Mon
père, mon oncle et Francis sont à l'apéritif quand je rentre à la
maison, il n'est pas midi, ils se servent de grands verres de
schweppes – soi-disant pour la quinine que la boisson gazeuse
contiendrait et qui permettrait de lutter contre la malaria –
qu'ils allongent de longues rasades de whisky. Francis est un ami de
mon oncle, qui vient en voisin,
en
Range Rover ; de lui on dit que c'est un baroudeur, il a fait un
peu tous les métiers du monde, sur plusieurs continents, souvent aux
limites de la légalité : il a cherché de l'or, des diamants,
il a fait le guide touristique, il a organisé des randonnées ;
en ce moment il construit de fausses cases traditionnelles pour les
villages du Club Med. Son amitié avec mon oncle détonne au premier
abord, cela fait un peu le prêtre et le bandit, l'homme de foi et le
mécréant, mais les deux hommes partagent plus de choses qu'il n'y
paraît. Tous deux ont un certain penchant pour le whisky, ils sont
forts-en-gueule, ayant le goût de l'aventure, des récits plus ou
moins croyables, attenant parfois pour Francis à la mythomanie. On
ne parvient pas à savoir, en l'écoutant détailler longtemps ses
exploits, s'il est à la recherche sans cesse de nouvelles sensations
ou s'il est en fuite. A l'évocation du nom de notre ville, quand il
nous a demandé d'où l'on venait, l'émotion l'a pris, sa voix a
tremblé et des larmes lui sont venues aux yeux ; il connaît
bien, il y a un hôpital pour les enfants handicapés réputé, il a
une fille qui y est pour une durée indéterminée. Il avoue qu'il ne
supporte pas la vue des gamins pris dans des harnachements de métal
et de cuir ressemblant davantage à des instruments de tortures qu'à
du matériel orthopédique ; pour lui, aller voir sa fille est
toujours une épreuve, il redoute, avec raison, qu'on pense qu'il a
l’a abandonnée pour courir le monde.
Mon
père refuse un whisky de plus, avec la chaleur, il supporte mal
l'alcool, mon oncle et Francis ne se gênent pas pour se resservir,
les verres se remplissent et le ton des voix monte. Mon père fait
remarquer à mon oncle qu'au fond il a la belle vie : il a une
grande maison, avec véranda, un bassin d'eau vive dans lequel on
peut se baigner tous les jours, il a des domestiques pour le ménage,
la cuisine et le linge, le soleil toute l'année, tu t'es bien
démerdé, heureux comme Dieu au paradis oui, moi qui tiens un bar et
qui travaille quinze heures par jour, je n'ai pas ton niveau de vie.
Mon oncle ne relève pas, ce qui m'étonne, lui si prompt à l'ouvrir
et à répondre à tout. Mon père n'ignore pourtant pas ce
qu'implique la vie de missionnaire de son frère cadet, lui aussi ne
compte pas ses heures et les tâches quotidiennes sans nombre :
deux messes par jour, rédaction des homélies, préparations aux
cérémonies, entretiens, baptêmes, confirmations, mariages,
confessions, enterrements, sempiternelles palabres à régler – les
Africains font discussion de tout –, conflits à désamorcer,
conciliations à trouver, retraites, séminaires, conseils
paroissiaux, économiques, réunions départementales, rapports
parfois compliqués avec la hiérarchie – évêques,
cardinaux, avec les autres prêtres ou les diacres, les fidèles
laïcs –, en plus des projets propres aux missions :
creusage de puits, travaux d'irrigation, défrichage de terrains
rendus agraires, électricité, construction de dispensaires,
d'écoles, d'églises, en plus de la formation et de la
responsabilisation des personnels concernés… Tout cela sept jours
sur sept, 365 jours par an, avec des vacances seulement tous les
trois ans, pour une espérance de vie de dix ans inférieure aux
autres prêtres, avec les maladies inévitables, la malaria que tous
contractent, les amibes, les intestins, le foie et les reins souvent
touchés – en brousse un prêtre choisit rarement ce qu'il boit et
ce qu'il mange – et une fin de vie, sans famille, sans femme
ni enfants pour le soutien, dans les maisons de retraites dédiées
aux missionnaires en France, pour tout salaire d'une vie consacrée
aux autres et aux plus démunis. Mon oncle prend la remarque de mon
père à la plaisanterie, whisky aidant, il évoque certains prêtres
qui, en effet, mène la belle vie dans de grandes propriétés, avec
plusieurs boys et plusieurs femmes à leur service, dont certaines
vivent sous leur toit ; des enfants métis naissent, le diocèse
doit étouffer plus ou moins le scandale, les prêtes sont envoyés
dans les régions d'Afrique les plus difficiles ou reviennent en
France.
Francis,
ayant tenu un bar il y a longtemps en région parisienne, du moins
c'est ce qu'il prétend, demande à mes parents si les affaires ça
marche, mes parents éludent, plus ou moins, ça dépend des mois...
Ils ne parlent jamais d'argent, ils appréhendent qu'on leur demande
leur chiffre d'affaires annuel ou leurs revenus mensuels ; un
premier de l'an avec des amis, j'ai vu mes parents, face à un invité
indélicat qui leur demandait avec insistance combien ils gagnaient,
obtenir au bout d'une heure son abdication ahurie à force de détours
et de faux-fuyants. Et toi le grand, qu'est-ce que tu veux faire plus
tard, se tourne-t-il vers moi, tu veux reprendre l'affaire de tes
parents ? Je ne sais pas quoi répondre, a-t-il eu vent de mes
mauvaises notes à l'école, par mon oncle ou mes parents ?
Comment sait-il que je ne suis pas doué pour les études ? Je
n'aime pas le commerce, je n'aime pas le travail, je n'aime pas
travailler, je ne sais que dessiner, écouter de la musique, me
branler et manger. Euh... Je ne sais pas, si je peux faire quelque
chose dans le domaine artistique, oh un artiste, rigole-t-il, vous
êtes mal tombés pour la relève, les deux-là, un poète en quelque
sorte, c'est ça ? Mon père s'emporte, oui et bien je bosse pas
comme un dingue toute la journée pour que tu continues à te la
couler douce, t'as intérêt à travailler à l'école, c'est moi qui
te le dis, sinon, tu iras chercher du boulot comme tout le monde. Ma
mère le calme, c'est bon, on est en vacances, je suis sûre que ça
ira mieux à la rentrée, mais c'est vrai, si au moins tu pouvais
avoir la moyenne. Elle pense sans doute à mon frère que mon père a
voulu mettre dehors le jour de ses seize ans quand il leur a annoncé
qu'il arrêtait le lycée, il ne voulait plus y retourner, et qui a
dû trouver un emploi rapidement pour pouvoir demeurer sous leur
toit. Sa première paye, il l'a dépensée dans un billet d'avion
pour aller rendre visite à notre oncle en Afrique, ce qui a donné
l'envie à mes parents, peu après, d'y aller. Si lui y était allé,
pourquoi pas eux ?
Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay
de Frédéric Gournay