mardi 17 décembre 2019

Pars loin l'aventure est infinie - premières pages







          Au poste de contrôle, les policiers en faction demandent de l'argent aux automobilistes qui désirent passer. S'ils refusent ou qu'ils n'ont pas d'argent, la barrière reste fermée et ils sont contraints de faire demi-tour. Lorsqu'ils s'adressent à mon oncle, exhalant de leur haleine des vapeurs d'alcool de palme, celui-ci montre une petite croix accrochée à sa chemise et leur fait honte de racketter un homme d'Église. Oh pardon mon Père, je n'avais pas vu, vous pouvez passer. La barrière se lève, nous reprenons la route qui mène à Man, après avoir emprunté l'autoroute qui conduit d'Abidjan à Yamoussoukro pendant plus de trois heures, sans jamais croiser une seule voiture. Les Ivoiriens, dont très peu possèdent de véhicules motorisés, s'en servent pour faire sécher le maïs, le riz, les piments, le long des bandes d'arrêt d'urgence, ou pour mener un animal, vache ou âne, souvent leur seul bien, au bout d'une corde. Large de quatre voies avec un réverbère tous les cinquante mètres, cette merveille de bitume lisse a été tracée droite à travers la jungle et les collines par Houphouët Boigny pour accéder à son village natal, transformé selon son désir en capitale de la Côte d'Ivoire, où il a placé un palais présidentiel, inspiré de Versailles, aux dimensions pharaoniques, gardé par de hauts murs, des sentinelles armées et des caïmans. Il vient de décréter avec la même souveraineté la construction de la plus grande basilique du monde, Notre-Dame de la Paix, qu'il compte offrir à Jean-Paul II, au milieu de nulle part dans la forêt ; le chantier vient de commencer. Face aux protestations concernant le coût exorbitant de la construction, estimé à plusieurs milliards de francs-CFA, le président africain a rétorqué que le lieu de culte était construit à ses frais, sur sa fortune personnelle.

     Devant l'indignation qu'inspirent à mon père les policiers corrompus et alcooliques, mon oncle prend le parti de les excuser à moitié : certains mois, le plus grand nombre en fait, ils ne sont pas payés par une administration qui accumule dans le traitement des salaires des fonctionnaires des retards considérables ; ils ont des familles qu'il faut qu'ils nourrissent, ils sont bien obligés de se payer eux-mêmes. Mon oncle allume sa énième gitane-maïs sans filtre dont les cendres virevoltent sur nos vêtements et dont l'odeur me donne, avec les virages que la voiture entame à travers les montagnes jalonnées de rizières, des hauts-le-cœur et des nausées de plus en plus difficiles à supporter. Il continue sans animosité à détailler les gabegies et les gaspillages de la françafrique, les délires administratifs, la corruption généralisée des représentants du pouvoir, de la famille présidentielle, les situations ubuesques, la longue litanie de injustices et des violences sociales. Pourtant la Côte d'Ivoire est riche, insiste-t-il ; longtemps surnommée la Suisse de l'Afrique, elle est riche de ses habitants, de sa jeunesse, de ses ressources – principalement du café et du cacao, mais aussi des céréales, du bois, du diamant et de l'or, il y a même du pétrole et du gaz – mais cela ne profite qu'à une toute petite minorité de la population, dont la plus grande partie vit en dessous du seuil de pauvreté, n'ayant accès ni à l'eau potable ni aux sanitaires, encore moins aux soins ou à l'éducation. L'église catholique, solidement implantée en Afrique de l'Ouest, au cœur de la vie sociale et au contact permanent des plus pauvres, est bien placée pour connaître les maux dont souffre le pays, comme tant d'autres nations du continent africain, pour mesurer à quel point l'argent est mal investi, gaspillé et détourné, au détriment du peuple. Mon oncle, plus grave, prédit l'éminence, aux départs des derniers Occidentaux, d'une guerre civile fratricide entre ethnies, que les côlons puis le gouvernement indépendant se sont évertués, aux travers de découpages administratifs et géographiques aberrants, à séparer lorsqu'elles étaient unies et à unir lorsqu'elles étaient opposées, la vieille devise du diviser pour mieux régner ne s'étant jamais aussi bien appliquée qu'en ces contrées.

    Nous prenons une route départementale, mon oncle garde le pied au plancher, tenant à réduire au maximum les six heures de trajet prévues qui me paraissent, après les huit heures d'avion, interminables. J'ai toujours été malade en voiture, c'est quelque chose que mon père ne comprend pas et qui l'exaspère, pour lui c'est dans la tête, de la mauvaise volonté, si je faisais des efforts aussi, alors que lui-même, dès qu'il ne conduit pas ou qu'il monte à l'arrière, ne se sent pas très bien non plus, sans vouloir le reconnaître. Nous roulons les fenêtres ouvertes, l'air moite et tiède qui s'engouffre dans la voiture ne nous rafraîchit qu'à peine ; je suis trop gros et je sue, mes habits collent, mes cheveux, trop longs, me tombent sans cesse sur le front. Une fois sur les pistes de terre rouge, roulant toujours à vive allure, mon oncle prévient mon père, si tu croises un animal ici, poule ou chien, ne freine pas, tu risquerais une sortie de route, et si tu écrases un enfant, ne t'arrête surtout pas, tu te ferais lyncher sur place – la vue du sang rend fous les Africains –, quitte à te rendre à un poste de police après, mais tu as intérêt à avoir de l'argent si tu veux sortir de prison assez rapidement.

     La voiture s'arrête en bord de piste ; la route m'a coupé l'appétit mais je suis soulagé de pouvoir me dégourdir les jambes et de respirer un autre air que celui du moteur et de la gitane-maïs. Nous nous installons dans l'herbe, non sans avoir battu des pieds auparavant pour éloigner d'éventuels serpents. Ma mère sort de la valise des victuailles que mon oncle n'a plus guère l'occasion de goûter depuis qu'il est en mission et qui le mettent en joie : saucisson, rillettes, jambon cru, camembert ayant survécu à l'épreuve des soutes – à la gelée des dix mille mètres comme à l'étuve des aéroports –, oranges, bouteille de vin et calva de Normandie. Des enfants sortent des herbes hautes et approchent timidement, deux garçons et une petite fille à moitié nus, attirés par la nourriture, les yeux effarouchés. On ne meurt pas de faim en Côte d'Ivoire, ce n'est pas la corne d'Afrique, l'Ethiopie ou la Somalie, soutient mon oncle en les voyant, mais on mange rarement à sa faim. Ils nous regardent tout le temps du pique-nique, j'ai de plus en plus de mal à avaler face à eux. Ma mère demande si on doit leur donner quelque chose, mon oncle leur dit de venir plus près, tente un dialecte local, tu n'as qu'à leur jeter les épluchures, ce n'est pas tous les jours qu'ils pourront goûter du camembert et de l'orange, rigole-t-il. Aucun de nous n'ose le faire, on ne sait pas si mon oncle plaisante ou non ; ils leur fait signe de la main, ils s'avancent craintifs, ils leur lance les pelures de fromage et de fruits, les enfants se précipitent et les avalent hâtivement.

                                              

Premières pages de Pars loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay
à paraître prochainement