mardi 19 janvier 2021

Musique du Diable





        Le rock a sauvé bien des vies, à commencer par la mienne, her life was saved by rock and roll, comme chantait Lou Reed, lui-même sauvé par cette musique démente. La musique du diable serait-elle capable de sauver aussi des âmes ? Ce vacarme d'enfer aurait-il le pouvoir secret de ramener à Dieu ? Johnny Rotten des Sex Pistols se rêvant en antéchrist, AC/DC roulant vers l'enfer, Led Zeppelin versant dans l'occultisme satanique, les Rolling Stones se découvrant des sympathies pour le diable, Robert Johnson – blues-man séminal, influence fondamentale de Keith Richards, de Brian Jones, de Jimmy Page, de Jimi Hendrix et d'Eric Clapton – affirmant avoir signé un pacte avec lui et se voyant déjà, comme Jerry Lee Lewis, finir en enfer en sa compagnie… Tout ça était-il vraiment sérieux ? Ces artistes pensaient-ils réellement que leurs péchés feraient horreur à Dieu ? À peine l'ont-ils plus offensé que les bêtes… Soleil de Satan ? On croit s'élever contre Dieu et c'est encore lui qui nous soutient. 

    Et si le rock était la dernière musique sacrée ? Quelle est la métaphysique du rock ? Personne à ce jour n'a osé ou n'a pu l'écrire. Les rares penseurs qui ont tenté de le faire, philosophes à la traîne, à la peine ou universitaires laborieux, se sont mépris sur cette musique autant que ses pires contempteurs, croyant l'élever à une dignité ontologique au moment même où ils la rabaissaient comme eux à son contexte, à ses supports et à ses effets. Ce qu'est le rock essentiellement leur échappe toujours, à ces assis qui avouent écouter du rock dans le métro, dans leur voiture ou dans leur chambre – pour s'endormir ? Ont-ils connu la sueur, le sang et les larmes d'un local de répétition ? Ont-ils déjà risqué leur vie sur scène ? On peut tout savoir de la boxe, avoir tout lu et tout vu sur le sujet, on ne saisira jamais ce que c'est tant qu'on n'est pas monté sur un ring, pour prendre des coups et en donner, là est la vérité. 

    Le rock, musique de l'insurrection, lié aux années 60 et à ses révoltes urbaines ? Le rock est né dans les années 40 aux États-Unis, il est issu du blues et ce dernier n'a jamais chanté la révolution. Comme mai 68, pur événement, improductif, sans objet ni âge ? Réussissant là où l'action politique échoue nécessairement ? Comme si le rock n'avait pas créé d'oeuvres et qu'il fallait, décidément, oublier ses racines noires. Communisme intégré ? Utopie réalisée ? Les rockeurs ont-ils un jour tourné le dos à l'économie libérale, refusant cachets, droits d'auteurs, limousines, suites d'hôtels et jets privés ? En 68, le rock embourgeoisé s'étirait en guimauve psyché et il aura fallu attendre dix ans pour que les punks, renonçant au passage à toute utopie politique, lui redonnent toute sa vigueur initiale. Humanisation de l'électricité ? Électrification de l'humain ? Jouissance du solo de guitare, qui redonne à la conscience l'impression de se rendre maîtresse de l'électricité, cette matière étrangère qui dans les conditions modernes de production l'aliène quotidiennement ? Comme si l'invention de la guitare électrique expliquait quoi que ce soit et un son pouvait à lui seul définir le rock. De quoi jouait Little Richard, au fait ? Et quel était l'instrument de Jerry Lee Lewis ? Johnny Cash faisait du rock avec une guitare acoustique et Alan Vega, de Suicide, sait très bien se passer de l'électrique – et ce sont peut-être les plus grands rockeurs de la terre –, quant aux solos de guitare, visiblement très appréciés de ces universitaires, probables compétiteurs attardés d'air-guitar devant leur miroir, le punk et le grunge les ont toujours rejetés, et avec eux toute la merde prog-rock, comme symboles absolus du narcissisme masturbatoire. Hendrix lui-même ne soutenait-il pas qu'il fallait pendre haut et court tout soliste qui refusait de prendre la rythmique ? Keith Richards n'a jamais entamé un seul solo et Lou Reed, imaginant Dieu lui apparaître et lui demander ce qu'il veut être, président de la république, politicien ou avocat, de répondre simplement guitariste rythmique – de même que Malcom Young est deux fois plus important qu'Angus. 

    Sacraliser un instrument a toujours été le meilleur moyen, non pas de passer à côté d'un genre musical, mais de manquer l'esprit de la musique en soi, erreur impardonnable de la part de théoriciens de l'art, esthètes revendiqués du rock, qui continuent à confondre expression et performance, création et production, poésie et technique, partageant avec les groupes de hard-rock et de rock progressif qu'ils n'assument qu'à moitié – les écoutant sûrement en cachette –, un goût prononcé pour les solos de guitare aussi interminables qu'obligés, ainsi qu'un penchant encore plus inavouable pour les coupés-sport et les blondes à gros seins qui généralement l'accompagne.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay