mardi 25 février 2020

L'amour des chauves-souris, suite

    


    Je n'ai pas beaucoup dormi, Assia non plus. J'insiste pour qu'elle parte à Ko Tao, elle refuse d'y aller sans moi, je la mets dehors en lui disant que ce n'est rien, ce soir je serai rétabli, ce n'est qu'une insolation, l'histoire de 24h, 48 maxi. Elle part, je me sens mieux ; je déjeune, je lis Nietzsche, je me sens guéri. Je retourne me coucher. Au réveil je tremble de partout et je claque des dents. Je prends ma température : 39°. Je commence à redouter que ce soit la dengue ou le palu. Ou le sras ? Je relis les pages Santé des deux guides, je détaille tous les symptômes. Je verrai bien ce soir, quand Assia reviendra. Je repense à hier, à la dispute la plus sérieuse que nous ayons eue depuis notre départ. La journée avait pourtant bien commencé ; lors de la baignade matinale je lui ai annoncé que j'étais à sec, ça l'a fait rire. On est allé à Lamai Beach, une plage de sable blanc aussi belle que Chaweng mais beaucoup moins fréquentée ; on s'est écroulé sous les tentes sarrasines du Chill-out Bar, accoudés à des coussins triangulaires posés sur des nattes. Assia n'a pas su résister à l'appel de la mer, elle a piqué une tête dans l'eau cristalline, j'ai commandé un bloody mary, à onze heures du matin ; les enceintes du bar passait Air, Basement Jaxx, cette grosse crêpe de Moby, Nitin Shawhney, Lamb, j'ai dansé allongé. Nous avons déjeuné dans une échoppe, on s'est encore arraché la gueule au piment, on s'est promené sous un soleil sans indulgence. Assia a fait un scandale dans un magasin, prétendant qu'un Thaïlandais lui avait volé sa monnaie, elle s'est énervée – ce qui a fait rire tous les Thaïs –, elle les a traité de voleurs, là ça a coincé, je lui ai dit de se calmer et de ne pas dire des choses pareilles, elle est sortie du magasin en pleurant. Nous nous sommes disputés sur le parking, elle m'a reproché de ne pas la soutenir ; j'étais de dos, je regardais la presse internationale, les journaux français parlaient toujours de l'affaire Trintignant-Cantat ; Marie Trintignant, l'habituée des seconds rôles, est devenue l'une des plus grandes actrices françaises et Bertrand Cantat est maintenant la pire des ordures – que l'opprobre monte encore contre lui et je serai bientôt de son côté –, je n'ai rien vu de ce qui s'est passé ; c'est peut-être elle qui s'est trompée en comptant, elle met toujours sa monnaie n'importe comment, elle n'a qu'à mieux ranger ses billets ; elle me le répète, elle s'est sentie très seule dans l'épreuve. Qu'elle se soit fait voler ou non sa monnaie ne change rien au problème, sa phrase était tout simplement raciste. Elle est remontée sur la moto sans se tenir à moi, on ne s'est plus adressé la parole de tout le trajet, jusqu'à Hua Thanon. La vodka, le piment, le soleil, la dispute, tout me chauffait la tête, sous ma casquette Wu-tang, je ne pensais plus qu'à rentrer. Nous avons été voir Grand Pa et Grand Ma, deux formations rocheuses qui représentent un phallus dressé et une vulve détrempée distantes l'une de l'autre d'un jet de pierre, sculptures naturelles en bord de mer qui font toute la popularité du lieu. Beaucoup rient en les voyant, d'autres gardent un silence gêné ; dans l'énervement et la chaleur, je n'y ai vu que l'écart irréductible qui sépare les deux sexes, la fatalité de l'abîme qui les oppose – les hommes et les femmes ne s'aiment jamais que sur des malentendus, dissipés bien assez tôt dans l'effroi et la colère –, après les transports et les vagues qui nous unissent, la mer retirée, ne restent plus que les écueils du sable et l'échouage en solitaire. Heureusement Assia s'est montrée plus intelligente que moi, elle est venue me voir, conciliante, à demie repentante – elle ne sait pas faire la tête, j'ai dans le domaine des années de pratique –, je rageais d'autant plus que je venais de perdre une pellicule photo. Nous avons visité un village de pêcheurs musulman, où tout le monde nous a souhaité la bienvenue, nous avons été invités à prendre un verre par plusieurs familles, ces attentions nous ont touché et ont achevé de nous réconcilier tous les deux. Nous avons marché le long de la plage, enjambant les filets et les bouées, des gamins se baignant nus ont posé pour se faire prendre en photo dans l'eau, ils ont ri de notre refus de leur donner de l'argent. Il y avait un grand nombre de croix à terre, à bord des bateaux – dans un village musulman ? –, j'ai mis du temps avant de comprendre que c'était pour suspendre les filets, j'y ai vu autant de crucifix. L'ardeur du soleil m'est devenu intolérable, c'est à ce moment que j'ai senti la fièvre me gagner. La route du retour m'a paru interminable. En arrivant, Assia a réclamé la leçon de moto que je lui avais promise. Je suis allé me baigner, j'ai pris deux Doliprane la chaleur m'a quitté ; j'ai conduit Assia sur un chemin pour lui apprendre à débrayer et à passer les vitesses au pied, elle a poussé des accélérations en criant, riant de sa peur. Pour le dîner nous sommes aller chez Eddy essayer le menu composé de cinq currys, dont un vraiment fort qu'on a eu du mal à finir, j'ai calé au troisième, un curry à la banane. Nous avons pris notre dernier cachet de Lariam ; avec les Dolipranes, le vin et les currys, ça a fait un drôle de mélange, je ne me suis pas senti bien en me couchant. 

    Je regarde l'horloge, je n'ai aucune idée de l'heure à laquelle Assia va rentrer, je veux manger un peu, rien ne me fait envie ; je me recouche avec appréhension. J'alterne sommeil et veille, coups de froid et coups de chaud, ne sachant plus lesquels désirer. À six heures, Assia, rayonnante, pousse la porte du bungalow, je suis en train de prendre ma température, pleine de gaieté elle me remet un cadeau, une photo d'elle imprimée sur une assiette, prise quand elle est montée à bord du bateau du club et qu'on lui a remise au retour ; elle a dessus une expression navrée, semblant dire, oh non pas le souvenir kitch pour touristes. Elle me demande comment ça va, si j'ai toujours de la fièvre, oui 40. Elle panique, elle ressort chercher un médecin, les filles de la villa lui demandent où elle était, ce qu'elle a fait, elles m'ont vu abattu ce midi et enfermé tout l'après-midi, elles se sont étonnées de son absence, elles le lui font sentir. J'entends que ça s'agite, mais il ne se passe pas grand chose, oui il y a un médecin, non il ne peut pas venir jusque là, la villa est trop éloignée, il n'y a même pas de route bitumée, est-ce que je peux marcher ? Il vaut peut-être mieux aller à l'hôpital, est-ce vraiment grave ? Assia s'énerve, mon copain a 40 de fièvre, à 42, on meurt ! Elle éclate en sanglots. Ça fait deux fois qu'elle pleure en deux jours, ça me touche. Le fils de la maison propose de me conduire à l'hôpital, je refuse de me lever, l'idée du trajet en voiture me terrorise, je suis sûr de vomir. On appelle un autre médecin, il ne viendra pas davantage, la nuit va tomber, il ne connaît pas le chemin. Je n'ai pas d'autres choix que de me lever, d'aller jusqu'à la voiture, d'endurer la nausée durant tout le trajet – je ne sais pas où on va, quand est-ce qu'on arrivera –, me voyant devenir de plus en plus blanc sur la banquette arrière, Assia ne peut cacher son inquiétude.



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay