« Il
avait l’impression d’une chair pleine et tiède pesant sur son
cerveau. Son cerveau céda. Un parfum d’embrassements
l’envahissait. De toute sa chair humble et affamée montait une
muette imploration vers l’amour. » James
Joyce
JEUNE,
je voulais inventer de nouveaux sentiments comparables en puissance à
la haine et à l’amour. Ou, triste pitre, être maître du monde.
Ou bien, un chanteur de rock... J’étais bien décidé à ne jamais
aller travailler !
Je
voulais faire la guerre de la liberté avec générosité et colère.
Je désirais une poignée de femmes et je haïssais déjà toutes les
voitures. Je voulais rester pauvre et insouciant, ne rien posséder.
J’y suis arrivé... Je voulais détruire l’idée bourgeoise du
bonheur. Je voulais être l’émeute pour elle-même. Bouffon !
Je croyais que l’art allait s’emparer du pouvoir pour le
détruire. J’étais un voyou. Que suis-je devenu ?
Dernièrement,
je disais à un type : Je
suis un petit bourgeois.
Il m’a répondu : Arrête
de te vanter !
Je
voulais réinventer la révolution, être le révolté le plus
artistique de tous les temps et le bohème le plus révolutionnaire
de l’histoire occidentale. Je voulais être libre et mettre la vie
quotidienne à l’ordre du jour. Parfois, je rêvais même carrément
d’une nouvelle civilisation.
Je
voulais n’être au service de rien ni de personne. Je voulais
réactualiser Dada, détruire. Je voulais remplacer la valeur
d’échange par la valeur d’usage. Je voulais transformer mes
activités artistiques en critique et mes critiques en œuvres d’art.
Je voulais en finir avec le pessimisme de la redite, m’arracher
toutes les vieilles peaux mortes, les formalismes.
Je
voulais lutter contre la banalisation du monde, multiplier les
découvertes subversives, aimer et défendre toute la confusion et le
malaise qu’il y avait en moi, déchaîner une inflation mortelle
dans le monde des concepts, abolir toutes les spécialités et tous
les spécialistes. Je voulais déconstruire le système. Je voulais,
en le dépassant, réaliser l’art ! Je voulais être maître
de mon temps et ne pas être asservi aux choses... Je rêvais de
produire des bouleversements tellement subtils que personne ne les
remarquerait. J’étais fanatique. Je voulais découvrir une
nouvelle manière de vivre. Je voulais que la vie soit enfin plus
intéressante que l’art.
Je
désirais de toute mon âme la hiérarchie mobile. Je voulais créer
un corps antihiérarchique d’anti-spécialistes. Je voulais le
potlatch. J’essayais, jusqu’à l’oubli de moi-même, de me
perdre dans la contemplation de nymphettes. Je voulais le jeu sans la
compétition et sans le gain. Je préparerais sans cesse mon corps
(et mon âme !) aux infinies possibilités ludiques à venir.
J’étais
un viveur et je voulais une vie à la mesure de mes désirs. Je
détournais tout ce qui pouvait l’être et je me croyais au-delà
de toute récupération. Je voulais que la tâche de l’art ne soit
plus de traduire la vie mais de l’étendre. Je voulais délivrer
l’art de l’artistique, être le premier artiste d’une société
sans classe. Je voulais transformer la pratique de l’art en
activités délictueuses. Ah ! Être désinvolte ! Je
voulais en finir avec le roman, tourner définitivement la page de la
rédemption par l’œuvre.
Je
voulais plus que tout dissoudre en moi-même le désir d’être aimé
par les autorités. Je voulais le paradis sur terre sinon rien !
Je voulais transformer mon époque. Je ne voulais pas me satisfaire
de peu. Je voulais modeler directement la vie. Je voulais réaliser
ce que les artistes n’avaient fait que rêver. Je voulais balayer
la résignation et je voulais mettre fin à l’inévitable servilité
de l’artiste...
Avec
qui ? Avec Jeannot Tapin et Tijean Tarin et Jihad Marin et
Willie Wharin et Nibard Narin et Finaud Lapin et Bimbo Barin et
Pineau Parain et Minable Malin et Hirsute Harin et Rinbad Robbin et
Dindon Dondin et Pijak Pajin et Vinbad Varin et Linbad Yarin et
Xinbad Phtharin.
Le
résultat fut nettement supérieur au point de départ. Je fus
essentiellement une entreprise de resacralisation. Du quotidien entre
autres. Un mythe, une légende ! Le plus extrémiste, le plus
infréquentable des marginaux, connu de tous de par son style
provocateur, intransigeant, élitiste.
J’étais
un as du verbiage, un tapeur effronté, un escroc. Comme tous les
inorganisés, les autodidactes, j’avais une gueule, des
comportements et des idées de flic (en civil — les cheveux aux
fesses...). Je fumais comme un salaud, buvais peu, essayais tout ce
qui passait. Je me tapais n’importe qui et même n’importe quoi.
Quel bonheur ! Merci les frangines. Je faisais appel à la
soumission, à la révolte, aux passions. Je phrasais de près, de
très près.
J’ai
été le dernier authentique artiste d’avant-garde. Il y a une
justice : je me prenais pour un dieu et je n’étais rien...
J’ai en vain dénoncé l’anéantissement de tout élan vital et
fini par faire de l’absorption de vinasse un art. Mon dieu ce que
j’ai bu. Et comme alors je parlais bien le désesperanto !
Bloqué
au stade esthétique, j’ai fait de la promenade sans but précis un
art. J’ai été vandale. Et comment ! J’ai transformé l’art
en culture, et la culture en marchandise. J’ai combattu de toutes
mes forces le fonctionnalisme. Je n’ai légitimé comme
comportements révolutionnaires que les actions les plus radicales.
J’ai eu des comportements sectaires. J’ai été pressé, très
pressé.
J’ai
été hippie, contre-cultureux, américain. J’ai fait reculer les
bornes du narcissisme.
J’ai
fait de la fermeture sur moi-même une qualité. Et à cause de mes
irrépressibles aspirations à la pureté, j’ai beaucoup contribué
à l’extension de la passivité. Faisant de la pose un usage
nouveau et de l’esprit de sérieux un emploi constant, j’ai
souvent manqué d’humour. J’ai accentué le désenchantement dans
lequel baigne notre monde.
J’ai
introduit le doute dans la lutte des classes. Si j’ai certainement
vu juste en critiquant dans le militant une forme de masochisme
chrétien, j’ai eu tort en n’accordant de valeur exemplaire qu’à
ce qui transgressait l’ordre bourgeois: les mœurs.
J’ai
posé une exigence de cohérence entre la vie réelle et les idées
proclamées. Je suis devenu le plus avancé des loosers. Apôtre d’un
militantisme idéologique tourmenté, j’ai usé d’un style
provocateur, intransigeant, élitiste. J’ai taggué des slogans
dans les rues de Lausanne, de Paris et d’ailleurs. Je me suis servi
du scandale à des fins personnelles. J’ai été. J’ai perdu
toutes les guerres que j’ai menées. J’ai plus souvent qu’à
mon tour renvoyé au lendemain ce que j’aurais pu accomplir le jour
même.
Cela
m’a maintenu en marge de tout. Je me suis perdu dans mon idéologie
du dernier mot à tout prix. J’ai été par excellence la victime
de mes illusions biographiques rétrospectives. J’ai rencontré de
très jeunes filles. J’ai eu une vraie passion pour les
borderlines.
Je l’ai moins.
J’ai
manqué d’intériorité avec une constance incroyable. J’ai créé
un ton distancié, cynique qui a été extrêmement contre-productif
au vu de mes propres objectifs. J’ai été d’un radicalisme mal
intentionné. J’ai eu une confiance messianique en la capacité
révolutionnaire des masses. Je me suis volontairement autodissous.
Je suis resté bloqué dans la pire des illusions : les
avant-gardes. J’ai inventé la contestation comme bien de
consommation comme un autre. J’ai toujours été mimétique. J’ai
eu beau pratiquer la parodie, la dérision, je suis resté d’un
sérieux à faire périr n’importe qui d’ennui. Quelle plaie !
J’ai
estimé mon ennemi plus que je ne m’estime moi-même. N’est-ce
pas lui qui me rendait si beau, si vaillant, si léger ? J’ai
aimé la femme à genoux, j’ai aimé la femme debout. J’ai aimé
la femme de face, j’ai aimé la femme de dos. J’ai aimé la
vieille fille, son désarroi, son côté mission
impossible.
J’ai mélangé espoir et désespoir, violence et ingénuité. J’ai
été et je suis resté la vile multitude. J’ai abusé d’un
jargon déclamatoire et dissimulé toutes mes incertitudes. J’ai
tant et trop aimé me faire du cinéma, les histoires, les héros
pour les gamins. J’ai été cyclothymique, mélancolique,
braillard. J’ai constamment dû lutter contre l’envie de
m’achever. Ça vient de loin ça. Paix sur la terre aux femmes de
bonne volonté ! Aimez-moi les unes les autres... J’ai désiré
tout et rien. Le beurre et l’endroit où le mettre.
En
tout cas, con, mon ratage, je l’ai réussi. Faire l’impasse sur
la guerre des acariens et toute la vie sauvage de la moquette !
Donner un coup de Javel là-dedans. Me teindre en blond... Je ne vois
plus qu’une solution, changer de nom, partir très loin, tout
recommencer à zéro…
Extrait
du livre Les invendus d'Yves
Tenret