mardi 1 décembre 2020

Révélation chérifienne




        Hasard ou coïncidence ? La fièvre acheteuse d'Assia est tombée à Chefchaouen. Comme moi, se promener dans les ruelles liquides et colorées de la ville la contente. Effets insoupçonnés du bleu ? Ondes spirituelles ? Les restaurants l'attirent moins ; un sandwich nous suffit, comme ce midi où nous nous délectons d'un sandwich au œufs, aux petits pois et aux crevettes, partageant une bouteille d'eau. Je n'ai pas bu une goutte d'alcool depuis des semaines, je n'ai pas fumé depuis des mois ; il me semble ne jamais avoir été aussi lucide. J'ai eu ce matin ma sœur au téléphone, qui m'a donné des nouvelles rassurantes ; papa s'est remis à manger, s'est-elle réjouie, l'espoir est à nouveau permis. Ici, je suis rempli d'une étrange sérénité. Est-ce que je la porte sur mon visage ? Ai-je l'air extasié ? Ou est-ce le crâne rasé qui me donne un air de pèlerin ? Ou alors une tête de flic ? Personne ne me propose de haschich – c'en est presque vexant –, contrairement aux autres Occidentaux, principalement espagnols, qui se font régulièrement relancer. Comme le rappelle judicieusement le Routard à ses lecteurs, on trouve facilement à Chefchaouen du cannabis sous toutes ses formes, que les Marocains du Rif appelle le kif, ce qui ne fait pas pour autant de la ville une capitale de la défonce, même si de nombreux narco-touristes s'y rendent effectivement durant leurs vacances, comme à Amsterdam : pour y consommer bien plus que les habitants eux-mêmes. Je ne fume pas mais c'est moi qui ris aux éclats quand je vois des jeunes aux yeux rouges, collés aux bancs, avachis près des fontaines, abrutis aux tables ; incapables de lire un menu, une fois qu'ils l'ont déchiffré de choisir un plat, de se souvenir de leur choix quand le serveur vient prendre la commande et de se rappeler de leur commande une fois que le serveur revient avec les assiettes ; le plus grand comique, que je ne manque jamais de signaler à Assia, étant sans doute quand le serveur est aussi défoncé : des écheveaux de quiproquos se tissent alors et ne se défont, entre ahurissements et gloussements, qu'au terme de longues discussions décousues. Le règlement de l'addition est souvent une apothéose du genre, moment où le serveur, sermonné par son patron, perd généralement tout humour. Je me suis revu à Amsterdam, à dix huit ans, courant les coffee shops à la place des musées et des églises, le regard au niveau des canaux, manquant toujours de me faire renverser par un vélo, une voiture ou un tramway, incapable de lever la tête pour parler à un habitant, pour admirer l'architecture ou pour regarder le ciel. 

    Assia le sait, je ne suis pas venu à Chefchaouen pour faire du narco-tourisme, ni même du tourisme tout court. Je tenais absolument à voir la ville sainte, interdite aux chrétiens jusqu'en 1920, où Charles de Foucauld, déguisé en rabbin et au péril de sa vie, fut le premier Occidental à entrer. Un Américain, William Summers – orthographié Saumers par le très scrupuleux Routard –, tentera quelques années plus tard de renouveler l'exploit, avec moins de prudence ou de chance, on l'ignore : démasqué, il mourra empoisonné par ses hôtes. Ce que ne sait pas Assia en revanche, c'est que l'itinéraire que nous avons choisi de faire ensemble suit, en grande partie et à rebours, le parcours que Foucault a accompli à la fin du XIXème siècle comme explorateur – Meknès, Fès, Chefchaouen, Essaouira, Tanger –, dans un pays alors presque entièrement inconnu des Occidentaux et interdit aux Français – soupçonnés, à raison, de vouloir l'envahir –, dans ce Maroc où il a retrouvé la foi et envisagé de se convertir à l'Islam. Charles de Foucauld, le vénérable en passe d'être béatifié, il devrait être déclaré saint par le nouveau pape Benoît XVI d'un jour à l'autre : encore un enfant taciturne, souvent malade, puis jeune homme débauché, qui se perdra dans tous les excès avant de retrouver, dans les déserts d'Afrique, le chemin vers Dieu. Saint Augustin, Saint Antoine, Rimbaud, Charles de Foucauld… Étrangement, c'est à lui que j'ai pensé d'abord, quand Assia et moi avons évoqué le Maghreb comme destination ; Assia rêvait d'Algérie, de désert saharien, de trek en compagnie des Touaregs : j'ai fantasmé l'Assekrem, les hauts plateaux désertiques où Foucauld a fondé son ermitage. La guerre civile en Algérie vient à peine de se terminer, coûtant la vie à plus de cent mille personnes ; malgré les accords de paix, beaucoup de régions demeurent encore dangereuses, à commencer par le Sahara ; nous nous sommes résolus au Maroc. Pour moi c'était logique : avant l'Assekrem il y a le Rif, avant l'engagement érémitique du Sacré-Cœur il y a la révélation chérifienne. Que peut venir faire un Occidental en Afrique ? Que peut bien chercher un chrétien en terre d'Islam ? Les voyages à l'étranger sont autant de voyages intérieurs… Jusqu'où peuvent-ils mener ? Pour Foucauld, le Maroc sera le départ vers la sainteté, la plus grande des aventures humaines. Comme celles de Blaise Cendrars, de Henry de Monfreid ou de Laurence d'Arabie, auteurs surestimés et mythomanes, paraissent en comparaison étroites, répétitives, laborieuses et pour tout dire inutiles.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay