l’a été bêtement évoqué (pas de
renversement des valeurs dans Fight Club, les membres ne
transgressent aucun des commandements judéo-chrétiens, ils ne
volent pas, ne mentent pas, ne tuent pas...) mais singulièrement
religieuse, où le héros supplicié, s’il échoue à faire
coïncider parfaitement sa vie intérieure et sa vie sociale
– question au passage : laquelle des deux, chez vous,
est le mauvais rêve de l’autre ? –, réussit par
amour à vaincre sa schizophrénie (je ne suis pas celui que vous
croyez), sa paranoïa (on m’a volé ma vie) et à renoncer à la
haine. Cesser de croire que l’autre est le responsable de ma propre
souffrance étant, conformément à ce qu’enseigne la théologie
– et pas seulement négative –, le premier pas vers le
salut.
Frédéric Gournay
Essai
tiré du recueil Portraits de social-traîtres, disponible aux
éditions de L'irrémissible (www.frederic-gournay.com)