mardi 22 décembre 2020

Pèlerins de Tanger




        Assia et moi avons quitté Essaouira pour Tanger, au bout de trois jours seulement. Fuir serait plus approprié. Pas plus elle que moi n'avons aimé celle que l'on appelait autrefois Mogador, ville surfaite à la bohème de pacotille, avec ses ruelles remplies de boutiques de souvenirs et sa plage vidée de plaisanciers ; nous n'avons pas su goûter les charmes du Saint Malo du sud-ouest marocain, son eau glaciale, ses courants retors, son vent froid et ses rafales de sable. Le Guide du Routard vendait pourtant ses attraits, le passé glorieux, le cosmopolitisme, les figures emblématiques qui y avaient séjourné ; pensez donc : Orson Wells, Cat Stevens, Jimi Hendrix et Matthieu Chédid. Matthieu qui ? Que faut-il avoir entre les oreilles pour placer dans le même paragraphe un génie du cinéma, deux immenses musiciens et M., cet écouillé coiffé comme un chat mouillé – mélange grotesque de Wolverine d'opérette et de Klaus Nomi de parodie – pompeur éhonté de talents qui n'a jamais rien su créer de lui-même ? De l'eau salée ? Du vent ? Du sable ? De la merde des égouts d'Essaouira ? Voilà le nouveau tourisme : le pèlerinage laïque. On ne se rend plus dans des lieux saints, à la recherche de destins hors du commun qui ont changé la face de l'humanité, mais sur les traces de célébrités des arts et de la mode qui ont façonné l'époque. Encore à Tanger, le Routard a essayé de nous refaire le coup, quand on songe à tous ceux qui y ont vécu : Delacroix, Matisse, Paul Morand, Tennessee Williams, Samuel Beckett, Paul Bowles, Jean Genet, Francis Bacon, Brian Jones, Yves Saint-Laurent, Jean-Louis Scherrer… Jean-Louis Scherrer qui a tant fait, c'est vrai, pour l'humanité parisienne. Assia n'y échappe pas, notre hôtel est juste à côté de celui où vécut William Burroughs, elle a absolument voulu me prendre en photo devant. J'ai accepté de mauvaise grâce, me persuadant qu'elle me voyait ainsi, peut-être, comme un écrivain. Je suis passé devant hier soir ; un junkie, le garrot dénoué au bras, flageolant sur ses jambes pliées, menaçait de tomber tête la première sur le bitume. Pouvait-on rendre un meilleur hommage à l'auteur du Festin nu ? À chacun ses pèlerins. 

    On a dit de Burroughs qu'il a été de son vivant une rock star pour les rocks stars, nombreux étant les musiciens qui ont cherché à collaborer avec lui ou à lui rendre hommage, parfois avec autant de classe que le junkie que j'ai croisé hier soir. Là aussi la liste est longue : Frank Zappa, Mick Jagger, Jimmy Page, David Bowie, Deborah Harry, Patti Smith, Joe Strummer, Tom Waits, Kurt Cobain… John Frusciante, lui aussi, n'a longtemps juré que par lui, le citant à longueur d'interviews, poussant l'idolâtrie jusqu'à devenir junkie comme lui. À moins qu'il ne se soit identifié au premier guitariste des Red Hot Chili Peppers, Hillel Slovak, mort d'overdose et qu'il a remplacé dans le groupe, à l'âge de dix-huit ans seulement ? Ou à Chet Baker que Flea, bassiste du groupe, connaissait personnellement, apparaissant à ses côtés dans le très beau film de Bruce Weber, Let's get lost ? Ou aux idoles de son enfance et de son adolescence, qu'ont été Hendrix, Bowie, Iggy Pop et Lou Reed ? Sans même parler de Syd Barrett, Brian Jones, Keith Moon, Bon Scott, Sid Vicious… Là encore, la liste est longue et non-exhaustive. Qu'est-ce qui pousse un musicien reconnu à quitter son statut de demi-dieu, ayant le monde à ses pieds, pour celui de loque ruinée, toujours prête à suffoquer d'overdose ou à s'étouffer dans son vomi ? C'est quoi le problème, au juste ? La musique ou le succès ? L'inspiration ou la reconnaissance ? Dans l'addiction, quelle est la part de l'expérimentation et celle de l'identification ? Après tout, les rock stars ne faisaient elles-mêmes que reprendre la voie – ou l'impasse – qu'avaient pris avant elles les jazzmen, tous plus ou moins junkies comme Dexter Gordon, Lester Young, Charlie Parker, John Coltrane, Elvin Jones, Ornette Coleman, et avec eux beaucoup de la beat generation. En ce sens, Burroughs représente à leurs yeux à tous, au royaume des paradis artificiels, Dieu le père. 

    William Burroughs serait-il responsable de l'égarement et de la perdition de générations entières de musiciens, comme Bukowski serait coupable d'avoir précipité des cohortes d'écrivains dans les stérilités et les abrutissements de l'alcool ? Ce serait lui accorder, pour le coup, un pouvoir réellement surhumain. Suffit-il de prendre de la drogue pour connaître les éclairs du génie ? Non à l'évidence, pas plus que la toxicomanie n'est la rançon nécessaire de la gloire. La plupart des junkies ne font pas œuvre et l'on a connu des musicos toxicos, pourtant géniaux, ne pas connaître de succès autre que d'estime, comme Dee Dee Ramone, Johnny Thunders, Richard Hell – autres idoles absolues de John Frusciante –, modèles dont en France seul Daniel Darc, l'ancien chanteur de Taxi Girl, s'est montré digne – et non pas Téléphone ou Trust –, prétendant avoir toujours rêvé d'être un guitariste junkie, échouant dans la première de ses vocations, parvenant à un meilleur résultat pour la seconde. Peut-on revenir des enfers de la drogue, n'y passer qu'une saison, et recouvrer les mystères de la grâce ? Darc comme Frusciante semblent le prouver, le premier venant de sortir un album magnifique intitulé Crève-coeur, le second réussissant l'exploit de sortir au même moment six albums solos en six mois, après avoir rejoint à nouveau les Red Hot Chili Peppers et leur apportant, avec Californication et By the way, leurs plus grands hits. Des retours en grâce, celui de John Frusciante est le plus spectaculaire, pour ne pas dire miraculeux. Il n'y a que pour lui que je me sentirais capable de me faire pèlerin. Fan définitif, je rêve toujours de le rencontrer, je me vois partir pour Los Angeles à cette fin, ou le croisant ici, à l'hôtel de Burroughs auquel il serait descendu, suivant lui-même peut-être, à travers le monde, les pas de son idole.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay