mardi 15 septembre 2020

Tintin dans sa bulle (tintinnabule en Asie)




        Ce que je redoutais le plus se présente à nous, une longue côte que grimpe allègrement le porteur d'Assia avec son poids-plume – bien qu'il doive sentir malgré tout les dix-huit kilos de son sac-à-dos rempli de fringues et de produits de beauté –, c'est un grimpeur qui s'envole quand ça monte ; le mien ralentit fortement, j'ai envie de descendre pour l'aider à pousser, je ne vais pas ajouter à la honte un affront, je ne suis pas certain que si l'on intervertissait les rôles le cyclo-pousse ne fasse pas du surplace, voire une marche arrière. Les images de Tintin et le lotus bleu me reviennent, aussi terribles que celle de Tintin au Congo ou Tintin aux Amériques, où l'on voit le héros d'Hergé confortablement installé à l'arrière d'un pousse-pousse tiré par un Chinois famélique à l'air exténué, ou alors assis, tout à son aise, dans une chaise à porteurs épaulée par des Noirs crépus et lippus à souhait, ou contemplatif douillet dans une pirogue que dirigent des Indigènes à la pagaie transpirant aux milieux du courant et des crocodiles. Ce sont évidemment des clichés coloniaux datés, dont il serait malhonnête de reprocher le racisme à un auteur de bande-dessinée qui pratiquait, dans les années 30, le récit d'aventures et la caricature, mais tout de même… Enfant, je découvrais dans le grenier de la ferme familiale les vieux exemplaires abîmés, éditions encore non expurgées des cases les plus compromettantes, des aventures de Tintin ; ce devait être les seuls livres de toute la maison, avec une Bible rarement ouverte et un dictionnaire souvent consulté ; les après-midis étaient parfois longues, je n'avais rien d'autre à faire. Il n'y avait pas que les soupentes qui sentaient alors le vieux et le renfermé, tout dans Tintin me paraissait daté et poussiéreux. Qu'Hergé ait été, comme tant d'autres, banalement raciste, misogyne et antisémite, j'étais bien incapable d'en juger étant enfant, quoique – je ne m'identifiais pas à Tintin, mais aux Indiens, aux Africains, aux petits Sauvages, ou alors à Milou –, aujourd'hui encore je me fous de savoir si Hergé a été collabo ou pas pendant la seconde guerre mondiale, quand il représentait en 1941 dans L'étoile mystérieuse des Juifs aux doigts plein d'argent et aux nez crochus – quand je vois ce que je passe à Céline…

    Ce qui compte chez un auteur, ce n'est pas son idéologie, aussi louable ou méprisable soit-elle, mais uniquement son style, c'est son style et lui seul qui le vaut, qui le sauve et qui sauve parfois l'humanité. Je n'ai jamais pu supporter le style d'Hergé : le trait propre, fermé sur lui-même, sans ouverture ni altérité, les cases homogènes où rien ne dépasse, les bulles carrées – une contradiction dans les termes – remplies avec une typo rigide de machine à écrire – plus jeune, je m'imaginais que les personnages devaient s'exprimer comme des automates ou des robots –, la fixité des caractères et des mouvements… Ce qu'Hergé a inventé, ce n'est pas la ligne claire, mais la ligne blanche, suprématiste en diable, obsédée de rigueur, de clarté, de propreté, d'hygiène, de classification et de forclusion : tout trahit en elle la hantise de la souillure et de la dégradation, de l'atteinte de l'autre et du temps. Ce n'est pas la pensée d'Hergé qui est fascisante, c'est son trait, tout simplement. Et Céline alors ? Il paraît que les jurons du capitaine Haddock seraient inspirés du premier pamphlet antisémite de l'auteur du Voyage au bout de la nuit. Mais le style de Céline, lui, explose toutes les catégories du discours et de la pensée, sans parler des valeurs sociales et politiques ; rien ne sort indemne de son œuvre : ni Dieu, ni la patrie, ni la famille, pas plus les Juifs que les Aryens, les colons que les colonisés. Quand j'y pense, le capitaine Haddock, le seul personnage qui me faisait vraiment rire, le délire et l'outrance, déjà l'ivresse et la verve, ce que j'aimais petit venait de Céline ? Grand lecteur aussi de Brasillach, Hergé n'a pas manqué en tous cas, dans ses livres pour enfants, de faire un clin d'oeil appuyé à Bagatelles pour un massacre.

    Clichés paternalistes ou illustrations de préjugés authentiquement racistes, il n'en reste pas moins que les images de Tintin à l'étranger poursuivent tout Occidental en voyage sous les tropiques, encore plus lorsqu'il se retrouve comme moi, avec son gros cul et son sac, à l'arrière d'un cyclo-pousse qui peine dans une côte qui n'en finit pas. Une mauvaise conscience suffit-elle ? À l'évidence, non. Un généreux pourboire permettra-t-il de la faire disparaître ? Que faire de ces gestes d'émirs arabes, de magnats russes au sortir des palaces et des casinos pour les grooms et les portiers ? Une fois arrivé, je tenterai de lui sourire, de lui demander son nom et son âge. En attendant, je serre les dents avec lui, espérant qu'après la côte apparaisse la gare routière, et non pas une autre colline, encore plus haute. Assia est passé sur l'autre versant, le jeune Thaï a pris un malin plaisir à semer son rival de course et à la dérober à mon regard. Je ne voudrais pas qu'on me vole ma nénette de poche, sait-on jamais ? D'un seul coup, je me sens responsable d'elle. Il suffit que je ne la voie plus pour qu'elle me manque. J'ai juré tout à l'heure mais c'est elle qui avait raison, à pieds avec nos sacs, on aurait mis une heure, surtout avec moi qui ne dors plus depuis des jours, ou si peu. On allait rater le car, la destination tant attendue, notre correspondance sans arrêt pour L'aube du bonheur.


Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay