mardi 9 juin 2020

Give It Away




        Give It Away retentit dans le bar, je commande à nouveau deux flasques de Mékong, c'est assurément l'un des morceaux les plus forts de l'album, et la meilleure illustration de l'esprit de fusion et de synthèse supérieure que je retrouve également chez Nietzsche. Les Red Hot Chili Peppers ne sont pas simplement des petits mecs californiens qui passent leur temps à faire l'apologie du sexe, de la défonce et de l'amitié – ce qui Ben et moi, en dépit de nos divergences, nous réunit toujours –, ce sont véritablement des artistes dionysiaques, autrement dit des surhommes qui dans la création rédiment le passé et transfigurent l'avenir, qui approuvent la vie quelles que soient les circonstances – les meilleures comme les pires – en refusant de faire de la souffrance et de la mort des arguments contre l'existence. Le trip de l'artiste maudit ne m'attire plus – j'ai assez donné durant l'adolescence –, la sanctification du malheur me fait horreur, j'aspire à une vision solaire de l'existence et à la liberté : depuis Blood Sugar Sex Magic, je ne peux plus écouter un seul album de new-wave. Est-ce vraiment dû aux Red Hot ? Ou à la fréquentation joyeuse de Ben, à son influence ? Ou alors au nouvel amour pour Estelle, le premier qui ne soit pas malheureux ? Sur My Lovely Man, l'un de nos morceaux préférés qui est un hommage à Hillel Slovak, je trinque avec Ben à l'amitié, à l'amour, au voyage et à l'aventure : demain nous partons pour la Rose du Nord, sur la route de l'opium. Quand je pense que les Inrocks, qui ne jurent que par Echo & The Bunnymen et The House of Love, ont chié sur les Red Hot et que Rock'n'Folk a démoli Blood Sugar Sex Magic, lui préférant l'inégal Life 'n' Perpectives Of A Genuine Crossover de Urban Dance Squad sorti au même moment. Ben s'en fout, il ne lit pas la presse musicale. Je le fais rager en lui parlant du concert des Fishbone qu'il a raté juste avant de partir – ces temps-ci avec Xaver nous répétons avec un guitariste, un peu trop métal à notre goût, mais qui est caissier à l’Élysée-Montmartre, ce qui nous permet de rentrer gratuitement à pas mal de concerts. Sont-ils meilleurs que les Red Hot sur scène ? demande Ben, Hum, difficile à dire, une vraie bande de fous, une énergie incroyable, peut-être un peu plus foutraques, les Red Hot sont plus carrés, je sais pas en fait, j'ai hâte de voir ce que ça va donner en concert avec Arik Marshall, leur nouveau guitariste métis.
    Après deux autres flasques de Mekhong réclamés à corps et à cris sur Sir Psycho Sexy, le plus beau morceau des Red Hot qui clôt l'album, l'ivresse et la joie nous transportent hors de Kao San road, à bord du tuk-tuk de Pichaï, le compagnon de la serveuse du Hello qui nous emmène dans un autre bar de la ville ; contrairement à d'autres conducteurs, nous pouvons faire confiance à Pichaï, qui ne cherche pas à nous arnaquer à chaque course – sa copine nous a affranchi sur les vrais tarifs –, ni à nous emmener dans des magasins ou des centres commerciaux auprès desquels il touchera une commission : les Thaïlandais sont bien gentils, mais une fois sur deux c'est quand même pour nous vendre quelque chose. J'ai demandé un endroit avec de la bonne musique, Ben a ajouté des filles, Good music ? Girls ? Ok, come on ! Pichaï roule comme un fou, se frayant, avec art et conviction, d'impensables trajectoires parmi les voitures et les bus, riant de nos têtes quand nous ne prenons pas garde de bien nous tenir à la poignée et que nous manquons de nous faire éjecter de son tuk-tuk, aussi richement décoré qu'une maison des esprits. Pichaï emprunte la highway et nous avons l'impression de nous envoler dans la nuit, parmi les lumières traçantes des phares, des enseignes, des publicités multicolores et les toits pointus des temples éclairés, nous rapprochant du ciel noir de Bangkok, aussi opaque que l'eau sombre des canaux, entre les élans de l'ivresse et le charivari d'un trompe-la-mort de fête foraine qui roule à tombeau ouvert.


Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay