mercredi 16 septembre 2015

Les Invendus - Extrait





« Il avait l’impression d’une chair pleine et tiède pesant sur son cerveau. Son cerveau céda. Un parfum d’embrassements l’envahissait. De toute sa chair humble et affamée montait une muette imploration vers l’amour. » James Joyce



JEUNE, je voulais inventer de nouveaux sentiments comparables en puissance à la haine et à l’amour. Ou, triste pitre, être maître du monde. Ou bien, un chanteur de rock... J’étais bien décidé à ne jamais aller travailler !
Je voulais faire la guerre de la liberté avec générosité et colère. Je désirais une poignée de femmes et je haïssais déjà toutes les voitures. Je voulais rester pauvre et insouciant, ne rien posséder. J’y suis arrivé... Je voulais détruire l’idée bourgeoise du bonheur. Je voulais être l’émeute pour elle-même. Bouffon ! Je croyais que l’art allait s’emparer du pouvoir pour le détruire. J’étais un voyou. Que suis-je devenu ?

Dernièrement, je disais à un type : Je suis un petit bourgeois. Il m’a répondu : Arrête de te vanter !

Je voulais réinventer la révolution, être le révolté le plus artistique de tous les temps et le bohème le plus révolutionnaire de l’histoire occidentale. Je voulais être libre et mettre la vie quotidienne à l’ordre du jour. Parfois, je rêvais même carrément d’une nouvelle civilisation.
Je voulais n’être au service de rien ni de personne. Je voulais réactualiser Dada, détruire. Je voulais remplacer la valeur d’échange par la valeur d’usage. Je voulais transformer mes activités artistiques en critique et mes critiques en œuvres d’art. Je voulais en finir avec le pessimisme de la redite, m’arracher toutes les vieilles peaux mortes, les formalismes.
Je voulais lutter contre la banalisation du monde, multiplier les découvertes subversives, aimer et défendre toute la confusion et le malaise qu’il y avait en moi, déchaîner une inflation mortelle dans le monde des concepts, abolir toutes les spécialités et tous les spécialistes. Je voulais déconstruire le système. Je voulais, en le dépassant, réaliser l’art ! Je voulais être maître de mon temps et ne pas être asservi aux choses... Je rêvais de produire des bouleversements tellement subtils que personne ne les remarquerait. J’étais fanatique. Je voulais découvrir une nouvelle manière de vivre. Je voulais que la vie soit enfin plus intéressante que l’art.
Je désirais de toute mon âme la hiérarchie mobile. Je voulais créer un corps antihiérarchique d’anti-spécialistes. Je voulais le potlatch. J’essayais, jusqu’à l’oubli de moi-même, de me perdre dans la contemplation de nymphettes. Je voulais le jeu sans la compétition et sans le gain. Je préparerais sans cesse mon corps (et mon âme !) aux infinies possibilités ludiques à venir.
J’étais un viveur et je voulais une vie à la mesure de mes désirs. Je détournais tout ce qui pouvait l’être et je me croyais au-delà de toute récupération. Je voulais que la tâche de l’art ne soit plus de traduire la vie mais de l’étendre. Je voulais délivrer l’art de l’artistique, être le premier artiste d’une société sans classe. Je voulais transformer la pratique de l’art en activités délictueuses. Ah ! Être désinvolte ! Je voulais en finir avec le roman, tourner définitivement la page de la rédemption par l’œuvre.
Je voulais plus que tout dissoudre en moi-même le désir d’être aimé par les autorités. Je voulais le paradis sur terre sinon rien ! Je voulais transformer mon époque. Je ne voulais pas me satisfaire de peu. Je voulais modeler directement la vie. Je voulais réaliser ce que les artistes n’avaient fait que rêver. Je voulais balayer la résignation et je voulais mettre fin à l’inévitable servilité de l’artiste...

Avec qui ? Avec Jeannot Tapin et Tijean Tarin et Jihad Marin et Willie Wharin et Nibard Narin et Finaud Lapin et Bimbo Barin et Pineau Parain et Minable Malin et Hirsute Harin et Rinbad Robbin et Dindon Dondin et Pijak Pajin et Vinbad Varin et Linbad Yarin et Xinbad Phtharin.

Le résultat fut nettement supérieur au point de départ. Je fus essentiellement une entreprise de resacralisation. Du quotidien entre autres. Un mythe, une légende ! Le plus extrémiste, le plus infréquentable des marginaux, connu de tous de par son style provocateur, intransigeant, élitiste.
J’étais un as du verbiage, un tapeur effronté, un escroc. Comme tous les inorganisés, les autodidactes, j’avais une gueule, des comportements et des idées de flic (en civil — les cheveux aux fesses...). Je fumais comme un salaud, buvais peu, essayais tout ce qui passait. Je me tapais n’importe qui et même n’importe quoi. Quel bonheur ! Merci les frangines. Je faisais appel à la soumission, à la révolte, aux passions. Je phrasais de près, de très près.
J’ai été le dernier authentique artiste d’avant-garde. Il y a une justice : je me prenais pour un dieu et je n’étais rien... J’ai en vain dénoncé l’anéantissement de tout élan vital et fini par faire de l’absorption de vinasse un art. Mon dieu ce que j’ai bu. Et comme alors je parlais bien le désesperanto !
Bloqué au stade esthétique, j’ai fait de la promenade sans but précis un art. J’ai été vandale. Et comment ! J’ai transformé l’art en culture, et la culture en marchandise. J’ai combattu de toutes mes forces le fonctionnalisme. Je n’ai légitimé comme comportements révolutionnaires que les actions les plus radicales. J’ai eu des comportements sectaires. J’ai été pressé, très pressé.
J’ai été hippie, contre-cultureux, américain. J’ai fait reculer les bornes du narcissisme.


J’ai fait de la fermeture sur moi-même une qualité. Et à cause de mes irrépressibles aspirations à la pureté, j’ai beaucoup contribué à l’extension de la passivité. Faisant de la pose un usage nouveau et de l’esprit de sérieux un emploi constant, j’ai souvent manqué d’humour. J’ai accentué le désenchantement dans lequel baigne notre monde.
J’ai introduit le doute dans la lutte des classes. Si j’ai certainement vu juste en critiquant dans le militant une forme de masochisme chrétien, j’ai eu tort en n’accordant de valeur exemplaire qu’à ce qui transgressait l’ordre bourgeois: les mœurs. 

J’ai posé une exigence de cohérence entre la vie réelle et les idées proclamées. Je suis devenu le plus avancé des loosers. Apôtre d’un militantisme idéologique tourmenté, j’ai usé d’un style provocateur, intransigeant, élitiste. J’ai taggué des slogans dans les rues de Lausanne, de Paris et d’ailleurs. Je me suis servi du scandale à des fins personnelles. J’ai été. J’ai perdu toutes les guerres que j’ai menées. J’ai plus souvent qu’à mon tour renvoyé au lendemain ce que j’aurais pu accomplir le jour même.

Cela m’a maintenu en marge de tout. Je me suis perdu dans mon idéologie du dernier mot à tout prix. J’ai été par excellence la victime de mes illusions biographiques rétrospectives. J’ai rencontré de très jeunes filles. J’ai eu une vraie passion pour les borderlines. Je l’ai moins.

J’ai manqué d’intériorité avec une constance incroyable. J’ai créé un ton distancié, cynique qui a été extrêmement contre-productif au vu de mes propres objectifs. J’ai été d’un radicalisme mal intentionné. J’ai eu une confiance messianique en la capacité révolutionnaire des masses. Je me suis volontairement autodissous. Je suis resté bloqué dans la pire des illusions : les avant-gardes. J’ai inventé la contestation comme bien de consommation comme un autre. J’ai toujours été mimétique. J’ai eu beau pratiquer la parodie, la dérision, je suis resté d’un sérieux à faire périr n’importe qui d’ennui. Quelle plaie !

J’ai estimé mon ennemi plus que je ne m’estime moi-même. N’est-ce pas lui qui me rendait si beau, si vaillant, si léger ? J’ai aimé la femme à genoux, j’ai aimé la femme debout. J’ai aimé la femme de face, j’ai aimé la femme de dos. J’ai aimé la vieille fille, son désarroi, son côté mission impossible. J’ai mélangé espoir et désespoir, violence et ingénuité. J’ai été et je suis resté la vile multitude. J’ai abusé d’un jargon déclamatoire et dissimulé toutes mes incertitudes. J’ai tant et trop aimé me faire du cinéma, les histoires, les héros pour les gamins. J’ai été cyclothymique, mélancolique, braillard. J’ai constamment dû lutter contre l’envie de m’achever. Ça vient de loin ça. Paix sur la terre aux femmes de bonne volonté ! Aimez-moi les unes les autres... J’ai désiré tout et rien. Le beurre et l’endroit où le mettre.


En tout cas, con, mon ratage, je l’ai réussi. Faire l’impasse sur la guerre des acariens et toute la vie sauvage de la moquette ! Donner un coup de Javel là-dedans. Me teindre en blond... Je ne vois plus qu’une solution, changer de nom, partir très loin, tout recommencer à zéro…



Extrait du livre Les invendus d'Yves Tenret