mardi 14 avril 2020

L'amour au temps du Corona





    Un jeune homme très grand entre sans frapper, accompagné d'une infirmière, c'est un Allemand correspondant qui parle couramment le français ; il vient pour prendre des nouvelles, c'est gentil mais je n'ai rien demandé. Si ça va, ben non tu vois bien que je suis hospitalisé, si j'ai besoin de quelque chose, merci j'ai Assia, si j'ai des diarrhées, qu'est-ce que ça peut te foutre ? Sa visite est intéressée, il est envoyé par l'hôpital qui s'inquiète de ne pas avoir encore reçu la confirmation de ma prise en charge par l'assurance. Et alors, depuis mon lit, d'où je peux à peine me lever, qu'y puis-je ? Ce nouveau tracas ajoute à mon désarroi, qui est assez grand comme ça. Je ne sais pas ce que j'ai, si je vais garder des séquelles, quand je vais sortir, ce qui m'attend à mon retour ; il faut en plus que je me préoccupe des problèmes administratifs, sans compter ceux liés au dépassement du visa. Si l'assurance ne fonctionne pas, qui paiera ? À cent euros la journée d'hospitalisation, je crains qu'Assia ne se retrouve avec une sacrée note à régler. Peuvent-ils nous renvoyer si nous ne payons pas ? Il me souhaite un prompt rétablissement, l'expression est choisie, soulignant une fois de plus son français impeccable, je ne lui réponds pas. Les seules expressions en allemand dont je me souviens sont des insultes, je les lui adresse mentalement.
    J'allume la télé, une chaîne d'information parle de la canicule en France, le chiffre de 15 000 morts est avancé. Au plus fort d'une crise sanitaire sans précédent, alors que toutes les chambres mortuaires étaient saturées, qu'on entreposait les corps par centaines dans le hangar réfrigéré du marché de Rungis et dans des camions frigorifiques d'Ivry, ne pouvant les conserver ailleurs à cause de la chaleur, le ministre de la santé Jean-François Mattei est apparu à la télé, en duplex depuis le jardin de sa propriété varoise où il était en vacances, portant polo et sourire aux lèvres, pour dire aux Français de ne pas s'alarmer. On apprend que le directeur général de la Santé vient de démissionner. Jacques Chirac et Bertrand Delanoë doivent aujourd'hui assister à la cérémonie d'inhumation des cinquante sept victimes parisiennes de la canicule dont les corps n'ont pas été réclamés par les proches.
    Je n'ai pas encore appelé chez moi, ce que l'Allemand voulait sans doute que je fasse pour que les assurances se bougent, je ne veux pas inquiéter ma famille tant que je ne sais pas de quoi je souffre. Elle doit commencer à se demander pourquoi elle n'a pas de mes nouvelles. Au moins ne me suis-je pas fait de soucis pour mon père, le centre médical long-séjour où il réside est climatisé, je sais qu'il est bien entouré. Moi qui pensais être si différent de mon père, voilà une expérience qui me rapproche un peu plus de lui. Il s'est retrouvé à la retraite, en instance de divorce ; j'ai été au chômage, séparé d'Estelle ; il m'invitait au resto, je l'emmenais sortir sur Paris ; on a partagé pas mal de choses. Me voici aujourd'hui à rêver comme lui que j'arrive à marcher, que je peux sortir de la chambre, me promener dehors et revoir quand je le désire les personnes que j'aime. J'expérimente ce que je savais déjà, à savoir l'importance d'une visite – quand ce n'est pas celle, administrative ou médicale, d'un connard qui te demande si tu te chies dessus – et la valeur inestimable d'une sortie, lorsqu'on est condamné à passer ses journées entières allongé entre quatre murs. Ce n'est pas pour rien que je vais manger avec lui tous les mercredis midi et que nous le sortons, avec ma mère, mon frère et ma sœur, tous les dimanches. Dans le plus grand dénuement, je finis par apprécier comme lui, plus que tout, des petits riens : un visage à l'embrasure de la porte, un regard souriant, une voix bienveillante, une main qui prend la main, qui se pose sur la joue ou sur le front. J'attends Assia comme mon père attend ma mère, avec impatience. Quelle heure est-il ? Dis-sept heures, elle ne devrait pas tarder ; elle est sortie faire les magasins, elle va revenir les bras chargés de paquets, elle me redira à quel point cette ville est géniale, elle y dépense tout son argent, peut-être m'aura-t-elle trouvé un cadeau ; elle m'embrassera et je reprendrai vie.


Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay