mardi 10 novembre 2020

Filles de Meknès




        Plus je passe de temps au Maroc et plus j'admire la société musulmane, où l'alcool est absent de la plupart des lieux publics, où les femmes ne sont pas obligées d'érotiser chaque instant de leur existence, où la fidélité – qu'elle soit conjugale, juridique ou spirituelle – se révèle la première des vertus, où la pornographie, la prostitution, les jeux d'argent et les prêts à taux usuriers sont interdits de manière égale, où cinq fois par jour l'individu doit cesser toute activité pour penser à ce qui le dépasse, à son rapport aux autres et à sa relation aux plus pauvres – où pendant quarante jours dans l'année il doit redécouvrir ce que sont la faim, la soif et l'abstinence sexuelle. J'ai participé au ramadan avec la famille d'Assia dans le Sud de la France ; sur les conseils de sa grand-mère, j'ai fait le premier jour, le jour du milieu et le dernier jour. L'expérience est à vivre, elle ouvre une autre perspective sur le quotidien : on réalise le temps qu'on perd à se soucier de manger, où, comment et avec qui ; débarrassé des impératifs du corps, l'esprit s'appartient à lui-même, on réfléchit sur tout, les vivres spirituels – vin coranique, manne juive, eucharistie chrétienne – deviennent plus désirables que les nourritures terrestres. En comparaison, le carême catholique paraît bien timoré, et plutôt confortable, avec son bol de riz du mercredi des Cendres et le poisson le vendredi à la place de la viande. Le séjour au Maroc n'arrange pas les choses, la nourriture me dégoûte de plus en plus, j'ai dû faire un trou supplémentaire au couteau dans ma ceinture pour la resserrer. Si je me suis fâché avec Pierre et avec Ben avant de partir, ce n'est pas pour rien non plus, leur passion pour la bouffe m'écoeurant toujours davantage ; j'avais prévenu Pierre, avant la rupture définitive : comme pour le sexe il y a quelque chose d'un peu dégueulasse dans la nourriture, qui atteint à la même obscénité, lorsqu'on passe son temps à table, comme il le fait, à en parler, à sanctifier le terroir, à révérer la tradition et à glorifier un savoir-faire, à s'incliner face à une recette et à se mettre à genoux devant un grand chef. C'est à croire qu'il pourrait voir Dieu dans un plat, à moins que ce ne soit entre les cuisses d'une fille, comme pour Ben, qui voit dans chaque chatte une cathédrale. La bouffe et le cul, voilà l'objet de toutes leurs pensées et les seules vraies passions de leur existence. Ils mangent, ils baisent, ils ont des révélations, qui durent le temps que dure le plaisir, quelques secondes, quelques minutes tout au plus. 

    Au vrai, je ne connais personne qui soit véritablement athée. Ceux qui prétendent le contraire sacralisent toujours quelque chose d'autre, que ce soit leur mère ou leur femme, la bouffe ou le cul, l'alcool ou la drogue, le jeu ou l'argent, un personnage historique ou un penseur, un musicien ou un acteur, un homme politique ou un sportif, un top-modèle ou un présentateur télé, quand ce n'est pas la plus commune et la plus plate des idoles, à savoir soi-même. On se parfume, on s'habille, on se fait des offrandes, on se prend en photo, on se voit en image, on se fait des films, on se raconte des histoires, on ne parle que de soi. Autoportrait, journal intime, autobiographie, analyse, autofiction, récits de soi, je parle en connaissance. Il n'y a de Dieu que Dieu, c'est le premier acte de foi du musulman, que répète inlassablement le Coran, dont la lecture me fascine de plus en plus. Serais-je mûr pour me convertir ? J'imagine la joie des grands-parents d'Assia, et la tête de mes parents. La circoncision m'attend. Quel prénom arabe me choisirais-je ? Abdul ? Karim ? Mohamed ? Qu'en penserait Assia, ma belle athée à l'appétit insatiable ? Ma chérie, je t'emmènerais à la Mecque. Serrant sa main sur la place El Hedim, comme pour mieux me protéger du charme ensorcelant des filles de Meknès, je lui fais part de mon attrait grandissant pour le foulard, que je trouve décidément très seyant, et de mon goût plus que prononcé pour le voile, qui représente pour moi un summum érotique. Ne voudrait-elle pas le porter pour moi ? Assia trouve mon idée complètement conne, elle est définitive : celui qui lui fera porter le foulard n'est pas né.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay