mardi 5 janvier 2021

Welcome Back Johnny




        Ne nous restait-il que cela, pour nous arracher à la banalité du quotidien et atteindre l'idéal – maintenant qu'il n'y avait plus de grandes guerres ni de révolutions, d'aventures ou de découvertes – qu'à adorer des idoles et à prendre de la drogue ? À adorer des idoles qui prennent de la drogue ? À ériger des temples-tombeaux où célébrer, lors de messes noires sonores, la mémoire d'idoles décédées d'overdose ? Faudrait-il adorer la mort ? On n'a pas attendu Guy Debord pour apprendre, avec la Bible, que toutes les idoles sont fausses et qu'elles ne peuvent rien pour nous : ce ne sont que des images qui, comme toute image, portent en elles le pouvoir de perdre celui qui s'y abîme. Terrible ironie de l'idolâtrie : nous croyons vivre à travers nos idoles, et ce sont elles qui vivent à nos dépends, vampires nocturnes de nos rêves suçant le sang vif de nos existences réelles, nous dépossédant, dans l'ombre, de tout ce qui fait de nous des fils de la lumière : force, audace, courage, amour, et le plus précieux : le don de la louange. 

    N'aurais-je vécu moi-même que de clichés ? Basculant dans la pire des caricatures au moment où je croyais me libérer, échangeant une trinité contre une autre : Père, Fils et Saint-Esprit contre sex, drugs & rock'n'roll, un Dieu vivant contre des idoles mortifères, le paradis contre l'enfer, la vérité contre le mensonge ? Aurais-je troqué la vie elle-même contre la mort ? La rock'n'roll attitude… Merde, il n'y avait rien d'autre qu'une attitude à avoir ? Se défoncer et se rendre sourd, tu parles d'une aventure. Comment les idoles auraient-elles pu rester dupes de cette comédie ? N'étaient-elles pas les mieux placées pour prendre toute la mesure de l'imposture ? Cette mauvaise conscience étant à l'origine même de leur consommation excessive d'héroïne ? Star internationale ou gloire locale, musicien mainstream ou underground, légende vivante ou artiste maudit, que leurs noms soient Keith Richards ou Richard Hell, tous finissent par réaliser qu'ils ne sont ni des dieux ni des saints, loin s'en faut, et que l'adoration dont ils font l'objet a été obtenue en signant un pacte avec le diable. Partout où le cirque rock'n'roll bat son plein, la forfaiture faustienne se révèle : que l'on se prête au jeu de l'idolâtrie et l'on perd aussitôt son âme, quels que soient le succès et la fortune rencontrés. 

    Dans quelle mesure l'idole contemporaine que l'on nomme rock-star se fait-elle la complice de cette escroquerie ? Jusqu'où son public accepte-t-il de se laisser berner ? The Great Rock'n'Roll Swindle… Les masques tombés, le vide ontologique abyssal de leurs relations ne tarde pas à se dévoiler et une étrange pulsion de mort les saisit l'un comme l'autre, la première rêvant de coma artificiel, d'overdose et de suicide, le second d'expiation, de sacrifice et de mise à mort. Lou Reed, très malin, aura vite compris la situation, ils veulent me voir crever sur scène. John Lennon, défendant un Mick Jagger que journalistes et anciens fans descendent, qu'est-ce qu'ils demandent à ce type, qu'il se tue sur scène ? Est-ce qu'ils veulent que moi et Yoko on se tue sur scène ? Qu'est-ce qui ferait plaisir à ces petites merdes ? On ne pourra pas dire que Mark Chapman, l'homme qui abattra l'ex-Beatles de cinq balles de revolver en bas de chez lui, aura donné tort à sa paranoïa clairvoyante ; parlant d'un journaliste-fan comme de son futur assassin : Ce type est le genre de personne qui était amoureux de toi et qui te déteste maintenant – un amoureux éconduit. Je ne connais même pas ce trou du cul, mais il poursuivait une illusion, il a cessé de l'aimer et maintenant il hait une autre illusion. Le petit monde du rock ne compte plus, sur scène ou en coulisses, ses agressions verbales et physiques, ses menaces de mort et ses tentatives de meurtre. 

    Pourquoi en vouloir à ce point aux stars et désirer si intensément leur nuire ? On pardonne difficilement aux idoles de n'être que des idoles. Inutile de vouloir les brûler, elles s'y emploient très bien par elles-mêmes. Certaines n'hésitent pas d'ailleurs à mettre en scène leur autodestruction, comme un Lou Reed faisant semblant de se piquer sur scène – de quoi vient-il après se plaindre ? – ou comme un Kurt Cobain, posant pour les photographes le canon d'un fusil sous la tête, doigt sur la gâchette. À propos du chanteur de Nirvana, William Burroughs – ce vieux salopard mort à quatre vingt-trois-ans et non pas à vingt-sept comme quelques uns de ses admirateurs – a dit de lui après une unique rencontre, quelque chose ne va pas avec ce garçon, il ne fronce pas les sourcils pour la bonne raison. Que voulait-il dire par là ? L'interprète de I hate myself & i want to die s'était-il trompé de colère ? S'était-il mépris sur sa malédiction ? 

    Juste avant que sa maison ne soit entièrement détruite par le feu, brûlant ses cahiers de chansons et ses démos, John Frusciante a accepté de se laisser filmer chez lui par une équipe de télévision hollandaise, les cheveux longs et le teint cadavérique, le visage émacié et le corps décharné, la chemise trop grande cachant à peine les scarifications de ses avant-bras, les mains grêles et les ongles noircis de sang, fantôme de lui-même s'exprimant d'une voix d'outre-tombe sur les raisons qui l'avaient poussé à quitter les Red Hot, sur les esprits qui le hantaient quand il enregistrait avec eux et sur son refus de devenir une rock star et qui, devant la sollicitude inquiète de son interlocuteur, prétendra ne jamais avoir eu peur de la mort, finissant par s'allonger sur le sol – entre deux chansons, ou deux fixes ? – gisant, comme pour mieux l'attendre devant la caméra. Il n'y a rien d'extraordinaire, hélas, à vouloir se détruire, mais pourquoi vouloir à tout prix le montrer aux autres ? Pourquoi une rock star éprouve-t-elle le besoin de prendre ainsi ses fans à témoin ? Si ce n'est pour leur dire, regardez, je ne peux rien pour vous, vous ne pouvez plus rien pour moi, autrement dit reprendre mot pour mot, comme en témoigne la sourate 14 du Coran, le message de Satan en personne.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay