mardi 27 octobre 2020

Pensées du Haut Atlas




        Chère Claudine Tiercelin, nous savons vous et moi que la raison, comme jadis la foi, a été instrumentalisée pour commettre le pire et que derrière le masque du Bien ce sont toujours les mêmes grimaces de haine, de ressentiment, de désespoir, de haine de l'autre et de soi. Le seul entendement permet-il de les combattre ? La vraie raison peut-elle venir à bout de tristes passions ? La noble philosophie que vous enseignez si bien peut-elle vraiment lutter contre la barbarie ? En bonne humaniste, vous réclamant de l'héritage des Lumières, vous devez essayer de vous en convaincre. Mais l'homme vit-il de raisons ? La naissance est-elle rationnelle ? La mort est-elle raisonnable ? Entre l'émerveillement et le scandale, l'amour est-il logique ? Plus encore, une raison a-t-elle jamais vaincu une passion ? Une idée un affect ? Ne faut-il pas plutôt, comme Spinoza le considère, opposer à la passion une autre passion, encore plus forte ? Mais alors, au moment où revient en Europe la folie meurtrière, accompagnée des justifications les plus délirantes, que faudra-t-il répondre ? À cette haine qui ne se cache même plus, quelle passion faudra-t-il opposer ? La passion de la connaissance ? Un savoir accru de l'univers ? Une exigence supplémentaire de rationalité ? De nécessités, de principes et de lois ? De liberté, d'égalité et de laïcité ? Cela suffira-t-il à arrêter ces gamins égarés assoiffés d'absolu ? Je crains qu'à vouloir toujours plus faire correspondre le réel et le rationnel, on ne fasse qu'encourager ce que l'on voulait combattre : qu'à remplir le monde de raisons on ne donne envie de commettre toujours davantage de folies. Après tout, eux aussi veulent à tout prix faire plier le monde à leur unique vue de l'esprit… Voilà ce que c'est que de vouloir rabaisser le réel aux courtes vues de la raison ou à une seule idée. Mais si l'on soutient le contraire ? Que l'être, précisément, est à jamais hors de portée des mesquineries humaines ? Qu'entre le ciel et l'homme, il y a une distance incommensurable qui ne pourra jamais être réduite, ni par la raison ni par le dogme ? Et que dans cet écart, dans ce jeu, se trouve toute la dignité de l'humanité, la sauvegarde et l'avenir du monde ? 

    Vouloir maîtriser ce qui ne se maîtrise pas, c'est paradoxalement ce qu'ont en commun les rationalistes dogmatiques et les intégristes religieux, réunis dans une même forclusion du mystère, du doute et du don de la grâce : de tout ce qui fait une authentique foi. C'est à croire qu'ils préféreraient mourir ou tuer plutôt que de perdre leurs précieuses certitudes : les premiers choisissant le suicide plutôt que de vivre sans raisons, ou s'enfermant dans une sécurité et un confort qui ressemblent fort à un cercueil dans lequel ils essaieraient de se sentir à l'aise ; les seconds réclamant l'exécution de toute personne qui mettrait en doute leur vérité ou qui ne vivrait pas comme eux. Chacun devient le monstre de l'autre, un fou à enfermer ou un impie à égorger : le fanatisme n'est pas la conséquence du dogmatisme, c'est son envers diabolique qui appelle, faute de démonstration, la preuve par le sang. C'est de vouloir réaliser l'absolu sur cette terre, que ce soit celui de la raison, de l'être suprême ou du royaume de Dieu, que naît la terreur, je ne vais pas vous rappeler les leçons magistrales de Hegel là-dessus. Passer de rien à tout, quel vertige, en terminer avec la longue chaîne causale des actes et des fins sans cesse reportées, quel soulagement, faire de chaque instant un acte ultime, quelle extase. Comme je sais ce qu'ils ont dans le crâne, ces écervelés, qui s'imaginent atteindre le paradis et qui ne font que réaliser l'enfer, non pas d'abord d'avoir cru un temps à la lutte armée et au sacrifice, non plus ensuite de m'être reconnu enfant de Dieu, mais enfin de m'être autorisé comme écrivain. Je joue ma vie tous les jours, qui peut s'ouvrir à un tel crédit infini ? Je connais ce chantage, la petite terreur intime que l'on exerce sur tout le monde : c'est ça ou rien, c'est la liberté ou la mort, c'est la mort qui nous libère et qui se déchaîne, on se reconnaît un droit de vie et de mort – réel ou symbolique – sur soi et sur les autres : on prétend recréer le monde. De cet orgueil dément, nourri au pain quotidien de l'échec et de l'humiliation, provient une foi indéfectible en l'irrémédiable – mais a-t-on le choix ? Que nous reste-t-il ? –, on n'aspire plus qu'à une seule chose, passer du néant de sa vie à la plénitude de l'absolu, sans médiation, on veut abolir dans un même geste les autres et le temps – là est la suprême jouissance, l'exultation de toute-puissance –, quitte à confondre l'abstrait et l'absolu, la mort et l'infini, la fatalité et le destin, soi-même et les autres. L'artiste n'est-il pas un criminel qui a réussi ? Il tente sa chance comme d'autres braquent des banques ou misent au casino : en jouant le tout pour le tout. 

    Mais jouer sa vie suffit-il à la sauver ? Mourir pour ses idées prouve-t-il quoi que ce soit ? Peut-on être le propre créditeur de son existence ? Tenir à soi seul le sens du monde sur ses épaules, de l'univers tout entier ? N'est-ce pas Dieu en personne que le criminel, l'artiste et le terroriste cherchent à défier ? Le dernier réalisant la hideuse synthèse des deux premiers ? Qu'importe que l'acte, l'œuvre ou l'attentat soit au service du bien ou du mal, que leurs auteurs se fassent caricatures de saints ou authentiques démoniaques, cœurs brûlants ou âmes glacées, ils savent au fond d'eux que Dieu ne réprouve que les indécis, autrement dit tous les autres, qui se maintiennent dans le non-choix d'une vie indéfinie – tous les tièdes que le divin vomit. L'homme peut-il aller plus loin dans l'orgueil, lorsqu'il s'imagine qu'il peut sommer Dieu de lui répondre, une bonne fois pour toutes, s'il existe ou non ? Il devrait savoir pourtant que l'on ne tente pas son Dieu, c'est dit, écrit et répété. De cette démesure que les Grecs nommaient autrefois hybris, le terroriste religieux est donc le comble ; en soumettant entièrement sa volonté à Dieu, il se croit dans l'humilité – la première vertu du croyant –, alors qu'il n'est qu'orgueilleux – caractère qui à lui seul dépeint le diable –, il se méprend sur sa foi, il se sait maléfique, il se hait de l'être, il hait tous les impies en qui il croit se reconnaître : il veut leur mort avec la même violence qu'il désire la sienne. Démoniaque inassouvi, il se fera ange exterminateur. Comment une telle logique aurait-elle pu m'échapper ? Terroriste, tu es mon semblable, tu es mon prochain, tu es mon frère. Peut-on écrire ça ? Pour combattre les terroristes, il faut les comprendre, pour les comprendre il faut les aimer. Il n'y a que cela que l'on peut leur opposer, ma chère Claudine.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay