mardi 24 mars 2020

Mon AVC



        Salut les minets, salut les tarlouzes, salut mes Lucky Star, salut les filles ! Salut à vous mes petites ladies, et à vous aussi, mes vieilles déesses blasées, oui, oui, c’est pas une blague, c’est l’heure, l’heure des digressions de Stroke DJ, votre serviteur dément, cet increvable bon vieux casse-couilles qui est à nouveau là, DJ Heartbreaker, la langue pendante et les mains baladeuses. You Are My Lucky Star ! Vous vous souvenez, c’est moi, Tenret, le zombie, le retour des morts-vivants, le roi de l’ICT, l’empereur des AVC ! Un accident ischémique transitoire, un AIT, est un accident vasculaire cérébral, à la suite duquel la circulation sanguine est rapidement rétablie et dont les symptômes disparaissent dans les 24 heures, mini accident dont vous récupérez rapidement. Pour la plupart des patients souffrant d’un AIT, les symptômes se font même sentir moins d’une heure. Mais plus ils persistent, plus les risques de lésions du tissu cérébral augmentent. Oui, oui ! J’ai été, par deux fois, paralysé, deux fois, à gauche, à deux heures d’intervalle. Quatre et six heures du matin. Hémiplégie !!! La dépendance, l’horreur. Ils disent trois jours, je dis quatre, ils disent : « Patient adressé aux urgences pour suspicion d’AIT ; appel à 8 h 30 : persistance d’un déficit du membre supérieur gauche à 4/5, selon l’urgentiste. Patient adressé en alerte thrombolyse. NIHSS 0 à l’arrivée à l’IRM, force motrice normale, pas d’AIC ni de saignement en IRM, pas d’occlusion au TOF donc pas de thrombolyse ». Voilà ce qu’ils disent mais moi, je dis : « Ça fout les jetons !!! ».
Et maintenant, la nuit quand je marche sur les boulevards, j’ai peur, peur de tomber. J’ai peur de tomber à gauche. Je dois me déconditionner et me reconditionner. Je me mets dans mes épaules, elles sont larges, larges, larges et ma poitrine est si solide, et de ce pas félin, qui me caractérise si bien, j’avance sans bruit. Je ne vais pas tomber, pas tomber, pas tomber... J’ai peur. C’est la première fois de ma vie que j’ai peur comme ça, c’est une peur qui vient de l’intérieur... Eh oui ! Alors, pour ce qui est de me sentir fra- gile, je suis servi, là. Le pire, c’est la nuit. Je me réveille, je me tâte, y a un moment de doute... Ça vibre ! À gauche ou droite ? En haut ou en bas ? Et la bouche ? Et les mains ? Bref, au moindre picotement, je m’affole, je me lève, je tourne en rond... La mort ! Oui, mon corps et moi sommes séparés, nous dansons et tout l’exercice consiste en cette obligation vitale que nous avons dorénavant : nous devons nous oublier mutuellement. Sans ça, nous ne pouvons pas vivre. La confiance s’est dissoute, la confiance en soi, j’avais confiance en moi et il s’est avéré que moi n’était pas moi et qu’il pouvait me lâcher, m’abandonner, me laisser là. La moitié gauche de mon corps n’a pas la même vibration que celle de droite... La Mort ! Pause. C’est trop dur...

Profitons de cette pause pour se raconter une histoire, l’histoire de quand j’étais une fille. Rapprochez-vous, taisez-vous, cessez de vous agiter comme des puces sur un chien galeux et écoutez-moi bien. Vous verrez, vous ne serez pas déçu, c’est une histoire qui vaut le coup. Cette histoire, je ne l’ai jamais racontée à personne. C’était en 1967, j’avais 19 ans et j’étais barman à Bruxelles, dans une petite rue en face de la Bourse. Mes collègues, dans la rue Jules Van Praet, se tapaient qui ils voulaient et moi je n’y arrivais jamais. J’étais trop mignon, j’avais l’air d’une gonzesse et ça, avec ces gens-là, ça ne pardonne pas. Si vous saviez tout ce à quoi j’ai assisté au Baccara : des maquereaux dansant enlacés, des putes suçant pour rien, une clodo se faisant lécher par son berger allemand... Gilbert le gérant qui avait un air veule à la Alain Delon, soupirait quand une drôlesse lui proposait la botte. Il soupirait !
Du soir au matin, avec ma tronche de bébé, je m’essuyais des tonnes de conseils : comment je devais arnaquer, qui je devais arnaquer, comment ne pas me faire chopper, et aussi économiser car tout cela ne durerait pas...
En général, je finissais mes nuits au bowling de la place de Brouckère. Quand elle me dit : « Oui, je veux bien venir avec toi », c’est donc là que je l’emmenai. De toute la nuit, j’avais été le seul à lui parler. Faut dire qu’elle faisait dans les 1m85, était franchement maigre, un peu crade, pas peignée, habillée tout en jeans ce qui n’était pas vraiment le genre de l’endroit. Je sentais que les autres souriaient dans mon dos mais je n’en avais rien à foutre. Je lui filais de temps en temps une Carlsberg en douce, m’intéressait à tout ce qu’elle racontait et j’essayais d’avoir l’air d’un mec à la cool. En chemin, elle me répéta plusieurs fois qu’elle avait un truc absolument spécial, tuant, qui allait me renverser. De quoi s’agissait-il ? Je n’en avais aucune idée. Un tigre tatoué sur les fesses ? Au bowling, elle avait dévoré un steak frites et deux parts de tarte chantilly banane. Après, dans la rue, j’avais essayé de lui prendre la main mais elle m’avait repoussé. Ce n’était pas une sentimentale. Juste une paumée qui cherchait un endroit sûr pour dormir. Chez moi, par contre, sur mon matelas, malgré le froid, elle s’était laissé déshabiller. Je tremblais, essayant de ne pas être trop brusque, trop maladroit, sans réellement y arriver. C’est là qu’elle prit l’initiative. Elle me dit de reculer, d’arrêter de la peloter comme un sauvage, d’attendre, de me contenter de juste la regarder. J’obtempérais et elle se mit à se caresser doucement. J’étais stupéfait : tant de bonheur !
Au bout d’un moment, elle me sortit de ma stupeur en m’interpellant frénétiquement: « Tu le vois ? Il te plaît ? » Mon expression ahurie la fit éclater de rire. « Mon clito, tu ne vois pas comme il est grand ? » Putain, elle avait un clito géant ! Et, de ses longues mains osseuses couvertes de bagues en argent, elle me bourrait la tête à petits coups secs en gémissant : «Suce! Suce!»



Premières pages de Mon AVC d'Yves Tenret
Paru aux éditions Médiapop