Tu veux vraiment pas de vin ? Je mets la main sur le verre,
remercie Erwan, j’ai été malade comme un chien pendant trois
jours après le départ de Béatrice, le mal de reins, ce n’était
pas que la baise forcenée, le foie aussi en a pris un coup, je
n’arrive plus à écrire, la lecture elle-même est devenue
difficile, je n’ai plus de concentration, et la fatigue musculaire
se fait même sentir en répétition, je n’ai plus de souffle
derrière les fûts. Je me ressers de l’eau, que j’avale en
grimaçant, et toi avec Telma, ça en est où ? franchement je
ne sais plus, tu sais être avec une fille pareille, ça demande
tellement d’énergie, j’imagine aisément, les allers-retours
commencent à nous épuiser, avec tout ce qui peut se passer entre,
enfin l’amour à distance tu sais ce que c’est. La distance oui,
l’amour… Quand est-ce que vous allez vous revoir avec Béatrice ?
c’est à moi d’aller à Amsterdam, super, mouais, ça a pas l’air
de t’emballer, pas plus que ça non, je lui ai laissé entendre que
les retrouvailles à Dam pourraient être les dernières, elle est
pas mal accro et je me vois mal continuer dans ces conditions, Erwan
soupire, encore une malheureuse qui ira pleurer au téléphone auprès
de Ben, remarque après Esther ça me fera des vacances. La télé
est allumée sur Arte, La
dernière tentation du Christ vient
de commencer, ça tombe bien, ni Erwan ni moi n'avons vu ce film.
Je
décline la proposition de rouler un pétard, ces temps-ci je préfère
avoir les idées claires, et puis on n’a pas forcément besoin de
ça pour être à l’aise. De tous les amis, Erwan est certainement
celui que je vois avec le moins de contraintes, contrairement aux
« anciens » que je connais depuis le collège ou le lycée
et que je revois désormais avec une appréhension grandissante ;
ils parlent de plus en plus boulot, salaire, impôts, et même
épargne, ça m’emmerde à un point, alors qu’ils se disent tous
soi-disant artistes, peintre, illustrateur, musicien... bientôt ça
parlera complémentaires et points retraites. C’est parfois assez
drôle, quand ce n’est pas déprimant, d’avoir à écouter leurs
remarques paternalistes, sur mon mode de vie, mon désoeuvrement ou
mon « libertinage », je supporte de moins en moins leurs
attentions condescendantes ; au moins Erwan et ses amis
s’abstiennent de ce genre de remontrances, ils respectent mes
choix, enfin la tournure que ma vie prend, ou plutôt ce que la vie
décide pour moi en ce moment, avec beaucoup de tact et de respect,
et ce n’est pas parce que leurs soirées constituent pour moi,
comme le sous-entendait malicieusement Ben, une réserve sans cesse
renouvelée de gibier, ou parce qu’il est plus facile, comme
l’insinuait Pierre, d’avoir toujours raison avec plus jeune que
soi ; non si je les fréquente avec autant de plaisir et de
naturel, n’en déplaise à ces amis qui considèrent déjà tous
les jeunes avec un air de supériorité alors qu’eux-mêmes n’ont
pas trente ans, c’est qu’ils restent à mes yeux préservés, ils
ne sont pas sentencieux ou résignés ; peut-être la vie plus
tard leur jouera quelques vilains tours et qu’ils deviendront des
endormis ou des envieux comme les autres, mais pour l’instant ils
sont toujours curieux, ils savent encore s’étonner, ils sont
pleins d’espoir et de craintes, remplis de joies simples et
d’angoisses terribles, comme moi, ils rêvent encore.
Le film ne
nous accroche guère avec Erwan, cadrage ostentatoire, décors de
carte postale, filtres grossiers, musique à contre-emploi de la
musique de Nusrat Fateh Ali Khan, on dirait une gigantesque publicité
réalisée pour le compte de l’office national du tourisme
marocain. Erwan se roule un joint, on se laisse aller aux remarques
et aux railleries sur le jeu des acteurs et le ridicule de certains
trucages. Les souvenirs de catéchisme sont assez lointains mais je
repère assez vite les étrangetés du film, j’interroge Erwan,
a-t-il été au catéchisme ? Joseph fabriquant de croix pour
les romains, c'est dans les textes, ça ? Judas qui assassine un
garde ? J'en doute, et Jésus qui attend, parmi d'autres, au
pied du lit d'une prostituée, ça n'y est pas, ça j'en suis sûr.
Erwan tire de grosses lattes sur le pétard sans répondre, t’es
sûr que t’en veux pas ? Je refuse à nouveau, j'ai la phrase
de Debord en tête, enfin celle de Moustapha Khayati, que j'ai
reprise dans ma dernière chronique, la
drogue
est la fallacieuse recherche de liberté dans un monde sans liberté,
la critique religieuse d’un monde qui a lui-même dépassé la
religion,
je veux surtout être certain de ce que je vois et ce que j'entends.
Je
ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive.
Vous
étiez baptisés dans l’eau, je suis venu vous purifier par le feu.
Je
ne me rappelais pas d’un Christ si vindicatif et guerrier ; je
me souvenais bien du passage où il chasse les marchands du temple à
coups de pied et de fouet, l'un de mes préférés quand j'étais
petit, mais on s'est bien gardé de m'apprendre des phrases telles
que celles que je suis en train d’entendre, médusé, Je
suis venu opposer l’homme à son père, la fille à la mère et la
bru à sa belle-mère : on aura pour ennemi les gens de sa
famille.
Erwan et moi ne plaisantons plus. La scène où l'on annonce à Jésus
que sa mère et ses sœurs sont là pour le voir, et où il les
renvoie en affirmant qu’il n’a pas d’autre famille que celle,
confraternelle et divine, des croyants, achève de nous imposer le
silence. Que suis-je en train d'écrire d'autre en ce moment, dans
mes chroniques ? Si ce n'est qu'il n’y a pas d’hommes, pas
de femmes, ni de riches ou de pauvres, de jeunes ou de vieux, pas
davantage de frères ou d’amis, mais seulement des témoins isolés
de la vérité qui appellent à une communauté de justice ?
Erwan a laissé s’éteindre le pétard dans le cendrier, je suis
net, il est défoncé, mais on hallucine de la même manière lorsque
l’on voit le Christ en croix, sauvé par un ange, qui tourne le dos
à son martyre, rencontre une femme, se marie, fait des enfants,
prend de l’âge, meurt de vieillesse dans son lit, où une
apparition de Judas vient lui reprocher avant son dernier souffle sa
lâcheté, l’oubli de son combat et celui du sacrifice de ses
camarades. Je comprends maintenant pourquoi le film avait suscité
tant de réactions à sa sortie, il y avait même eu une bombe posée
à Saint-Michel faisant un mort par crise cardiaque, je l’apprends
à Erwan qui était trop jeune quand c’est arrivé pour s’en
souvenir, mais pour moi le scandale est ailleurs, pas du tout dans
cette ultime liberté prise par le metteur en scène pour signifier
la dimension humaine du Christ, mais bel et bien dans sa
représentation guerrière, anarchiste, extrémiste. Je remercie
Erwan pour les pâtes et la séance de ciné impromptue, je le quitte
troublé, marchant dans la rue sans rentrer tout de suite chez moi.
Des phrases du film me reviennent, des choses très anciennes que je
croyais englouties refont surface, ma foi d’enfant, mes désirs de
prêtrise à dix ans, l’autel que j’avais fabriqué avec des
autocollants panini tirés d’un film plus orthodoxe sur la vie du
Jésus devant lequel je priais tous les soirs, avant que mon oncle
curé ne se foute de ma gueule et que mon frère m’initie aux
vertus de l’athéisme. Face à ce soudain regain de religiosité
inattendue, je me promets pour me rassurer de relire au plus vite
L’Antéchrist
de Nietzsche.
Extrait du Mal-aimant, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible
(www.frederic-gournay.com)
paru aux éditions de L'irrémissible
(www.frederic-gournay.com)