mardi 7 avril 2020

Mon AVC - Premières pages, suite





       Oui, oui, c’est ça, c’est bien ça, c’est le genre de récit que tu faisais si souvent en marchant et qui plaisait tant... Tu sautilles et l’autre hoche la tête. L'autre c’est Laurent Chollet ou Sophie Damoy ou Estelle Schweigert et il/elle dit : « Tu devrais écrire tes mémoires... »
En Sardaigne aussi, Ulysse, ton fils bien-aimé, alors que tu viens de parler pendant des heures et des heures à Jacques Zwahlen sur cette route toute en lacets - il est venu vous chercher à l'aéroport et vous avez traversé au moins un bon tiers de l'île.
À l’arrivée, devant la petite maison sur la côte déchiquetée, la côte dite « des Naufrageurs », voilà-t-y pas que ton Ulysse, bien plus impressionné par ton récit qu’il ne se l’imagine lui-même, t’interpelle d’un : « Avec tout ce que tu as fait, tu devrais écrire tes mémoires !
Que lui répondre ? En tout cas, toi, tu lui as dit oui, oui, O.K., bien sûr, oui, pas de problème, je vais m’y mettre dès que je peux, je vais les écrire ces mémoires. Une vingtaine de jours plus tard, de retour à Paris, tu es allé à la cave et tu as remonté l’une de ces boîtes en carton contenant tes vieux cahiers, ton journal intime et, ces cahiers, tu les as saisis, décryptés, tapés à la machine, pendant des mois, des mois et des mois, une année, deux, trois, quatre, cinq ans, bref ! Deux millions de signes, 1970- 1990, quatre tomes, plus ou moins mille deux cents pages au format livre courant.

En 1970, j’ai 21 ans quand, ayant enfin obtenu un passe- port, je me barre de chez moi, quitte Bruxelles. Je vais à Jérusalem rejoindre la belle Irène. Manque de pot, quand je débarque, elle est devenue gouine et pour gagner un peu de thune, je me retrouve à faire le tri des pêches dans un moshav.
En 1990, j’ai 41 ans, on m’offre mon premier boulot régulier, je deviens prof dans une école d’art sise à Mulhouse, j’y rencontre une fille. En 2017, je vis toujours avec elle, nous avons deux enfants, 17 et 19 ans, j’ai une retraite minable, je suis vieux, moche, triste, solitaire et je viens de faire un AVC.

O.K., O.K., t’as tapé ton journal, d’accord, mais qui va éditer ça ? Tu n’as connu personne d’important. Tu as passé une année chez Pierre Bourdieu en 1980, t’étais chiant, il t’aimait bien, t’as pas tenu le coup, t’y es pas retourné l’année suivante, vivre sans thune, c’est vraiment galère, oui, tout comme aujourd’hui, trente-huit ans plus tard, t’avais pas un radis, t’en avais marre de te demander si tu allais manger ton chausson aux pommes avant ou après son séminaire. T’as laissé tomber. T’as laissé tomber. T’as fait deux cents boulots débiles, travaillé en banlieue sur une exposition intitulée Fous-Voyous, t’as animé un stage d’insertion sociale et professionnelle à Achères, t’as été peintre en bâtiment, homme à tout faire et barman le soir, au Centre culturel suisse de la rue des Francs-Bourgeois. T’as été prof d’histoire de l’art dans un pensionnat de jeunes filles riches à Gstaad et prof de français dans un lycée pour canadiens anglophones à Lausanne. T’as vendu des peintures et des dessins sur la Piazza di Spagna à Rome, des gadgets et des cadeaux de fin d’année à Abidjan. T’as fait la plonge dans tous les pays d’Europe. T’as été critique de cinéma puis rédacteur en chef adjoint d’un mensuel romand consacré aux arts et t’as été aussi, peu après, journaliste, à Paris, dans le journal fémino-gauchiste Enfants d’abord qui, à sa première parution, était parrainé par Françoise Dolto. Et pour en revenir à toi sautillant au bord du trottoir et racontant comment, dans le désert en Algérie, lorsque les deux camionneurs ont dit, en parlant de Véronique, « on va la baiser» et que tu as leur a dit,« il va falloir me tuer d’abord » et qu’ils se sont écrasés et qu’ils sont repartis en vous abandonnant là, sur la piste, et que le camion suivant, tu l’as payé, le voyage, en francs belges, qui valaient dix fois moins que les francs français et qu’ensuite vous vous êtes, à Agadez, cachés derrière les dunes jusqu’à ce qu’ils repartent. C’est vrai, en fait, que tu t’es toujours parlé à toi-même. On se demande même si un jour, tu as fait autre chose que cela, autre chose que de te parler à toi-même. Bien sûr, tout le monde le sait, que tu fus le champion de la prise de parole en public, le roi des fouteurs de merde, des exaltés ingérables ! Même alors, parlais-tu à quelqu’un ? Quand as-tu écouté l’un de tes interlocuteurs ? Qu’as-tu été d’autre qu’une voix ?



Premières pages de Mon AVC d'Yves Tenret
Paru aux éditions Médiapop