mardi 26 janvier 2021

Hey teachers, leave those kids alone

 



        Mais si l'essence du rock n'est pas dans ses origines sociales, dans sa matière même ou sa technique, où se situe-t-elle ? Sur quelle ontologie le rock peut-il se fonder ? Et si celui-ci tirait sa nature de l'enregistrement lui-même et de sa diffusion de masse ? La capture de l'émotion et sa démultiplication en artefacts, loin de disperser et d'amoindrir l'esprit de la musique qui en est à l'origine, réussiraient justement à le saisir, le rendant à la fois unique et indéfiniment réitérable – en vinyles, cassettes, puis en CD, fichiers MP3 et autres données numériques –, cet écart temporel entre un événement passé et sa disponibilité rendue pleinement présente autorisant une économie des émotions qu'auparavant le concert limitait à une unité de temps et de lieu : comme un cerveau s'administrant des drogues, l'amateur de musique rock pourrait alors choisir où et quand écouter ce qu'il veut, modifiant sa perception du réel, le triant, le sélectionnant, l'accélérant ou le ralentissant selon ses besoins ou son désir. À la suite de Jean-Luc Nancy, c'est donc à un philosophe de Nancy de soutenir l'idée d'un rock permettant de s'évader du réel ou de se donner l'illusion de le maîtriser – d'où les accointances plus qu'évidentes avec la drogue – mais on se demande de quoi le chercheur lorrain a le plus abusé, de la quiche ou du baba au rhum, pour arriver à confondre à ce point une métaphysique du rock avec une ontologie de collectionneur de vinyles ou de télé-chargeur compulsif. Serait-ce la proximité géographique ? – après tout, Nancy, c'est si proche de l'Allemagne –, en dépit de ses prétendues références anglo-saxonnes, sa thèse sent à plein nez la grosse saucisse d'Adorno et les penseurs de Francfort : Adorno, ce grand esprit qui a réussi le tour de force de rapprocher en son temps le jazz du fascisme – les négros sont des fachos, il fallait l'oser celle-là, non ? – pensée lourdement teutonne qui établit une hiérarchie de fer entre les styles de musique que reprennent bien souvent, à leur corps défendant, des amateurs de rock qui n'assument pas leur goût jusqu'au bout. 

    Tout en haut, au sommet, il y aurait la musique classique, devenue savante, qui sacraliserait l'oeuvre et dont l'essence se trouverait dans la partition, indépendamment de son exécution, toujours relative. En dessous, il y aurait le jazz, qui célébrerait l'instrument, reposant essentiellement sur l'interprétation et, comble de l'horreur pour un Allemand obsédé de contrôle, sur l'improvisation. Tout en bas, en dessous de tout pourrait-on dire, se trouverait le rock, qui magnifierait quant à lui le simple moment, l'instant vécu, à travers le morceau – le single, cet objet pop absolu – que l'on se procurerait uniquement pour l'agrément, exactement comme n'importe quel autre objet de consommation de la vie quotidienne. La différence entre la pensée de porc farcie d'Adorno et la théorie tarte de cette quiche de Nancy, en dehors du fait d'en être toujours à se demander si la musique populaire est de l'art ou du cochon, est que la première s'entendait à nuire sciemment à la musique des descendants d'esclaves noirs, alors que la seconde s'imagine encore la défendre. Une même condescendance préside pourtant à leur esthétique, dès qu'elle se porte sur une musique qui vient de la rue et non pas du conservatoire, qui consiste à la juger en fonction non pas de ce qu'elle est mais des effets qu'elle provoque, non pas de sa nature mais de la perception que l'on peut en avoir, en termes philosophiques et pesamment universitaires : non pas de son essence mais de ses accidents, non pas de son être mais de sa fonction. 

    Au reste, c'est le travers dans lequel tombe toute l'esthétique analytique dont se réclame notre Nancéien, qui ne se demande plus, depuis belle lurette, ce qu'est l'art, mais quand est-ce qu'il y a de l'art, comment il fonctionne, et ce qu'il communique et ce qu'il permet. Charitables, ces théoriciens venus des mathématiques et de la logique veulent bien accorder quelques exigences de composition interne au rock et plus généralement à toutes les musiques de jeunes qui se dansent, mais cela reste minimal ; le procès en simplicité guette toujours : cette musique de pauvres n'est-elle pas trop pauvre ? Ses rythmes toujours identiques ? Ses accords toujours les mêmes ? Ses arrangements standardisés ? Sa production suivant toujours la mode et le marché ? Qu'ils dénonce cet objet de réjouissance trop facile ou qu'ils tentent de le défendre, celui-ci n'accède jamais à la dignité du chef-d'oeuvre et à la grandeur de l'art majeur : il ne peut plus prétendre à l'émotion en soi mais simplement à la gestion des humeurs – c'est entendu, le rock est bileux, épidermique comme disent les journalistes – et c'est bien connu, Sgt. Pepper's, Exil On Main Street, Velvet Underground & Nico, London Calling, The Queen Is Dead, Loveless ou Blood Sugar Sex Magik n'ont jamais existé. 

    Comment la saucisse et la quiche ne se seraient-elles pas mises d'accord ? La musique des minorités est toujours mineure. La preuve ? Il ne faut aucune initiation pour s'y mettre, le rock on le prend comme ça, à la radio, à la télé, sur le net, il n'y a pas besoin de faire d'études et l'Académie du Rock n'existe pas. Pour Johnny Halliday, peut-être – quoique personnellement je n'ai jamais réussi à m'y mettre – mais pour Can, Sonic Youth, Sebadoh ou Frusciante ? C'est là que Nancy rejoint Francfort, que l'analytique anglo-saxon tourne à l'idéologique allemand, que l'exilé philosophique vire au petit collabo. Auschwitz ne commence pas partout où quelqu'un regarde un abattoir et pense : ce sont seulement des animaux, il débute à chaque fois que l'on écoute une musique et que l'on se dit : ce n'est qu'une culture de masse, ce n'est qu'une sous-culture, impliquant inévitablement qu'il y ait des sous-hommes ne possédant pas assez d'esprit ni d'éducation, sont-ils bêtes, pour s'apercevoir qu'ils sont grossièrement manipulés par une industrie culturelle aux intérêts mercantiles – industrie aux mains de qui, déjà ? 

    Pauvre Adorno, il a passé sa vie à lutter contre le fascisme et il n'a pas vu, pour le coup, le nazi qui était en lui, perpétuant à son insu un apartheid culturel et un racisme de classe affligeants, que reprennent hélas encore de nos jours ceux qui veulent damner le rock comme ceux qui veulent le racheter. Le rock a-t-il vraiment besoin d'être sauvé ? A fortiori par des universitaires de province, habitant par ailleurs des villes réputées pour leurs folles nuits rock ? Le rock n'a rien à attendre d'une reconnaissance philosophique, qu'il n'a jamais réclamée et dont il se contrefout royalement. C'est le sens de la phrase de Rodolphe Burger, philosophe et rockeur, originaire de Colmar – comme quoi, les Allemands n'auront pas l'Alsace et la Lorraine –, modèle de ma jeunesse d'étudiant et de batteur, auteur en France de trois chef-d'oeuvres, Cupid, Far From The Pictures et Meteor Show, et qui disait le rock, je le défends quand on l'attaque, mais sinon, le rock, j'en ai rien à faire. Le rock se défend très bien tout seul. Le seul moyen en revanche de le tirer du bourbier intellectuel dans lequel il a été jeté malgré lui, c'est de lui reconnaître enfin une véritable ontologie, et non pas de lui concéder un moins-être, un être dégradé, quand ce n'est pas du non-être tout court.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay



Note de l'auteur : tous les universitaires ne sont pas des idiots comme ce professeur de Nancy, ce sont aussi parfois des plagiaires, telle Anna Trespeuch-Berthelot de Caen, qui reprend l'essentiel de mon Debord et l'ivresse infinie dans son laborieux Debord ou l'ivresse mélancolique - s'inspirant de mon travail jusque dans le titre - et ce, sans me citer une seule fois. D'autres font preuve heureusement de plus de probité intellectuelle, comme Yoann Sarrat de Clermont-Ferrand qui, dans sa monumentale thèse Transgression et littérarité : l’oeuvre de Pierre Guyotat et son influence sur les milieux artistiques et littéraires, poursuit (et dépasse bien souvent) mes réflexions sur l'auteur de Tombeau pour cinq cent mille soldats, en n'oubliant pas, quant à lui, de mentionner l'essai dont elles sont issues, Pierre Guyotat ou le prostitué de Dieu, paru aux éditions de L'irrémissible.