mardi 10 mars 2020

L'armée fantôme de Guy Debord






      Il fallait que je la voie, cette armée de terre-cuite, bien que la mégalomanie et la paranoïa des hommes d'État m'indiffèrent habituellement, surtout quand elles causent l'esclavage ou la mort de centaines de milliers d'individus – tels les pharaons d'Égypte –, je voulais admirer cette légion de gardiens se tenant impassible dans le lit du fleuve du temps, reproduction réduite d'une véritable armée pouvant compter jusqu'à un million de combattants, censée défendre le mausolée d'un empereur devenu fou face à la mort – tel un petit enfant effrayé par la nuit de ses cauchemars – et qui mourut empoisonné par des pilules de mercure qui devaient, selon son magicien, prolonger sa vie indéfiniment. Je tenais surtout à vérifier de mes propres yeux ce à quoi Guy Debord n'a jamais cru, à savoir l'authenticité de ces soldats de l'éternité, déclarant péremptoirement dans ses Commentaires sur la société du spectacle qu'en matière de falsification le point culminant avait été atteint par le risible faux bureaucratique chinois des grandes statues de la vaste armée industrielle du premier empereur, laissant entendre par là que ces dernières auraient été fabriquées, non pas au troisième siècle avant Jésus Christ, mais au XXème dans les années 60 sous le règne de Mao, soucieux de réaffirmer l'unité de la Chine en reprenant Qin Shi Huang comme modèle pour mener à bien sa révolution culturelle. Si seulement cet alcoolique de Debord avait bougé son gros cul pour se faire une idée par lui-même ; il est vrai que l'homme n'a pas beaucoup voyagé, dans quelques villes européennes et encore, si peu. Voulait-il illustrer sa thèse par son propre exemple, lui qui soutenait qu'à l'époque mystificatrice qui est la nôtre, sans vraie compétence, n'importe qui pouvait faire désormais n'importe quoi ? Ainsi un théoricien de la révolution se prenant pour un archéologue… à distance. S'il s'était déplacé, s'il s'était un peu mieux renseigné – a-t-il été abusé par son beau-frère d'origine chinoise, antiquaire s'y connaissant peut-être en faussaire ? –, il aurait pu admirer, comme moi aujourd'hui en compagnie d'Assia, l'incroyable travail des archéologues au fond des fosses, aussi fascinants que les statues qu'ils découvrent et reconstituent, la minutie et la patience de leurs efforts – toute œuvre d'art devrait être considérée avec un même tact – et l'immense réserve d'informations accumulée depuis sur cette trouvaille archéologique hors-norme, consultable en partie dans les galeries adjacentes. Était-ce parce que cette découverte était à ce point incroyable qu'il n'a pas voulu y croire ? A-t-il été bluffé par l'industrialisation du processus de fabrication ? Eh oui, les Chinois ont aussi inventé le taylorisme il y a 2300 ans, avant la poudre et le billet de banque – l'humanité doit-elle leur en être, à ce titre, éternellement reconnaissante ?

    Cela, soyons honnête, Debord ne pouvait le savoir, quatorze ans seulement après la mise à jour des premières statues par des fermiers ; reconstitutions archéologiques, analyses chimiques, rayons X et recherches d'ADN ont depuis révélé l'organisation résolument moderne qui a présidé à la production pièce par pièce de ces artefacts, comprenant ateliers autonomes de montage et chaînes d'assemblage. Pour Debord, le critère de jugement était avant tout esthétique et ne se référait qu'à la seule Histoire de l'art – ce qui est une bien étrange limite en matière d'antiquité. Depuis quand en création ce qui est esthétiquement improbable est-il décrété a priori impossible ? Des soldats mortuaires de cette taille n'avaient jamais existé avant en Chine ? Il n'y en avait pas eu d'autres après ? C'est donc que ceux présents étaient des faux. Quelle démonstration ! De celles qui auraient dû le mener à douter également de l'authenticité de pyramides d'Égypte, puisqu'elles restaient uniques en leur genre : n'était-ce pas la preuve flagrante qu'elles n'étaient pas œuvres des mains de l'homme, incapables au demeurant d'édifier de tels blocs de pierre, mais – pourquoi pas ? – d'extraterrestres venus d'une lointaine galaxie, ouvrages dont la pointe indiquerait les coordonnées et qui ne tarderaient pas à revenir pour nous punir de notre incrédulité ? 
    
    Debord devait être encore bourré quand il a écrit ça dans ses Commentaires. N'a-t-il donc jamais dessoûlé de sa vie, comme il le prétend dans Panégyrique, avec une fierté de pochtron un peu pathétique ? Quoique ayant beaucoup lu, j’ai bu davantage. J’ai écrit beaucoup moins que la plupart des gens qui écrivent; mais j’ai bu beaucoup plus que la plupart des gens qui boivent. Reprenant Baltasar Gracián – il y en a qui ne se sont soûlés qu’une seule fois, mais elle leur a duré toute la vie. Négationnisme, complotisme et alcoolisme vont-ils nécessairement ensemble ? Si Debord s'est trompé sur ça, sur quoi s'est-il aussi trompé ? Sur le conseillisme ouvrier ? Sur le terrorisme en général ? Sur l'affaire Aldo Moro en particulier ? Sur la chute du mur de Berlin et l'effondrement soudain de l'URSS ? Sur l'art, la nourriture et les rapports humains ? Sur cette société toxique qui empoisonnerait lentement mais sûrement ses citoyens depuis plus d'un siècle – alors que leur espérance de vie, sur la même période, a doublé ? –, sur l'ironie de son propre destin, finissant chez un éditeur institutionnel et à la télévision, tenants du spectacle avec lesquels il avait pourtant juré, plus jeune, de ne jamais se compromettre – traitant à l'occasion Antoine Gallimard de débile, de con et de raclure de bidet ? Sur quoi d'autre encore ? Sur le jazz, sur le rock ? Sur tout alors ? J'ai écrit un article dans le premier numéro de la revue sur l'alcoolisme de Debord, qui l'a mené au suicide et qui s'avère pour moi la plus grande objection à sa théorie et à sa pratique. Comment peut-on prétendre affranchir les autres de quoi que ce soit si l'on est soi-même incapable de se libérer de sa dépendance ? J'avais retenu ça du straight edge, ce mouvement hard-core venu de Washington dans les années 80, dont faisaient partie Minor Throat, Fugazi et Rollins Band, ces jansénistes du punk – groupes adorés que j'écoute toujours – qui refusaient toute forme d'aliénation, à commencer par l'alcool et les drogues, considérant qu'il fallait se révolutionner soi-même avant de vouloir faire la révolution, idée que Confucius lui-même n'aurait pas reniée – le plus vertueux étant, définitivement, le plus dangereux.




Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay