Dans
les toilettes de la maison, en haut à gauche, trône au centre de sa
toile une araignée, aux pattes velues et aux yeux innombrables,
dont j'appréhende à chaque fois que je m'y rends qu'elle me tombe
dessus et qu'elle me pique. Est-elle venimeuse ? Mortelle ?
Je n'ai pas osé en parler à mon oncle, de peur de passer pour un
trouillard. Personne ne l'a donc vue avant moi ? Tout est
inquiétant ici, quand ce n'est pas tout simplement effrayant :
les cafards de la taille d'une souris, qui manquent de faire tomber
lorsqu'on les écrase par inadvertance, les mille pattes de plus de
vingt centimètres ayant vraiment
mille pattes – en tout cas quelques bonnes centaines –,
les moustiques porteur de la malaria, dont seule protège la
moustiquaire, les mouches tsé-tsé apportant la maladie du sommeil,
les fourmis rouges géantes appelées magnans,
capables, dit-on, de dévorer une carcasse de bête en une seule
nuit, les chauves-souris à la nuit tombante qui, contrairement à
leurs cousines d'Europe, attaquent le bétail et se nourrissent
réellement
de
sang frais, les araignées de toutes sortes, dont les plus mortelles
sont paradoxalement les plus petites, donc les moins visibles
– certaines sautent d'arbres en arbres, ou sur le malheureux
quidam qui passe à proximité –, les frelons redoutables, les
guêpes tueuses, les sangsues, les serpents sans nombre, tous plus ou
moins dangereux, des vipères vertes vivant dans les bananeraies
jusqu'au boa constrictor des marécages en passant par le mamba noir
arboricole, l'un des reptiles les plus mortels au monde, dont le
venin tue en quelques minutes. Pas de chats ou de chiens ici qui
pourraient rassurer : ils se font manger par les villageois, qui
n'ont pas souvent l'occasion d'avoir de la viande lors du seul repas
de la journée. Lorsque les Blancs veulent garder un animal de
compagnie auprès d'eux, ils lui donnent un nom de président
français, comme Pompidou ou Giscard-d'Estaing, que les Ivoiriens
révèrent. Au changement de pouvoir, l'animal disparaît juste après
les élections, comme celle de Mitterrand en 1981, pour finir en
brochettes ou en ragoût. Il ne faut pas oublier non plus les
parasites, intestinaux ou sanguins, les virus, les microbes de toutes
sortes, l'eau qu'il
ne
faut pas boire, les fruits et les légumes qu'il ne faut pas manger,
ou alors soigneusement lavés ou épluchés, les fleurs qu'il ne faut
pas toucher ou respirer. Il n'est pas même de tribus de la région
contre laquelle
on
ne mette en garde, certaines dans des coins reculés de la forêt
ayant gardé, raconte-t-on, des vestiges de
pratiques
alimentaires de leurs ancêtres, comme la consommation occasionnelle
de chair humaine ; mon oncle prétend qu'un missionnaire du coin
s'est retrouvé à faire l'enterrement d'un régime de bananes, mis
dans un cercueil en remplacement d'un corps dont il ne restait
presque rien.
De tous les dangers que l'on agite devant moi, dont le dressage de l'inventaire plus ou moins indéfini n'est peut-être qu'un jeu des expatriés destiné à effrayer les nouveaux arrivants, ou par contraste à montrer le courage qu'il faut pour vivre sereinement dans un environnement aussi hostile, histoire de passer pour un aventurier en défendant le mythe colonialiste de l'Afrique sauvage – alors que tous les Blancs ou presque vivent dans des maisons en dur avec moustiquaires et climatisations, aux portes soigneusement verrouillées et aux grilles de sécurité aux fenêtres –, de toutes les menaces que l'on évoque en ma présence, le vaudou, la magie noire et la sorcellerie sont celles qui me font le moins peur, voire qui m'indiffèrent. Il est question d'esprits, de possessions, d'envoûtements, de mauvais sorts, d'exorcismes, de poupées à épingles, de tortures à distance, de morts subites et inexpliquées, d'empoisonnements – comme ces femmes qui instillent un poison à leur mari le matin et qui le soir leur administrent l'antidote : si le mari découche et trompe sa femme, il meurt dans la nuit dans d'atroces souffrances –, de maléfices et de malédictions qui se prolongent sur plusieurs générations. J'ai du mal à comprendre ce mélange de candeur et de méchanceté, de naïveté et de calcul, cette créance sans limite. Peu après ma première communion solennelle, à laquelle mon oncle a assisté à Paris avec d'autres prêtres, je me suis mis à ne plus croire en Dieu. Je voulais le dire à mes parents et refuser la cérémonie de confirmation en Normandie, mon frère m'en a dissuadé, fais-la au moins pour le repas, les cadeaux et l'argent a-t-il insisté, t'auras une chaîne hifi, une montre et un stylo-plume, alors qu'il avait été le premier à me dire que tout ça, la religion, la foi, c'étaient des conneries, que Dieu n'existait pas.
Extrait de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay