mercredi 23 mars 2016

Le mal-aimant - Dernier extrait



        Tu veux vraiment pas de vin ? Je mets la main sur le verre, remercie Erwan, j’ai été malade comme un chien pendant trois jours après le départ de Béatrice, le mal de reins, ce n’était pas que la baise forcenée, le foie aussi en a pris un coup, je n’arrive plus à écrire, la lecture elle-même est devenue difficile, je n’ai plus de concentration, et la fatigue musculaire se fait même sentir en répétition, je n’ai plus de souffle derrière les fûts. Je me ressers de l’eau, que j’avale en grimaçant, et toi avec Telma, ça en est où ? franchement je ne sais plus, tu sais être avec une fille pareille, ça demande tellement d’énergie, j’imagine aisément, les allers-retours commencent à nous épuiser, avec tout ce qui peut se passer entre, enfin l’amour à distance tu sais ce que c’est. La distance oui, l’amour… Quand est-ce que vous allez vous revoir avec Béatrice ? c’est à moi d’aller à Amsterdam, super, mouais, ça a pas l’air de t’emballer, pas plus que ça non, je lui ai laissé entendre que les retrouvailles à Dam pourraient être les dernières, elle est pas mal accro et je me vois mal continuer dans ces conditions, Erwan soupire, encore une malheureuse qui ira pleurer au téléphone auprès de Ben, remarque après Esther ça me fera des vacances. La télé est allumée sur Arte, La dernière tentation du Christ vient de commencer, ça tombe bien, ni Erwan ni moi n'avons vu ce film. 
   Je décline la proposition de rouler un pétard, ces temps-ci je préfère avoir les idées claires, et puis on n’a pas forcément besoin de ça pour être à l’aise. De tous les amis, Erwan est certainement celui que je vois avec le moins de contraintes, contrairement aux « anciens » que je connais depuis le collège ou le lycée et que je revois désormais avec une appréhension grandissante ; ils parlent de plus en plus boulot, salaire, impôts, et même épargne, ça m’emmerde à un point, alors qu’ils se disent tous soi-disant artistes, peintre, illustrateur, musicien... bientôt ça parlera complémentaires et points retraites. C’est parfois assez drôle, quand ce n’est pas déprimant, d’avoir à écouter leurs remarques paternalistes, sur mon mode de vie, mon désoeuvrement ou mon « libertinage », je supporte de moins en moins leurs attentions condescendantes ; au moins Erwan et ses amis s’abstiennent de ce genre de remontrances, ils respectent mes choix, enfin la tournure que ma vie prend, ou plutôt ce que la vie décide pour moi en ce moment, avec beaucoup de tact et de respect, et ce n’est pas parce que leurs soirées constituent pour moi, comme le sous-entendait malicieusement Ben, une réserve sans cesse renouvelée de gibier, ou parce qu’il est plus facile, comme l’insinuait Pierre, d’avoir toujours raison avec plus jeune que soi ; non si je les fréquente avec autant de plaisir et de naturel, n’en déplaise à ces amis qui considèrent déjà tous les jeunes avec un air de supériorité alors qu’eux-mêmes n’ont pas trente ans, c’est qu’ils restent à mes yeux préservés, ils ne sont pas sentencieux ou résignés ; peut-être la vie plus tard leur jouera quelques vilains tours et qu’ils deviendront des endormis ou des envieux comme les autres, mais pour l’instant ils sont toujours curieux, ils savent encore s’étonner, ils sont pleins d’espoir et de craintes, remplis de joies simples et d’angoisses terribles, comme moi, ils rêvent encore. 
    Le film ne nous accroche guère avec Erwan, cadrage ostentatoire, décors de carte postale, filtres grossiers, musique à contre-emploi de la musique de Nusrat Fateh Ali Khan, on dirait une gigantesque publicité réalisée pour le compte de l’office national du tourisme marocain. Erwan se roule un joint, on se laisse aller aux remarques et aux railleries sur le jeu des acteurs et le ridicule de certains trucages. Les souvenirs de catéchisme sont assez lointains mais je repère assez vite les étrangetés du film, j’interroge Erwan, a-t-il été au catéchisme ? Joseph fabriquant de croix pour les romains, c'est dans les textes, ça ? Judas qui assassine un garde ? J'en doute, et Jésus qui attend, parmi d'autres, au pied du lit d'une prostituée, ça n'y est pas, ça j'en suis sûr. Erwan tire de grosses lattes sur le pétard sans répondre, t’es sûr que t’en veux pas ? Je refuse à nouveau, j'ai la phrase de Debord en tête, enfin celle de Moustapha Khayati, que j'ai reprise dans ma dernière chronique, la drogue est la fallacieuse recherche de liberté dans un monde sans liberté, la critique religieuse d’un monde qui a lui-même dépassé la religion, je veux surtout être certain de ce que je vois et ce que j'entends. Je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Vous étiez baptisés dans l’eau, je suis venu vous purifier par le feu. Je ne me rappelais pas d’un Christ si vindicatif et guerrier ; je me souvenais bien du passage où il chasse les marchands du temple à coups de pied et de fouet, l'un de mes préférés quand j'étais petit, mais on s'est bien gardé de m'apprendre des phrases telles que celles que je suis en train d’entendre, médusé, Je suis venu opposer l’homme à son père, la fille à la mère et la bru à sa belle-mère : on aura pour ennemi les gens de sa famille. Erwan et moi ne plaisantons plus. La scène où l'on annonce à Jésus que sa mère et ses sœurs sont là pour le voir, et où il les renvoie en affirmant qu’il n’a pas d’autre famille que celle, confraternelle et divine, des croyants, achève de nous imposer le silence. Que suis-je en train d'écrire d'autre en ce moment, dans mes chroniques ? Si ce n'est qu'il n’y a pas d’hommes, pas de femmes, ni de riches ou de pauvres, de jeunes ou de vieux, pas davantage de frères ou d’amis, mais seulement des témoins isolés de la vérité qui appellent à une communauté de justice ? Erwan a laissé s’éteindre le pétard dans le cendrier, je suis net, il est défoncé, mais on hallucine de la même manière lorsque l’on voit le Christ en croix, sauvé par un ange, qui tourne le dos à son martyre, rencontre une femme, se marie, fait des enfants, prend de l’âge, meurt de vieillesse dans son lit, où une apparition de Judas vient lui reprocher avant son dernier souffle sa lâcheté, l’oubli de son combat et celui du sacrifice de ses camarades. Je comprends maintenant pourquoi le film avait suscité tant de réactions à sa sortie, il y avait même eu une bombe posée à Saint-Michel faisant un mort par crise cardiaque, je l’apprends à Erwan qui était trop jeune quand c’est arrivé pour s’en souvenir, mais pour moi le scandale est ailleurs, pas du tout dans cette ultime liberté prise par le metteur en scène pour signifier la dimension humaine du Christ, mais bel et bien dans sa représentation guerrière, anarchiste, extrémiste. Je remercie Erwan pour les pâtes et la séance de ciné impromptue, je le quitte troublé, marchant dans la rue sans rentrer tout de suite chez moi. Des phrases du film me reviennent, des choses très anciennes que je croyais englouties refont surface, ma foi d’enfant, mes désirs de prêtrise à dix ans, l’autel que j’avais fabriqué avec des autocollants panini tirés d’un film plus orthodoxe sur la vie du Jésus devant lequel je priais tous les soirs, avant que mon oncle curé ne se foute de ma gueule et que mon frère m’initie aux vertus de l’athéisme. Face à ce soudain regain de religiosité inattendue, je me promets pour me rassurer de relire au plus vite L’Antéchrist de Nietzsche.

Extrait du Mal-aimant, roman de Frédéric Gournay      
paru aux éditions de L'irrémissible
(www.frederic-gournay.com)