Au
poste de contrôle, les policiers en faction demandent de
l'argent aux
automobilistes qui désirent passer. S'ils refusent ou qu'ils n'ont
pas d'argent, la barrière reste fermée et ils sont contraints de
faire demi-tour. Lorsqu'ils s'adressent à mon oncle, exhalant de
leur haleine des vapeurs d'alcool de palme, celui-ci montre une
petite croix accrochée à sa chemise et leur fait honte de racketter
un homme d'Église. Oh
pardon mon Père, je n'avais pas vu, vous pouvez passer. La
barrière se lève, nous reprenons la route qui mène à Man, après
avoir emprunté l'autoroute qui conduit d'Abidjan à Yamoussoukro
pendant plus de trois heures, sans jamais croiser une seule voiture.
Les Ivoiriens, dont très peu possèdent de véhicules motorisés,
s'en servent pour faire sécher le maïs, le riz, les piments, le
long des bandes d'arrêt d'urgence, ou pour mener un animal, vache ou
âne, souvent leur seul bien, au bout d'une corde. Large de quatre
voies avec un réverbère tous les cinquante mètres, cette merveille
de bitume lisse a été tracée droite à travers la jungle et les
collines par Houphouët Boigny pour accéder à son village natal,
transformé selon son désir en capitale de la Côte d'Ivoire, où il
a placé un palais présidentiel, inspiré de Versailles, aux
dimensions pharaoniques, gardé par de hauts murs, des sentinelles
armées et des caïmans. Il vient de décréter avec la même
souveraineté la construction de la plus grande basilique du monde,
Notre-Dame de la Paix, qu'il compte offrir à Jean-Paul II, au
milieu de nulle part dans la forêt ; le chantier vient de
commencer. Face aux protestations concernant le coût exorbitant de
la construction, estimé à plusieurs milliards de francs-CFA, le
président africain a rétorqué que le lieu de culte était
construit à ses frais, sur sa fortune personnelle.
Devant
l'indignation qu'inspirent à mon père les policiers corrompus et
alcooliques, mon oncle prend le parti de les excuser à moitié :
certains mois, le plus grand nombre en fait, ils ne sont pas payés
par une administration qui accumule dans le traitement des salaires
des fonctionnaires des retards considérables ; ils ont des
familles qu'il faut qu'ils nourrissent, ils sont bien obligés de se
payer eux-mêmes. Mon oncle allume sa énième gitane-maïs sans
filtre dont les cendres virevoltent sur nos vêtements et dont
l'odeur me donne, avec les virages que la voiture entame à travers
les montagnes jalonnées de rizières, des hauts-le-cœur et des
nausées de plus en plus difficiles à supporter. Il continue sans
animosité à détailler les gabegies et les gaspillages de
la françafrique, les
délires administratifs, la corruption généralisée des
représentants du pouvoir, de la famille présidentielle, les
situations ubuesques, la longue litanie de injustices et des
violences sociales. Pourtant la Côte d'Ivoire est riche,
insiste-t-il ; longtemps
surnommée la Suisse de l'Afrique, elle est riche de ses habitants,
de sa jeunesse, de ses ressources – principalement du
café et du cacao, mais aussi des céréales, du bois, du diamant et
de l'or, il y a même du pétrole et du gaz – mais cela ne
profite qu'à une toute petite minorité de la population, dont la
plus grande partie vit en dessous du seuil de pauvreté, n'ayant
accès ni à l'eau potable ni aux sanitaires, encore moins aux soins
ou à l'éducation. L'église catholique, solidement implantée en
Afrique de l'Ouest, au cœur de la vie sociale et au contact
permanent des plus pauvres, est bien placée pour connaître les maux
dont souffre le pays, comme tant d'autres nations du continent
africain, pour mesurer à quel point l'argent est mal investi,
gaspillé et détourné, au détriment du peuple. Mon oncle, plus
grave, prédit l'éminence, aux départs des derniers Occidentaux,
d'une guerre civile fratricide entre ethnies, que les côlons puis le
gouvernement indépendant se sont évertués, aux travers de
découpages administratifs et géographiques aberrants, à séparer
lorsqu'elles étaient unies et à unir lorsqu'elles étaient
opposées, la vieille devise du diviser
pour mieux régner ne
s'étant jamais aussi bien appliquée qu'en ces contrées.
Nous
prenons une route départementale, mon oncle garde le pied au
plancher, tenant à réduire au maximum les six heures de trajet
prévues qui me paraissent, après les huit heures d'avion,
interminables. J'ai toujours été malade en voiture, c'est quelque
chose que mon père ne comprend pas et qui l'exaspère, pour lui
c'est dans la tête, de la mauvaise volonté, si je faisais des
efforts aussi, alors que lui-même, dès qu'il ne conduit pas ou
qu'il monte à l'arrière, ne se sent pas très bien non plus, sans
vouloir le reconnaître. Nous roulons les fenêtres ouvertes, l'air
moite et tiède qui s'engouffre dans la voiture ne nous rafraîchit
qu'à peine ; je suis trop gros et je sue, mes habits collent,
mes cheveux, trop longs, me tombent sans cesse sur le front. Une fois
sur les pistes de terre rouge, roulant toujours à vive allure, mon
oncle prévient mon père, si tu croises un animal ici, poule ou
chien, ne freine pas, tu risquerais une sortie de route, et si tu
écrases un enfant, ne t'arrête surtout pas, tu te ferais lyncher
sur place – la vue du sang rend fous les Africains –,
quitte à te rendre à un poste de police après, mais tu as
intérêt à avoir de l'argent si tu veux sortir de prison assez
rapidement.
La
voiture s'arrête en bord de piste ; la route m'a coupé
l'appétit mais je suis soulagé de pouvoir me dégourdir les jambes
et de respirer un autre air que celui du moteur et de la gitane-maïs.
Nous nous installons dans l'herbe, non sans avoir battu des pieds
auparavant pour éloigner d'éventuels serpents. Ma mère sort de la
valise des victuailles que mon oncle n'a plus guère l'occasion de
goûter depuis qu'il est en mission et qui le mettent en joie :
saucisson, rillettes, jambon cru, camembert ayant survécu à
l'épreuve des soutes – à la gelée des dix mille mètres
comme à l'étuve des aéroports –, oranges, bouteille de vin et
calva de Normandie. Des enfants sortent des herbes hautes et
approchent timidement, deux garçons et une petite fille à moitié
nus, attirés par la nourriture, les yeux effarouchés. On ne meurt
pas de faim en Côte d'Ivoire, ce n'est pas la corne d'Afrique,
l'Ethiopie ou la Somalie, soutient mon oncle en les voyant, mais on
mange rarement à sa faim. Ils nous regardent tout le temps du
pique-nique, j'ai de plus en plus de mal à avaler face à eux. Ma
mère demande si on doit leur donner quelque chose, mon oncle leur
dit de venir plus près, tente un dialecte local, tu n'as qu'à leur
jeter les épluchures, ce n'est pas tous les jours qu'ils pourront
goûter du camembert et de l'orange, rigole-t-il. Aucun de nous n'ose
le faire, on ne sait pas si mon oncle plaisante ou non ; ils
leur fait signe de la main, ils s'avancent craintifs, ils leur lance
les pelures de fromage et de fruits, les enfants se précipitent et
les avalent hâtivement.
Premières
pages de Pars
loin l'aventure est infinie
de Frédéric Gournay
à paraître prochainement
à paraître prochainement