Peu
d’auteurs comme Céline se seront employés avec une telle
opiniâtreté à se faire détester, et aucun – à part
peut-être Genet – n’aura eu à ce point le courage de la
lâcheté et de la trahison. Vil, méprisable, couard, raciste et
nihiliste, Céline aura joué tous les rôles pour tenter d’échapper
à l’esprit grégaire et si stupidement guerrier de son siècle
atroce. Au terme d'une fuite effarée, au bout de l’humanité et de
sa nuit sans fin, il aura finalement rejoint le destin de son
personnage des débuts, le Ferdinand Bardamu du Voyage,
recherchant comme lui à travers l’Histoire une impossible
expiation au crime universel des hommes.
Fils
indigne
Céline
a passé son temps à déformer, à exagérer, à mentir et à se
plaindre. Cette mauvaise foi considérable s’est exercée dès la
sortie en 1932 du Voyage
au bout de la nuit
et les premières interviews. À des journalistes qui n’ont encore
aucune raison de mettre sa parole en doute, il laisse entendre qu’il
est issu d’un milieu populaire, qu’il a connu une enfance
difficile, qu’il a décroché après la guerre son diplôme de
médecin tout en travaillant et qu’il s’est installé en banlieue
pour soigner les pauvres, embrassant en quelque sorte, dans le métier
comme dans l'œuvre (« du
communisme avec une âme »)
leur condition et leur cause. En vérité, Céline, Louis-Ferdinand
Destouches de son vrai nom, est issu de la petite noblesse
breto-normande dont la devise sur le blason familial était Plus
d’honneur que d’honneurs ;
les
grands-parents étaient propriétaires à Asnières, percevaient des
loyers, possédaient un magasin et un appartement à Paris ainsi que
des bons au porteur. Son père était cadre d’assurance, sa mère
commerçante. Après une première faillite en banlieue, et grâce à
l’argent de la grand-mère, les parents se sont installés passage
Choiseul à Paris où ils ont ouvert un commerce de « dentelles
et curiosités ». C’est là que Céline passe la plus grande
partie de son enfance, il va à l’école privée, prend des cours
de piano, fait sa première communion à Saint-Roch. On est loin des
descriptions larmoyantes et pathétiques de Mort
à crédit.
Le jeudi après-midi sa grand-mère l’emmène au musée Grévin, au
cinéma voir les premiers Méliès. Pour son avenir professionnel que
ses parents souhaitent dans le commerce international, il est envoyé
en séjours linguistiques, l’Allemagne d’abord, où sa pratique
de l’allemand se révèle très vite satisfaisante (ça lui servira
plus tard), puis l’Angleterre, dans un pensionnaire bourgeois d’une
station balnéaire, où il apprend l’anglais en pratiquant le sport
et en découvrant les filles. Il y a, en 1909 en France, des enfances
plus difficiles que celle-là. Le certificat d’étude en poche, le
voilà faisant des stages parmi les grands commerçants parisiens,
dont le célèbre joaillier Lacloche… à qui il donne entière
satisfaction et qui lui promet une place définitive s’il devance
l’appel pour faire son service militaire.
Petit-bourgeois
malhonnête
Si
Céline a si effrontément menti sur son enfance, c’est qu’elle
fût pour lui, en dépit des faits et des privilèges, véritablement
malheureuse. Il déteste son milieu, la méchanceté bornée de son
père, le fatalisme bigot de sa mère, la mesquinerie comptable de
l’esprit petit-bourgeois, avec ses travers coutumiers :
l’envie, la médisance, la hantise du jugement des autres, la
crainte perpétuelle de l’avenir et de l’ailleurs. En secret, le
petit Louis-Ferdinand aspire à autre chose, il rêve de voyages,
d’aventures, de conquêtes et de grandes épopées, il imagine des
récits épiques inspirés des illustrés que sa grand-mère lui
offre. Il haïra avec la même intensité l’école et ses camarades
de classe, retrouvant chez eux la même bêtise et la même cruauté
qui président aux relations entre adultes. Les différents stages ne
lui apprendront que le dégoût du travail et la haine des patrons,
qu’il gardera toute sa vie. Et puis, par-dessus tout ça, il y a
l’armée, la Première Guerre mondiale qui éclate, sa jeunesse
– parmi des millions d’autres – sacrifiée aux
intérêts des marchands et des politiciens. Pour ce qui est du
voyage et de l’aventure il est servi, pour l’épopée et
l’héroïsme il repassera, il est aux premières loges pour
assister à l’une des plus grandes boucheries de l’Histoire, la
première d’un siècle qui en comptera décidément beaucoup. Mais
Céline n’est pas seulement un spectateur effrayé et incrédule,
il est aussi un acteur du conflit, brigadier maréchal des logis du
12e
cuirassier, blessé au bras lors d’une mission de transmission où
il s’est porté volontaire.
Mauvais
patriote
Voyage
au bout de la nuit
ouvre sur le conflit de 14-18, le départ la fleur au fusil de son
héros et le retour au bord de la folie. Si le Ferdinand Bardamu du
roman se révèle beaucoup plus lâche que ne l’a été Céline
durant les combats – il a été récompensé de la médaille
militaire pour sa bravoure au front – les nombreuses
considérations qui émaillent le livre sur la guerre et la conduite
absurde des hommes viennent bel et bien de Céline, devenu après le
retour à la vie civile un pacifiste convaincu doublé d’un
anarchiste forcené. « Jamais
je ne m’étais senti aussi inutile parmi toutes ces balles et les
lumières de ce soleil. Une immense, universelle moquerie. »
Rien
ne justifie pour lui une telle sauvagerie, même civilisée et
industrielle. La haine des Allemands ? Il ne la partage pas, il
a été à l’école avec eux, il a parlé leur langue. La défense
de la France, des Français ? Un leurre, une illusion à
laquelle il ne croit pas, « La
race, ce que t’appelles comme ça, c’est seulement ce grand
ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui
ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le
froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas
aller plus loin à cause de la mer. C’est ça la France et puis
c’est ça les Français. »
De cette expérience limite – la mort fréquentée au
quotidien, la folie meurtrière élevée au rang de raison d’État –
naît une vocation d’écrivain et la morale esthétique qui va
avec : « La
grande défaite, en tout, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous
a fait crever, et de crever sans comprendre jamais jusqu’à quel
point les hommes sont vaches. Quand on sera au bord du trou faudra
pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus,
faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu’on a vu de plus
vicieux chez l’homme et puis poser sa chique et puis descendre. Ça
suffit comme boulot pour une vie tout entière. » Après
avoir plongé dans l’abîme de la mort en masse et le néant dans
lequel s’engouffre tout sens, Céline ne revient qu’avec une
seule conviction : « Cette
espèce d’agonie différée, lucide, bien portante, pendant
laquelle il est impossible de comprendre autre chose que des vérités
absolues, il faut l’avoir endurée pour savoir à jamais ce qu’on
dit. »
Mari
déserteur
Après
sa convalescence en 1915, Céline est envoyé en Angleterre au
consulat général de France au service du contre-espionnage. Là il
s’adonne à la lecture de Hegel, de Fichte, de Schopenhauer et de
Nietzsche. Il fréquente les cabarets, se lie avec des prostituées,
partage le bar et la table des maquereaux locaux. Nietzsche, la
société du crime : Céline continue l'exploration de la face
cachée de l’homme, sa part d’ombre, qui lui paraît – par-delà
des beaux discours trompeurs sur sa prétendue nature – la
seule digne d’intérêt. C’est dans la nuit que l’on distingue
le mieux l’âme vraie des êtres. « Tout
ce qui est intéressant se passe dans l’ombre, décidément. On ne
sait rien de la véritable histoire des hommes. » À
Londres, Céline fait un étrange mariage avec une Française, sans
sa famille ni déclaration au consulat. D’aucuns pensent qu’il a
réalisé cette alliance sans valeur légale en France pour
transformer son exemption provisoire en réforme définitive, ou pour
obtenir quelques avantages sur le territoire Anglais, toujours est-il
que c’est seul qu’il rentre en France l’année suivante – il
ne reverra jamais cette femme –, déclaré invalide de guerre
à 70 % ; il repart aussitôt pour l’Afrique comme
directeur de plantation pour le compte d’une compagnie forestière.
Que va faire Céline au Congo ? Cherche-t-il à échapper à ses
engagements anglais ? À des souvenirs encore trop vifs d’un
conflit qui ne veut pas finir ? À la perspective d’une vie de
représentant de commerce qui d’avance l’afflige ? Comme
Rimbaud, comme Gauguin avant lui, Céline fuit avant tout une société
qu’il ne supporte plus, où la haine déguisée en sens de
l’honneur et le mensonge en croyance délirante se sont faits les
meilleurs complices du grand suicide collectif en cours. « Tout
ce qu’on touchait était truqué, le sucre, les avions, les
sandales, les confitures, les photos ; tout ce qu’on lisait,
avalait, suçait, admirait, proclamait, réfutait, défendait, tout
cela n’était que fantôme haineux, truquages et mascarades. Les
traîtres eux-mêmes étaient faux. Le délire de mentir et de croire
s’attrape comme la gale. »
Colon
chiasseux
En
Afrique, Céline ne tarde pas à être confronté à la triste
réalité de la colonisation. L’exploitation de l’homme par
l’homme y atteint un niveau d’infamie qu’il ne soupçonnait
pas. Pas de racisme chez Céline (du moins, pas encore) à la
Gobineau, mais plutôt un renversement nietzschéen des valeurs
raciales : les Noirs sont des êtres forts, simples et gais
(« de
braves gens »
écrira-t-il même plus tard dans l’un de ses pamphlets) et c’est
la race blanche dégénérée, oisive et profiteuse qui lui inspire
le plus de dégoût, dans la solitude et la chaleur étouffante de
l’exil. « Dans
le froid d’Europe, sous les grisailles pudiques du Nord, on ne
fait, hors carnages, que soupçonner la grouillante cruauté de nos
frères, mais leur pourriture envahit la surface dès que les
émoustille la fièvre ignoble des tropiques. C’est alors qu’on
se déboutonne éperdument et que la saloperie triomphe et nous
recouvre entiers. C’est l’aveu biologique. »
Il découvre l’incroyable ennui, bien plus nocif que les maladies
tropicales, fléaux dérisoires au regard de l’alcoolisme et de
l’incommensurable veulerie qui font des ravages parmi ses
compatriotes. Il en tira, toujours dans le Voyage,
des sentences définitives sur le colonialisme ainsi que d’étranges
jugements sur sa « civilisation » : « Les
indigènes eux ne fonctionnent guère qu’à coups de trique, ils
gardent cette dignité, tandis que les blancs, perfectionnés par
l’instruction publique, ils marchent tout seuls. »
C’est en Afrique que Céline commence véritablement à écrire
(Des
vagues, premier
texte connu) et qu’il s’initie à la médecine, soignant sans
formation particulière et avec les moyens du coin des Africains de
la colonie. Dire le mal et soigner les hommes, sans attendre d’eux
de reconnaissance particulière, tel semble être désormais le
double destin de Louis-Ferdinand Destouches. Lui-même malade, il ne
tient pas longtemps au Cameroun (malaria, dysenterie, séquelles de
sa blessure de guerre), il est rapatrié sanitaire au bout d’un an,
alors que le contrat en prévoyait trois.
Gendre
intéressé
Rentré
en France en 1917, sans argent ni diplôme, Céline vit à Paris de
petits boulots, livreur, correcteur, traducteur pour une revue
scientifique un peu farfelue (le Génitron
de
Mort à crédit).
Par son intermédiaire, il contacte la fondation Rockfeller où il
réussit à se faire employer comme conférencier. Le travail
consiste à sillonner la France pour mener des campagnes de
sensibilisation contre la tuberculose. En Bretagne, il rencontre le
professeur Follet et sa fille unique Édith ; orateur brillant,
Céline séduit la fille autant que le père, après quelques mois de
relations passionnées avec Edith Follet, le professeur accepte que
sa fille l’épouse à condition que le jeune homme se trouve une
situation. Il n’aura pas à chercher très loin, la guerre
terminée, le futur beau-père l’encourage à décrocher son bachot
et à entreprendre des études de médecine, de récentes
dispositions légales autorisent en effet les anciens combattants à
passer leur bac avec un programme allégé et les études médicales
peuvent s’effectuer en deux ans au lieu de cinq. Céline passe donc
son bac à 24 ans et se marie avec Édith Follet. Entretenu par la
belle famille et logé dans les beaux quartiers de Rennes, ayant
libre accès à la bibliothèque du beau-père, il peut se consacrer
entièrement à l’obtention du diplôme de médecin. Là encore, la
phrase du Voyage
ne semble pas vraiment autobiographique : « Elle
est bien défendue la Science, je vous le dis, la Faculté c’est
une armoire bien fermée. Des pots en masse, peu de confiture. »
Jeune papa d’une petite Colette, il passe en 1922 les examens de
médecine avec succès, poursuit des études d’interne à Paris.
Une fois la thèse soutenue, grâce à de judicieuses relations et à
son passé de voyageur polyglotte, il obtient un poste de médecin
pour la Société Des Nations. Fort de cette promotion sociale
inespérée, Céline s’installe à Genève, sans sa fille et sa
femme, et s’apprête à parcourir le monde pour de nombreuses
missions internationales.
Médecin
désinvolte et coureur de jupons
Ce
nouveau poste permet à Céline d’assouvir sa passion du voyage et
sa curiosité intellectuelle, de scientifique comme d’écrivain en
devenir. Les missions médicales le conduisent aux États-Unis, en
Europe, en Afrique. Absent du domicile conjugal qu’il a abandonné,
le divorce est prononcé à ses torts en 1926. Céline oublie bien
vite sa femme et sa fille, la même année à Genève, il fait la
rencontre d’Élisabeth Craig, une jeune danseuse américaine, dont
il tombe amoureux et qui deviendra la destinataire de la dédicace du
Voyage
au bout de la nuit.
Si Céline remplit plus ou moins bien les missions qui lui sont
confiées, la direction de la SDN finit par se plaindre de ce médecin
original, un peu trop désinvolte et coureur de jupons à son goût.
L’année suivante, son contrat n’est pas renouvelé, les
« voyages d’études » grassement payés s’arrêtent.
Céline se consacre alors à l’écriture, du théâtre pour
commencer, L’église,
puis
une autre pièce intitulée Progrès,
toutes
deux refusées par les éditeurs. Revenu en France avec sa danseuse
américaine, il ouvre un cabinet à Clichy ; après le luxe et
le confort de Rennes et de Genève, c’est le retour à la Banlieue
désolée de la petite enfance. Le docteur Destouches a bien du mal à
se faire payer, les clients sont pauvres, peu nombreux, le médecin a
des scrupules. « J’ai
consulté à l’œil, surtout par curiosité. C’est un tort. Les
gens se vengent des services qu’on leur rend. »
Extrait de Portraits de social-traîtres paru aux éditions de l'Irrémissible http://www.frederic-gournay.com