mardi 16 juin 2020

Réouverture des bars



        Boulevard de Ménilmontant, premier bar, première bière, je retire de l’argent, un autre bar, une autre bière, bientôt dix-neuf heures, Le Soleil, novembre, la terrasse est rentrée, je me fraye un passage entre les chaises empilées et les tables, contourne les clients, allures d’artistes, de traînards, de galériens, underground parisien, tout le monde habillé en noir ou presque, cherche un mec qui s’appelle Sacha, guitariste, se décrivant comme « de taille moyenne, brun, cheveux longs, avec des bagues. » C’est notre ancien manager qui leur a refilé mon numéro, il les a vus avec Marc sur scène, les a trouvés excellents, a appris qu’ils cherchaient un batteur, il a tout de suite pensé à moi, Marc aussi a pris une grosse claque en les voyant, ça lui a même foutu un sacré coup au moral, mais venant de nous séparer il n’y a pas une semaine, ça lui aurait fait mal de nous mettre en relation. Je crois l’apercevoir sur un tabouret au comptoir, me devine le premier, enchanté, un demi pour moi aussi, c’est Laurent qui m’a passé ton numéro, votre groupe vient tout juste de splitter on m’a dit, les autres ne devraient pas tarder, comme je te l’ai dit au téléphone, les références, c’est toujours un peu chiant, nos influences sont très larges, disons qu’on est plutôt Syd Barret, les premiers Floyd, pour la totale liberté de composition, dans les années quatre-vingt, Mike Scott période This Is The Sea, Joy Division, Jesus and the Mary Chain, on a été très new-wave en fait, plus récemment, Pixies, Jane’s Addiction, dEUS, la power-pop quoi, et toi ? t’écoutes quoi en ce moment ? Plus Red Hot, John Frusciante surtout, son album solo, connais pas ? personne ne connaît de toute façon, il a dû en vendre mille, dont trois en France, Rollin’s Band, Weight, pour la puissance, le premier Rage, pour la colère, enfin des mecs bien énervés, pas mal de trucs dans le Hip-hop, Public Enemy. Euh, Red Hot, ouais, c’est sûr, rythmiquement c’est bien, même si je ne suis pas fan, on se remet ça ? Sacha a un petit air malin, le regard de côté, avec de temps à autre des lueurs d’inquisition dans les yeux, ses lèvres qui cherchent à dissimuler une dent trop en avant donnent à sa bouche une jolie moue et un air dubitatif à la plupart de ses expressions. Le verre cogne le zinc, c’est pour moi, non laisse, le reste du groupe arrive, présentations : Aurélien, bassiste ; Alain, manager ; Kader, chanteur, au jeu de qui fait quoi, j’aurais perdu, le manager a une tête de chanteur, le chanteur une tête de bassiste et le bassiste a la tête de Kurt Cobain.
    On passe en salle, demi pour tout le monde, Alain, face de boxeur, front bas, arcades sourcilières tombantes, le geste qui souligne le verbe, bagout inné, on demande une certaine disponibilité, un investissement, on a eu des baltringues, des requins, on a donné, pas de soucis, jamais raté une répète de ma vie, ni même arrivé une seule fois en retard, des concerts, oui, quelques-uns, enregistrements aussi ; Sacha, interrompant Aurélien, Alain est dans la presse spécialisée, il a ses entrées dans toutes les maisons de disques, Aurélien est graphiste, il s’occupe de tout le visuel du groupe, ça peut aller très vite ; Aurélien, yeux bleus délavés, le visage marqué de tous les excès, figure de rescapé, on a des dates à assurer, des premières parties, faut qu’on soit sûr. Ce n’est pas un entretien d’embauche mais presque, les gars recrutent pour un mauvais coup, un braquage ou un truc du genre, chacun fait le dos rond, grossit la queue, c’est du sérieux, je réponds au bluff, ne sais pas du tout si je fais l’affaire, l’envie d’en être, ces gars sont trop beaux. Une autre tournée, Kader en retrait, à l’autre bout de la table, de trois quarts, brun aux lèvres lippues, large sourire de séducteur, « Pour moi c’est OK », comme s’il m’avait jugé dès le premier coup d’œil, il vit en Espagne, ne revient sur Paris que pour les répètes, les concerts ou les enregistrements, ça n’a pas l’air de les déranger plus que ça. Ils se regardent tous, confirmés visiblement dans leur première impression, dernière tournée et on bouge, je suis invité à venir écouter la maquette dans un squat juste à côté où vit Aurélien.
    Escalier défoncé, odeurs de moisi, de litière, semi-obscurité, plaisanteries sur Aurélien qui sort avec la fille d’un dessinateur célèbre, baise utile, ça charrie, Alain pote avec Robert Smith rencontré aux Trans, mythomane, porte entrouverte, verrou ballant, trou béant dans la pièce qui donne sur l’appartement du dessous, attention de ne pas tomber, le poste est pourri mais ça devrait aller, ghetto-blaster posé sur le rebord de la cuisine, assis autour d’une bobine de chantier, on écoute les morceaux en descendant les bières. Le son est pas mal, chant puissant, lyrique, parfois geignard, basse métallique et ronde, à la fois rythmique et très mélodique, guitare éruptive, tout en larsens et saturations, batterie technique, un peu sèche, limite raide. Sacha fume clope sur clope, Alain commente chaque morceau, semble parler pour tout le monde, seul Aurélien lui dispute la prérogative, Kader reste toujours aussi silencieux, sourit à chaque fois que je tends un regard vers lui. D’autres noms fusent, rencontrent l’approbation générale, My Bloody Valentine, Passion Fodder, Marquis de Sade, les Smiths. Puissant et sensible, du style, Marc et Laurent ne s’étaient pas trompés, c’est OK pour une première répète, j’ai repéré en douce les rythmes qui peuvent éventuellement me poser problème, un morceau un peu trop rapide pour moi et un faux trois-temps à embrouilles. La dernière chanson, une balade en espagnol qui se termine dans un délire bruitiste, avec un question-réponse guitare/violon, achève de me convaincre. Ultime bière, Aurélien me raccompagne dans l’escalier plongé dans le noir, faut voir ce que ça donne en studio, on se rappelle pour bloquer une date, demain, ça marche, en tout cas humainement ça le fait, le métro c’est sur la gauche. Je repars la maquette en poche, traverse le boulevard à travers les voitures qui klaxonnent, croise sur le trottoir des regards hostiles ou indifférents, l’alcool engourdit le corps, rend l'équilibre approximatif, entrant dans le métro je repense à ces belles gueules, me demande si j’ai le niveau, le nom, Sugar, me plaît moyen.



Extrait de La course aux étoiles
roman paru aux Editions de l'Irrémissible