mardi 21 janvier 2020

Pars loin l'aventure est infinie - premières pages, suite






    Mon père, mon oncle et Francis sont à l'apéritif quand je rentre à la maison, il n'est pas midi, ils se servent de grands verres de schweppes – soi-disant pour la quinine que la boisson gazeuse contiendrait et qui permettrait de lutter contre la malaria – qu'ils allongent de longues rasades de whisky. Francis est un ami de mon oncle, qui vient en voisin, en Range Rover ; de lui on dit que c'est un baroudeur, il a fait un peu tous les métiers du monde, sur plusieurs continents, souvent aux limites de la légalité : il a cherché de l'or, des diamants, il a fait le guide touristique, il a organisé des randonnées ; en ce moment il construit de fausses cases traditionnelles pour les villages du Club Med. Son amitié avec mon oncle détonne au premier abord, cela fait un peu le prêtre et le bandit, l'homme de foi et le mécréant, mais les deux hommes partagent plus de choses qu'il n'y paraît. Tous deux ont un certain penchant pour le whisky, ils sont forts-en-gueule, ayant le goût de l'aventure, des récits plus ou moins croyables, attenant parfois pour Francis à la mythomanie. On ne parvient pas à savoir, en l'écoutant détailler longtemps ses exploits, s'il est à la recherche sans cesse de nouvelles sensations ou s'il est en fuite. A l'évocation du nom de notre ville, quand il nous a demandé d'où l'on venait, l'émotion l'a pris, sa voix a tremblé et des larmes lui sont venues aux yeux ; il connaît bien, il y a un hôpital pour les enfants handicapés réputé, il a une fille qui y est pour une durée indéterminée. Il avoue qu'il ne supporte pas la vue des gamins pris dans des harnachements de métal et de cuir ressemblant davantage à des instruments de tortures qu'à du matériel orthopédique ; pour lui, aller voir sa fille est toujours une épreuve, il redoute, avec raison, qu'on pense qu'il a l’a abandonnée pour courir le monde.

    Mon père refuse un whisky de plus, avec la chaleur, il supporte mal l'alcool, mon oncle et Francis ne se gênent pas pour se resservir, les verres se remplissent et le ton des voix monte. Mon père fait remarquer à mon oncle qu'au fond il a la belle vie : il a une grande maison, avec véranda, un bassin d'eau vive dans lequel on peut se baigner tous les jours, il a des domestiques pour le ménage, la cuisine et le linge, le soleil toute l'année, tu t'es bien démerdé, heureux comme Dieu au paradis oui, moi qui tiens un bar et qui travaille quinze heures par jour, je n'ai pas ton niveau de vie. Mon oncle ne relève pas, ce qui m'étonne, lui si prompt à l'ouvrir et à répondre à tout. Mon père n'ignore pourtant pas ce qu'implique la vie de missionnaire de son frère cadet, lui aussi ne compte pas ses heures et les tâches quotidiennes sans nombre : deux messes par jour, rédaction des homélies, préparations aux cérémonies, entretiens, baptêmes, confirmations, mariages, confessions, enterrements, sempiternelles palabres à régler – les Africains font discussion de tout –, conflits à désamorcer, conciliations à trouver, retraites, séminaires, conseils paroissiaux, économiques, réunions départementales, rapports parfois compliqués avec la hiérarchie – évêques, cardinaux, avec les autres prêtres ou les diacres, les fidèles laïcs –, en plus des projets propres aux missions : creusage de puits, travaux d'irrigation, défrichage de terrains rendus agraires, électricité, construction de dispensaires, d'écoles, d'églises, en plus de la formation et de la responsabilisation des personnels concernés… Tout cela sept jours sur sept, 365 jours par an, avec des vacances seulement tous les trois ans, pour une espérance de vie de dix ans inférieure aux autres prêtres, avec les maladies inévitables, la malaria que tous contractent, les amibes, les intestins, le foie et les reins souvent touchés – en brousse un prêtre choisit rarement ce qu'il boit et ce qu'il mange – et une fin de vie, sans famille, sans femme ni enfants pour le soutien, dans les maisons de retraites dédiées aux missionnaires en France, pour tout salaire d'une vie consacrée aux autres et aux plus démunis. Mon oncle prend la remarque de mon père à la plaisanterie, whisky aidant, il évoque certains prêtres qui, en effet, mène la belle vie dans de grandes propriétés, avec plusieurs boys et plusieurs femmes à leur service, dont certaines vivent sous leur toit ; des enfants métis naissent, le diocèse doit étouffer plus ou moins le scandale, les prêtes sont envoyés dans les régions d'Afrique les plus difficiles ou reviennent en France.
    
    Francis, ayant tenu un bar il y a longtemps en région parisienne, du moins c'est ce qu'il prétend, demande à mes parents si les affaires ça marche, mes parents éludent, plus ou moins, ça dépend des mois... Ils ne parlent jamais d'argent, ils appréhendent qu'on leur demande leur chiffre d'affaires annuel ou leurs revenus mensuels ; un premier de l'an avec des amis, j'ai vu mes parents, face à un invité indélicat qui leur demandait avec insistance combien ils gagnaient, obtenir au bout d'une heure son abdication ahurie à force de détours et de faux-fuyants. Et toi le grand, qu'est-ce que tu veux faire plus tard, se tourne-t-il vers moi, tu veux reprendre l'affaire de tes parents ? Je ne sais pas quoi répondre, a-t-il eu vent de mes mauvaises notes à l'école, par mon oncle ou mes parents ? Comment sait-il que je ne suis pas doué pour les études ? Je n'aime pas le commerce, je n'aime pas le travail, je n'aime pas travailler, je ne sais que dessiner, écouter de la musique, me branler et manger. Euh... Je ne sais pas, si je peux faire quelque chose dans le domaine artistique, oh un artiste, rigole-t-il, vous êtes mal tombés pour la relève, les deux-là, un poète en quelque sorte, c'est ça ? Mon père s'emporte, oui et bien je bosse pas comme un dingue toute la journée pour que tu continues à te la couler douce, t'as intérêt à travailler à l'école, c'est moi qui te le dis, sinon, tu iras chercher du boulot comme tout le monde. Ma mère le calme, c'est bon, on est en vacances, je suis sûre que ça ira mieux à la rentrée, mais c'est vrai, si au moins tu pouvais avoir la moyenne. Elle pense sans doute à mon frère que mon père a voulu mettre dehors le jour de ses seize ans quand il leur a annoncé qu'il arrêtait le lycée, il ne voulait plus y retourner, et qui a dû trouver un emploi rapidement pour pouvoir demeurer sous leur toit. Sa première paye, il l'a dépensée dans un billet d'avion pour aller rendre visite à notre oncle en Afrique, ce qui a donné l'envie à mes parents, peu après, d'y aller. Si lui y était allé, pourquoi pas eux ?



Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay