mardi 17 novembre 2020

La dernière tentation du Christ à Meknès




        C'est ici, au Hri Souani – je reconnais en effet un mur, un angle, une prise de vue – que Martin Scorsese a tourné des scènes de La dernière tentation du Christ, en réalité une seule scène, très précisément celle où Pilate interroge Jésus sur son identité. Je me rappelle avoir vu le film un soir chez Erwan, je n'avais pas bu ni fumé ; passé l'étonnement devant les libertés qu'a prises Scorsese avec l'orthodoxie religieuse, je suis tombé sous le choc des phrases prononcées par Willem Dafoe jouant Jésus, telle que Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive ou encore Vous étiez baptisés dans l’eau, je suis venu vous purifier par le feu. M'avait-on enseigné ça un jour, au catéchisme ? Lors d'une homélie, à l'église ? Je me suis empressé de rentrer chez moi, pour relire aussitôt L'antéchrist de Nietzsche. De quoi cherchais-je à me rassurer ? J'ai obtenu le contraire de l'effet escompté, Nietzsche ne cessant de témoigner son admiration pour la figure personnelle du Christ, ne dirigeant ses attaques les plus dures que contre Saint Paul et l'Église, plus spécialement contre l'Église protestante – ce qui est la moindre des choses, quand on est Allemand. Tiré du roman de Nikos Kazantzakis, autre grand voyageur, le film a le mérite de révéler l'importance du rôle de Judas, figure primordiale de la trahison, incarné par Harvey Keitel. À bien réfléchir, il me semble préférer être Judas que Pilate, un traître plutôt qu'un lâche. Qu'est-ce que la vérité ? demande Pilate à Jésus après que celui-ci a affirmé être venu témoigner pour elle. Oui, qu'est-ce que la vérité est la question désabusée, n'attendant jamais de réponse, que répètent incessamment ceux qui dans la vie se lavent les mains de tout. Judas, lui au moins, en trahissant Jésus, le reconnaît, contrairement à Pilate qui ne parvient pas à se décider et qui s'en remet à l'opinion changeante de la foule. Il n'y a plus que les traîtres qui m'intéressent, ceux qui ont trahi leur famille, leurs amis, leur pays, leur culture et même leur langue : Jésus trahissant les Juifs, Nietzsche trahissant l'Allemagne et le protestantisme – lui qui enfant désirait être pasteur comme son père –, Rimbaud trahissant la France, ses amis les plus proches, la poésie elle-même, Proust, le pédé juif, les Israélites et les homosexuels, Van Gogh, Gauguin, Flaubert reniant eux aussi, à leur façon, leur engagement du passé… Et que dire de Céline, ce traître absolu ? C'est ça que je devrais proposer à la revue, plutôt que de continuer à leur envoyer de la littérature, ce qui revient, comme il est dit dans l'Evangile de Saint Matthieu, à jeter des perles devant des pourceaux. Ce qui m'ennuie, c'est que tous ces créateurs sont morts, il faudrait parler également des vivants, de Sollers du Paradis et de Guyotat du Tombeau pour cinq cent mille soldats

    Dans le film de Martin Scorsese, Pilate est joué par David Bowie. Entre trois acteurs immenses, un imposteur s'est faufilé. Musicien fini, acteur de second plan, il aurait mieux fait d'essayer de signer la bande originale du film, celle de Peter Gabriel demeurant un supplice pour les oreilles, à défaut d'illustrer correctement la passion du Christ. Comment un réalisateur qui a choisi Willem Dafoe, Harvey Keitel et Barbara Hershey pour incarner les rôles principaux de son film a-t-il pu se résoudre à prendre David Bowie pour jouer l'ambigu et l'ambivalent Pilate ? Des yeux vairons ne font pas tout. Fan définitif des Beatles et des Stones, Scorsese a peut-être vu en Bowie – rien qu'un poseur selon Keith Richards – un opportuniste et un carriériste de première, susceptible de restituer la psychologie trouble du gouverneur romain. The man who sold the World, l'homme qui a vendu le monde, n'est-ce pas Bowie lui-même ? Le premier artiste à transformer ses droits d'auteurs en placements boursiers, se faisant ainsi l'apôtre de la capitalisation de l'immatériel et de la financiarisation du monde ? Passant, les mains propres et le sourire refait, de l'avant-garde musicale à l'avant-garde financière, de Major Tom junkie aux junk bonds ? J'adorais Bowie. Il y a une jouissance particulière à brûler ses anciennes idoles, quand on ne se contente pas de les regarder tomber d'elles-mêmes de leur piédestal, se prenant les pieds dans le tapis rouge de la gloire et de la fortune. Demi-divinités, vous n'étiez donc qu'humaines ? Aussi vaniteuses et cupides que le commun des mortels ? Mort artistiquement depuis des années, c'est le rôle de Lazare qu'aurait dû lui refiler Scorsese, ou celui de Judas lui-même, soldant l'amitié et la vérité pour trente deniers. Je ne serai jamais un saint, au moins ferai-je un bon traître. J'ai soldé l'amitié pour moins que ça. J'ai cette excuse, je l'ai fait gratuitement. 

    Je rappelle à Assia le tournage de La dernière tentation du Christ au Maroc, l'opposition entre Jésus et Pilate filmée ici, le scandale que sa projection a provoqué un peu partout dans le monde, tout particulièrement en France, où des cinémas ont été incendiés, faisant de nombreux blessés et provoquant la mort d'un spectateur. On parle beaucoup en ce moment des intégristes islamistes qui commettent des attentats, et c'est bien normal, ce qui l'est moins, c'est l'étrange rapport de cause à effet que l'on établit entre la foi musulmane et le terrorisme, Allah et le Djihad, le Coran et le crime. C'est oublier un peu vite que le PKK et l'IRA – groupes politiques armés laïcs ont tué davantage, et qu'en France, il n'y a pas si longtemps encore, des fondamentalistes religieux ont porté atteinte à la vie d'innocents et ont tué, au nom d'un Dieu tout ce qu'il y a de plus catholique. Assia n'est guère surprise quand je lui apprends que ces nostalgiques de l'inquisition, proches de Saint-Nicolas-du-Chardonnet et de l'extrême droite française, pratiquant encore l'autodafé d'oeuvres d'art et l'exécution publique d'hérétiques par le feu, n'ont été condamnés qu'à de la prison avec sursis. Elle connaît le système judiciaire, elle connaît la France et ses magistrats ; qu'un Arabe de banlieue se fasse prendre à vendre du shit et il part sous les verrous, qu'un catholique bien blanc issu des beaux quartiers soit arrêté pour avoir posé une bombe incendiaire meurtrière, et il repart libre.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay