mardi 20 octobre 2020

Pars loin! (avec Le Guide du Routard)




        Le Guide du Routard, c'est le Français à l'étranger dans toute sa magnificence, qui ne demande que deux choses avant de se divertir, c'est où dormir et où bouffer. La civilisation, la culture, les croyances, les mœurs ? On verra ça après, s'il a le temps, les paysages rapidement parcourus lui suffisent, il faut bien qu'il ramène quelques clichés. La culture, au fond, il s'en fout, son rapport à l'Histoire est déplorable, ne connaissant rien il se fait familier de tout : c'est une règle de la grossièreté. Le Routard, c'est celui qui est habitué à taper sur l'épaule du pape, à poser son cul sur le trône de l'empereur, à tapoter le ventre du roi et à pincer les fesses de la reine, à tutoyer tous les princes du monde et à affubler tous les grands hommes de sobriquets ridicules ; c'est lui qui se cure le nez devant les pyramides, qui se gratte les couilles devant le Taj Mahal, qui rote et qui pète à Angkor, c'est lui qui à la Cène, parmi les disciples, enlève ses chaussures pour poser les pieds sur la table, sous le nez et la barbe de Jésus. Le Routard passe son temps à vouloir éviter les touristes et les beaufs ? Rien de plus normal, il se reconnaît en chacun d'eux. Attention, le Routard n'est pas qu'un béotien qui s'indigne en Grèce de trouver partout ses semblables, c'est aussi un homme de cœur, qui s'éprend d'humanitaire, il a l'excuse politique, il est français monsieur, les droits de l'homme le concernent. Malgré tout, si les considérations critiques qu'il consigne par écrit dérangent le gouvernement d'un pays à visiter, il conseille, bienveillant, d'en faire disparaître le témoignage avant d'en passer la frontière – la page peut s'arracher – histoire de ne pas avoir de problèmes avec la police et la justice locales, quel engagement, quel courage ! Ses visites guidées au Maroc lui assurent ses plus gros revenus ? Mais le roi du Maroc est un type très bien vous savez, ses opposants en prison le savent pertinemment, ils sont d'ailleurs torturés avec beaucoup d'humanité, ce qui n'est pas toujours le cas ailleurs ; il sait manier la diplomatie le Routard : il a longtemps travaillé pour un marchand d'armes. 

    Le Routard, c'est aussi un french lover, un romantique dans l'âme, qui place dans son répertoire alphabétique personnel – où le mot Argent arrive en premier – la Femme après la Faune et la Flore, quelle classe : après les animaux et les plantes, la chatte. C'est qu'il s'y connaît en femmes : il y a la Brésilienne, la Tunisienne, la Sud-Africaine, la Cubaine… ah la Cubaine, quelle chaudasse ! Il y a aussi la Thaïlandaise, qui est un peu sa mauvaise conscience, c'est vrai, ce n'est pas bien d'aller au bordel, mais s'il faut vraiment s'y rendre, il donnera tous les conseils nécessaires – sortez couvert ! – en même temps que les adresses, car pour lui c'est différent, n'est-ce pas ? Il a oublié que toute pute qui se respecte apprend à dire ça à chaque client. Le tourisme sexuel le choque d'autant plus qu'il y participe activement, il a beaucoup oeuvré pour le rapprochement entre les peuples et la promiscuité entre les sexes, l'exploration du monde et la découverte des vagins. Pour le Routard, les femmes sont toutes différentes et à la fois toutes les mêmes. S'il croit lire dans le Coran une interdiction formelle de l'alcool qui n'y figure pas – c'est que pour lui un repas sans vin est une punition –, n'ayant sans doute pas lu les sourates qui évoquent les ruisseaux de vin délicieux, les banquets paradisiaques où l'on s'enivre de vin musqué, il n'y relève pas en revanche qu'il y est dit que la femme compte pour la moitié d'un homme : c'est que pour le Routard la femme compte encore moins que ça. Longtemps il a fait comme si elle n'existait pas, quand il s'est ouvert à la possibilité de son existence, ç'a été pour lui recommander de ne pas voyager seule, et finalement lui délivrer des conseils d'émancipation d'une audace folle, en la renvoyant aux breloques et aux chiffons de la rubrique shopping. Et s'il lui venait, à elle aussi, des envies de baiser avec des autochtones – non mais quelle salope –, ça doit être pour des raisons forcément inavouables, pour tromper sa solitude ou sa misère sexuelle, et non pas pour s'amuser comme son homologue à gonades, qui doit la dédaigner dans son pays en raison de son physique, jamais de son Q.I. Qu'on ne vienne pas lui faire ce procès, au Guide du Routard, champion N°1 toutes catégories du tourisme de masse, il a à ce titre des responsabilités, il n'est pas plus misogyne qu'il n'est homophobe enfin – il a défendu la cause féminine face à l'abject Houellebecq et il a de nombreux amis gays –, il est d'ailleurs ouvertement gay friendly, il a été à Mykonos, même s'il trouve que c'était mieux avant. C'est bien ça le problème, le Routard a vieilli, il passe son temps à radoter, c'était mieux avant, c'est toujours mieux sans les touristes, il n'envisage pas qu'à suivre ses propos l'on conclut que le monde serait mieux sans lui.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay