mardi 15 décembre 2020

À Fès, fais-toi Soufi




        Un homme en blanc, turban sur la tête et barbe en éventail, les yeux ronds et le nez aquilin, s'approche de moi et m'observe sans dire un mot. Je lui souris, il me sourit, je retourne à mes pensées qu'inspire la beauté de l'architecture et de la décoration de la mosquée Qaraouiyyîn, jalousant en secret Assia qui, elle, peut en admirer le cœur. Se posera-t-elle la question de Dieu ? Formulera-t-elle une sorte de prière ? Que pourra-t-elle bien demander ? À moins que le voile et le cantonnement ne produisent sur elle tout l'effet contraire. L'homme s'approche un peu plus et rompt le premier le silence que nous respections. Les motifs que tu admires ont été faits par des artisans religieux, c'est une confrérie très importante ici, dont l'histoire remonte au Moyen-âge, un peu comme les compagnons en France, à la différence près que son pouvoir était considérable ; elle s'occupait de tout, d'éducation, de formation, de sécurité sociale, de police, c'était en quelque sorte le maillage de la société à Fès, sur laquelle tout reposait et dont les membres les plus éminents étaient comparés à des saints. Aucun pouvoir en place ne pouvait tenir sans leur soutien. Je te remercie pour l'historique, mais comment tu as su que j'étais Français ? Oh je t'ai entendu parler tout à l'heure avec ton amie. Tu aimerais entrer, n'est-ce pas ? J'avoue. Fais-toi musulman, sourit-il, soufi de préférence. Tu es toi-même soufi ? Oui, depuis vingt ans maintenant. Comme les derviches-tourneurs ? Il y a plusieurs branches dans le soufisme, le tronc étant l'Islam, mais c'est ça, cela demande une initiation, des rites où la musique et la danse ont leur importance, afin de pouvoir trouver la voie intérieure, débarrassée de l'ego, qui mène à l'amour et à la contemplation de Dieu. Dans le soufisme, Dieu, l'amour et la poésie ne se distinguent pas. Tu vois les motifs de la mosquée ? Il n'y a que la géométrie qui peut exprimer l'inexprimable, à savoir l'infini, l'image étant bien trop limitée. Ses phrases me plongent dans des abîmes de réflexions, par rapport à nos sociétés de représentations et d'idoles. Le divin, l'amour et la création qui ne font qu'un, n'est-ce pas la révélation de Venise, le mantra que je me répète quand je viens à douter de tout ? Le Bien, le Bon et le Beau enfin retrouvés ? Avec la transe, qu'ai-je cherché d'autre en musique ? Je connais un peu le soufisme, depuis la Turquie et la confrérie Mawlawiya, à laquelle appartiennent les fameux derviches-tourneurs, j'ai un peu étudié la chose et j'ai lu Ibn Arabi, ce penseur génial si méconnu de l'Occident, surnommé le fils de Platon et sans lequel Dante n'aurait jamais pu concevoir sa Divine comédie. J'ose la question, tu connais Ibn Arabi ? Mon interlocuteur sourit de plus belle, il ferme les yeux, si je connais Muhyi-d-dîn Ibn 'Arabi ? Le soufisme, c'est lui, c'est notre maître à tous, après Dieu, bien entendu. C'est à Fès, en 1196, que Ibn 'Arabi a eu la révélation du sceau de la sainteté, Mahomet l'ayant réveillé dans la nuit pour lui remettre les gemmes de la sagesse. La sagesse est une pierre unique, seule sa forme qui représente la tradition diffère, selon qu'elle est remise à Abraham, à Jésus ou à Mahomet. Toi, l'as-tu lu ? Un peu. 

    Il voit Assia revenir, retirant le voile qu'une femme lui avait prêté. Sais-tu que Ibn 'Arabi a été initié spirituellement par des femmes ? La meilleure amie de sa mère, Fâtima de Cordoue, et Shams Umm Al-Fuqarâ, de Marchena, qu'il a toujours considérées comme ses mères spirituelles, sans parler de sa propre femme, Maryam bint 'Abdun, qui représentait pour lui l'idéal de la vie spirituelle, et bien sûr la jeune Nizhâm, Harmonie en français, qui fut sa plus grande inspiratrice. Il faut savoir que Ibn Arabi a écrit plus de huit cent quarante livres ; aucun penseur, à la fois métaphysicien, juriste et poète n'a composé une œuvre aussi considérable, pas même en Occident. D'un signe de la tête, il salue poliment Assia, qui n'ose interrompre la conversation, tu connais Le maître d'amour ? C'est traduit en français, mais si tu aimes voyager, comme je le crois, alors tu dois absolument lire Le dévoilement des effets du voyage. Dieu est un océan, il faut choisir le bon bateau. Je vais te raconter une anecdote, ce matin j'étais au cimetière avec mes enfants et mon beau-père pour nous recueillir sur la tombe d'un Saint. À la fin de la prière, j'ai entendu le Saint dire Inch'Allah. Un peu plus tard, j'ai demandé à mes enfants s'ils avaient entendu la réponse du Saint, ils m'ont dit que oui, le beau-père, non. Il sourit, s'incline et repart, levant le doigt, fais des recherches sur internet sur Les Noms Divins, j'ai signé la préface d'un gros livre sur le sujet. Je le regarde s'éloigner et disparaître. J'ai l'impression que le retour d'Assia l'a fait fuir. N'a-t-il pas attendu qu'elle soit entrée dans la mosquée pour venir me parler ? Les soufis accordent pourtant une place centrale à la femme, figure privilégiée de théophanie. Mépris ? Respect infini ? J'ai oublié de lui parler de René Guénon ; j'aurais voulu lui poser des questions sur les Gens du Blâme, cette étrange confrérie soufie dont les membres passent leur vie à essayer de passer pour ce qu'ils ne sont pas, cachant le bien qu'ils font et ne dissimulant rien du mal qu'ils pourraient faire. Chercher à faire le bien tout en voulant passant pour un salaud, n'est-ce pas là un sommet d'humilité ? N'est-ce pas cela, au fond, qu'a cherché toute sa vie Céline ? Se surnommant lui-même le mandarin de l'opprobre ? La trahison, décidément, est une affaire sérieuse. 




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay