mardi 7 juillet 2020

Thanatos à la technique (Un été à Berlin)




          Ce que je n'arrive pas à comprendre, c'est pourquoi Ben demeure à ce point attiré par une mise en scène spectaculaire de la mort, comme tant d'autres, et si peu concerné, à défaut d'être ému, par l'évocation seulement abstraite de la disparition de millions de personnes. Comme si la preuve, la chose vue ou son image l'emportaient définitivement sur le simple témoignage et la parole donnée. Faut-il en déduire qu'au fond, ils n'y croient pas, à cette mort ? Qu'il leur faut, à ces incrédules de la disparition, toujours plus de morts en représentation : assassinats en rafales au cinéma, serials killers en séries, films d'horreur en location, crimes sordides à la une des journaux, exécutions ou morts en direct sur Internet. Pourtant, l'autre vérité du génocide, révélée dans un raccourci aussi fulgurant que tragique, est bien celle-là : nous allons tous mourir, les uns après les autres, personne ne s'en sortira vivant. Il y a une différence entre savoir et croire, une plus grande entre croire et être convaincu, et une plus grande encore entre être convaincu et en faire l'expérience. Oh bien sûr, la plupart savent qu'ils vont mourir, on leur a dit, ils sont au courant ; ils ont vu des proches disparaître, ou eux-mêmes sont passés, accident ou maladie, plus ou moins près de la mort, mais ils continuent de vivre comme si de rien n'était. Chacun, persuadé d'être le seul à vivre réellement et que la mort est pour les autres, repousse sans cesse la certitude de sa propre disparition dans un avenir imprévisible par nature : d'imprévisible la mort devient improbable, d'improbable elle se fait invraisemblable, d’invraisemblable elle s'affirme impossible. La mort, la grande absente de leur vie, qui fait qu'ils paraissent si souvent absents à leur propre existence, passant à côté, enchaînant les erreurs et les égarements sans même réagir.
        On prétend que les animaux n'ont aucune conscience de la mort, qu'en savons-nous ? C'est l'homme, plutôt, qui n'en a aucun instinct, ou s'il le perd, c'est lui qui redevient une bête : ne reste que la satisfaction immédiate des besoins les plus élémentaires, la recherche infinie des plaisirs et l'évitement empressé des souffrances, avec pour l'être humain ce petit supplément de conscience qui le différencie – à peine – de l'animal et qui lui révèle l'impératif angoissé du profite avant qu'il ne soit trop tard : le carpe diem borné de Ben. Il s'est toujours cru à part, il l'est par bien des côtés, mais s'il savait de ce point de vue-là comme il s'avère affreusement banal, obnubilé qu'il est par la chose, l'objet, la matière, le détail : fluides séminaux et merde en premiers, obsédé sexuel virant sans cesse au scato : faisant de tout objet du désir un fétiche et de l'argent le fétiche des fétiches. L'argent et le cul ! Pour quoi d'autre devrions-nous exister ? semblent se demander certains et en effet, Ben se le demande souvent. À ne pas saisir le pourquoi, on se fascine pour le comment. Dépourvu d'être, on se rue sur l'avoir. D'où un attrait jamais démenti de Ben, à demi-avoué, jamais complètement assumé, pour la maîtrise et l'acquisition, la technique et la puissance.
     Comment ne pas y voir le destin du monde ? Ce qui chez lui n'est que respect pour la performance et la réussite, goût prononcé pour les gadgets numériques et les grosses cylindrées, se traduit chez ses contemporains allemands en véritable religion de l'entreprise, du travail et du résultat – critère ultime de tout avec comme sainte trinité la Bundesbank, Mercedes-Benz et le Bayern de Munich. Mais ce qui n'est chez les Allemands qu'une survivance d'un vieux fond protestant de bon aloi, faisant de tout métier une vocation et de toute réussite le signe d'une élection divine, la providence récompensant ici-bas l'effort et la vertu, se transforme au niveau mondial en une déification jusque là inédite du calcul et de l'économie qui accomplit, des États-Unis à la Russie, de l'Europe à la Chine, de l'Égypte à Israël, de Rome à la Judée une universalité à laquelle même le Dieu du Livre n'est jamais parvenu. Cette nouvelle divinité ne mérite-t-elle pas, comme telle, d'être adorée et louée ? La Finance ne réussit-elle pas là où toutes les religions et les idéologies ont échoué jusqu'à présent, à savoir l'exploit de transformer chaque nouveau converti en salarié-consommateur-pacifié qui, s'il ne veut pas nécessairement le bonheur de son prochain comme pour lui-même, entend ne plus suivre ni guerre ni passion pour aucune idée, mais désire simplement retrouver son confort personnel où, après un quotidien de travail dont la finalité lui échappe en partie ou complètement, il pourra enfin devant son écran – l'estomac dûment rempli et les organes génitaux promptement vidés – jouir de la vie comme d'un grand sommeil, loin des cauchemars de l'Histoire dont il faudrait se réveiller. A-t-on jamais eu une histoire ? Le révisionnisme, comme la barbarie, commence à la maison. L'individu qui n'a pas conscience de sa mort n'aura jamais aucune idée de ce que peut être un destin : à force de nier son histoire mortelle, il finira par nier la mort dans l'Histoire.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay