mardi 21 juillet 2020

Greece in disgrace (Août à Athènes)




        Je saute sur la rocaille, je fais des incartades entre les pierres, des embardées sous les oliviers, je tente le maquis : rien n'y fait, je ne vois toujours rien, mes échappées ne vont nulle part et me ramènent invariablement, suant et découragé, au courant commun. Je me suis rêvé bouquetin de hautes montagnes, libre et sauvage, partant seul à la conquête de l'empyrée, me voici mouton de Panurge, rattrapé par le troupeau et ses bergers à casquettes ; je dois me rendre à l'amère évidence : je suis un touriste, bêlant, comme les autres ; il n'y a pas de liberté possible, même pour un pèlerin, sur le mont où se sont accomplis la république et la démocratie, le théâtre et la philosophie. Arrivé au sommet, devant le Parthénon envahi par la foule, je ne pense qu'à redescendre ; je fais un effort devant le théâtre de Dionysos, j'ose m'assoir ; ici ont été jouées les pièces d'Eschyle, de Sophocle, d'Euripide et d'Aristophane ; les pierres vont me parler, je vais entendre les échos des anciennes tirades déclamées au creux de l'hémicycle, les applaudissements et les cris d'un public disparu. Rien ne me parvient, que la marche pressée et la rumeur des contemporains.
    Il n'y a ici, pas plus que dans le reste de la ville, traces de Dionysos, de Socrate, de Platon ou d'Aristote. J'ai eu beau cherché dans Athènes, l'Académie, le Lycée, je n'ai rien trouvé, et si j'ai trouvé quelque chose, je n'ai rien vu, de même qu'à Samos je n'ai trouvé nulle trace d'Épicure, mais seulement de Pythagore – les mathématiciens créateurs d'ordres religieux, décidément, l'emporteront toujours sur les créateurs de communautés libres. Suffit-il de revenir dans l'espace pour parcourir le temps ? Ici ont vécu des dieux, cachés parmi les hommes ; des demi-dieux issus d'unions divines et terrestres ; des héros de l'Olympe ; des vainqueurs de jeux olympiques célébrés comme eux ; des conquérants de cités gagnant le pouvoir et la postérité ; des philosophes-rois rêvant de règne et de gouvernement ; des grands penseurs se prenant pour des petits-dieux, ou aspirant à vivre, sur cette terre et dans l'ataraxie, une vie divine. Athènes est une ville, géographiquement et culturellement, écrasée par son histoire, dont elle n'est plus à la hauteur – ce destin n'attend-il pas Paris dans quelques années ? Un Américain devant Notre-Dame n'est-il pas déjà en droit de penser la même chose ? –, les dieux et les philosophes l'ont abandonnée depuis longtemps, ne reste qu'une cité sale et polluée, aux musées mal entretenus, aux galeries poussiéreuses et à demi éclairées, aux fonctionnaires et aux commerçants peu aimables, aux habitants affairés et sans joie, qui ne réservent qu'un accueil mitigé aux touristes sans le sou qui, comme nous, dorment sur les toits ou dans les parcs. Qu'avais-je à espérer ? La déception est à la hauteur de l'attente, vertigineuse, à l'inverse de l'enthousiasme et de la joie qui m'ont soulevé en Turquie. 
    C'est une des leçons du voyage : il ne faut rien attendre, ne pas vouloir prendre, sous peine de rentrer les mains vides ; il faut se disposer, le plus possible, à ne rien vouloir, pour que les choses se donnent. J'attendais tout d'Athènes, elle ne m'a rien offert, pas même un repas et un lit corrects, je n'attendais rien d'Istanbul, à part de superficielles confirmations d'un vague fantasme oriental, et elle m'a tout donné. L'autre leçon du voyage, c'est qu'il faut, du mieux que l'on peut, éviter de comparer les villes et les pays. Je retrouve Patrice et Paul devant l'Odéon de Périclès, peu avant la sortie, je ne suis pas le seul à être assommé par le flot de touristes et le soleil, le silence entre nous est édifiant.


Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay