mardi 29 septembre 2020

Destin vache



        Les vaches paissent le long de la route sans regarder passer le car qui nous emmène vers Azilal. Je fais part de ma surprise à Assia, je n'ai jamais vu autant de vaches depuis mon enfance, les mêmes qu'en Normandie, c'est incroyable, venir au Maroc pour voir ça. Attention, ce ne sont pas des vaches normandes, Assia ne doit pas confondre, c'est de la Hollandaise, noire et blanche ; la Normande, elle, est marron et blanche, bringée comme on dit, parfois blonde ; la première est excellente pour la production de lait, la seconde est meilleure pour la viande. Dans les faits, ce sont les Hollandaises qu'on voit le plus en Normandie, la seconde guerre mondiale ayant décimé plus d'un tiers du cheptel traditionnel. Hollandaise, enfin, il faudrait plutôt dire Holstein, et même Prim'holstein ; avant elle s'est appelée la Pie noire, puis la Frisonne. Dis-donc tu t'y connais, tu parles, les vaches ce sont mes premières amours, souvenirs d'enfance à la ferme, gamin je leur grimpais dessus, je me frottais à elles, t-shirt relevé, contre leur poil dur et doux, ça me faisait un drôle d'effet, la Frisonne me faisait frissonner. La Hollandaise a souvent des pis énormes, si gros qu'ils l'empêchent de marcher correctement ; la Normande est plus costaude, et plus harmonieuse en même temps, le regard plus froncé, elle a l'air moins étonnée que la Hollandaise ; elle est venue avec les Vikings : il faut l'imaginer la Normande, sabots bien écartés, sur un drakkar. Assia rigole, pourquoi tu ris ? Si ça se trouve moi aussi je descends des Vikings – sérieux, les yeux bleus, l'implantation des cheveux, la carrure, tu crois pas ? –, les Vikings ont envahi à deux reprises la Normandie ; en tous cas, c'est ce que j'aimais à croire plus jeune, je préférais me rêver une ascendance d'aventuriers plutôt que de me reconnaître descendant de bâtards anglais. 

    Qu'on retrouve la Hollandaise au Maroc ne m'étonne pas finalement, les Hollandais l'ont emmenée jusqu'à Java, c'est elle qui a conquis le monde… Elle peut sortir jusqu'à cinquante litres de lait par jour, aucune autre race ne peut faire ça, même si son lait est moins riche et que sa viande n'est pas terrible ; sept ou huit lactations et c'est la réforme, comme disent pudiquement les éleveurs, autrement dit l'abattoir, inutile de continuer à l'engraisser. Voilà ce qui l'a emporté dans ce monde : la Hollande et la Réforme, la surproduction et la mort, il n'y a rien à redire. Rembrandt nous avait prévenus, bien avant L'éthique protestante et l'esprit du capitalisme de Max Weber, il faut revoir ses toiles : c'est la victoire annoncée des marchands et des banquiers sur les artistes et les philosophes ; il ne nous reste plus, discrètement et en silence, dans la pénombre des bureaux et des ateliers, qu'à retourner aux vieux prophètes de l'Ancien Testament… Assia ne connaît pas plus le terme de réforme que celui de lactation, c'est normal, elle ne connaît rien aux bestiaux, elle reste stupéfaite quand je lui apprends que la vache est le seul animal qui change de sexe à sa mort. Comment c'est possible, ça ? Eh oui, une fois tuée, la vache devient du bœuf, simple question d'étiquette, la quasi-totalité du steak haché est faite avec de la Hollandaise d'ailleurs. Tu veux dire que le boeuf dans l'assiette c'est de la vache ? Et même de la vache folle des fois. Pauvres vaches parquées auxquelles on a fait avaler, sous forme de farines, les carcasses de leurs congénères, il y a de quoi devenir fou en effet, c'est comme si on nous faisait bouffer, dans des steaks hachés sous-vide, des restes humains. Je voyais les images à la télévision, les belles, les tranquilles, les sereines, se mettre à trembler, à ne plus tenir sur leurs pattes, à tomber sur le ciment des exploitations, le regard perdu, le cerveau parti en éponge, ça me retournait de les voir comme ça, les troupeaux entiers abattus dès qu'il y avait un cas déclaré ou une suspicion de contamination par des lots ; il fallait voir la tête des gendarmes et des vétérinaires, évitant les caméras ils n'en menaient pas large, et la mine de l'éleveur, souvent au bord des larmes… D'accord il les exploite et après il les envoie à l'abattoir, mais en attendant, il les aime ses bêtes, il en prend soin, une vache c'est que de la tendresse : une vie à donner du lait pour tous les veaux que nous sommes. Drôle de décennie, après le sang contaminé et les hormones de croissance, l'encéphalopathie spongiforme bovine refilée aux humains, la Creutzfeldt-Jakob… C'est toute une société qui s'est vue gagnée par une épidémie de consciences spongieuses et de têtes molles, jusqu'aux plus hautes sphères de la gouvernance : figures folles qui ne savaient plus entonner qu'un seul et même beuglement pathétique : responsable mais pas coupable. Fallait-il les euthanasier, eux aussi, comme le chantait Jean-Louis Murat dans Le Mou Du Chat ? C'était pourtant joli-joli, ce ronron des attardés… Peu de critiques ont compris le délire de Murat à propos des vaches, lui défend la Salers et l'Aubrac, l'aristocratie bovine, il a bien raison. 

    La vache c'est sacrée. Il n'y a pas que les Indiens qui la considèrent comme la mère universelle, la douceur par excellence, qui donne du lait à tous, y compris à ceux qui ne sont pas ses veaux, les Égyptiens, les Grecs, les Romains aussi en leur temps… Nietzsche lui-même considère que nous devons prendre exemple sur elle, sur sa patience et sa sagesse ; il attendait d'ailleurs de son lecteur qu'il soit capable de ruminer une pensée : qu'il soit disposé à réfléchir longtemps avant de pouvoir l'ouvrir à son sujet. Si seulement on pouvait avoir trois cerveaux comme la vache a ses trois estomacs, ou un triple usage de notre encéphale, dont certains scientifiques prétendent que nous n'utilisons qu'un dixième de ses capacités… Quoiqu'à simplement écouter les hommes politiques et les journalistes, on soit tenté de considérer que la proportion évaluée soit encore surestimée – il n'y a plus rien de sacré et plus personne ne prend le temps de réfléchir avant de parler. Pauvre Nietzsche, qui a eu à sa façon un destin vache, il a fini le cerveau tout ramolli.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay