mercredi 9 septembre 2015

Céline, le salaud absolu - Extrait


        Peu d’auteurs comme Céline se seront employés avec une telle opiniâtreté à se faire détester, et aucun – à part peut-être Genet – n’aura eu à ce point le courage de la lâcheté et de la trahison. Vil, méprisable, couard, raciste et nihiliste, Céline aura joué tous les rôles pour tenter d’échapper à l’esprit grégaire et si stupidement guerrier de son siècle atroce. Au terme d'une fuite effarée, au bout de l’humanité et de sa nuit sans fin, il aura finalement rejoint le destin de son personnage des débuts, le Ferdinand Bardamu du Voyage, recherchant comme lui à travers l’Histoire une impossible expiation au crime universel des hommes.
Fils indigne
    Céline a passé son temps à déformer, à exagérer, à mentir et à se plaindre. Cette mauvaise foi considérable s’est exercée dès la sortie en 1932 du Voyage au bout de la nuit et les premières interviews. À des journalistes qui n’ont encore aucune raison de mettre sa parole en doute, il laisse entendre qu’il est issu d’un milieu populaire, qu’il a connu une enfance difficile, qu’il a décroché après la guerre son diplôme de médecin tout en travaillant et qu’il s’est installé en banlieue pour soigner les pauvres, embrassant en quelque sorte, dans le métier comme dans l'œuvre (« du communisme avec une âme ») leur condition et leur cause. En vérité, Céline, Louis-Ferdinand Destouches de son vrai nom, est issu de la petite noblesse breto-normande dont la devise sur le blason familial était Plus d’honneur que d’honneurs ; les grands-parents étaient propriétaires à Asnières, percevaient des loyers, possédaient un magasin et un appartement à Paris ainsi que des bons au porteur. Son père était cadre d’assurance, sa mère commerçante. Après une première faillite en banlieue, et grâce à l’argent de la grand-mère, les parents se sont installés passage Choiseul à Paris où ils ont ouvert un commerce de « dentelles et curiosités ». C’est là que Céline passe la plus grande partie de son enfance, il va à l’école privée, prend des cours de piano, fait sa première communion à Saint-Roch. On est loin des descriptions larmoyantes et pathétiques de Mort à crédit. Le jeudi après-midi sa grand-mère l’emmène au musée Grévin, au cinéma voir les premiers Méliès. Pour son avenir professionnel que ses parents souhaitent dans le commerce international, il est envoyé en séjours linguistiques, l’Allemagne d’abord, où sa pratique de l’allemand se révèle très vite satisfaisante (ça lui servira plus tard), puis l’Angleterre, dans un pensionnaire bourgeois d’une station balnéaire, où il apprend l’anglais en pratiquant le sport et en découvrant les filles. Il y a, en 1909 en France, des enfances plus difficiles que celle-là. Le certificat d’étude en poche, le voilà faisant des stages parmi les grands commerçants parisiens, dont le célèbre joaillier Lacloche… à qui il donne entière satisfaction et qui lui promet une place définitive s’il devance l’appel pour faire son service militaire.
Petit-bourgeois malhonnête
    Si Céline a si effrontément menti sur son enfance, c’est qu’elle fût pour lui, en dépit des faits et des privilèges, véritablement malheureuse. Il déteste son milieu, la méchanceté bornée de son père, le fatalisme bigot de sa mère, la mesquinerie comptable de l’esprit petit-bourgeois, avec ses travers coutumiers : l’envie, la médisance, la hantise du jugement des autres, la crainte perpétuelle de l’avenir et de l’ailleurs. En secret, le petit Louis-Ferdinand aspire à autre chose, il rêve de voyages, d’aventures, de conquêtes et de grandes épopées, il imagine des récits épiques inspirés des illustrés que sa grand-mère lui offre. Il haïra avec la même intensité l’école et ses camarades de classe, retrouvant chez eux la même bêtise et la même cruauté qui président aux relations entre adultes. Les différents stages ne lui apprendront que le dégoût du travail et la haine des patrons, qu’il gardera toute sa vie. Et puis, par-dessus tout ça, il y a l’armée, la Première Guerre mondiale qui éclate, sa jeunesse – parmi des millions d’autres – sacrifiée aux intérêts des marchands et des politiciens. Pour ce qui est du voyage et de l’aventure il est servi, pour l’épopée et l’héroïsme il repassera, il est aux premières loges pour assister à l’une des plus grandes boucheries de l’Histoire, la première d’un siècle qui en comptera décidément beaucoup. Mais Céline n’est pas seulement un spectateur effrayé et incrédule, il est aussi un acteur du conflit, brigadier maréchal des logis du 12e cuirassier, blessé au bras lors d’une mission de transmission où il s’est porté volontaire.
Mauvais patriote
    Voyage au bout de la nuit ouvre sur le conflit de 14-18, le départ la fleur au fusil de son héros et le retour au bord de la folie. Si le Ferdinand Bardamu du roman se révèle beaucoup plus lâche que ne l’a été Céline durant les combats – il a été récompensé de la médaille militaire pour sa bravoure au front – les nombreuses considérations qui émaillent le livre sur la guerre et la conduite absurde des hommes viennent bel et bien de Céline, devenu après le retour à la vie civile un pacifiste convaincu doublé d’un anarchiste forcené. « Jamais je ne m’étais senti aussi inutile parmi toutes ces balles et les lumières de ce soleil. Une immense, universelle moquerie. » Rien ne justifie pour lui une telle sauvagerie, même civilisée et industrielle. La haine des Allemands ? Il ne la partage pas, il a été à l’école avec eux, il a parlé leur langue. La défense de la France, des Français ? Un leurre, une illusion à laquelle il ne croit pas, « La race, ce que t’appelles comme ça, c’est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C’est ça la France et puis c’est ça les Français. » De cette expérience limite – la mort fréquentée au quotidien, la folie meurtrière élevée au rang de raison d’État – naît une vocation d’écrivain et la morale esthétique qui va avec : « La grande défaite, en tout, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever, et de crever sans comprendre jamais jusqu’à quel point les hommes sont vaches. Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu’on a vu de plus vicieux chez l’homme et puis poser sa chique et puis descendre. Ça suffit comme boulot pour une vie tout entière. » Après avoir plongé dans l’abîme de la mort en masse et le néant dans lequel s’engouffre tout sens, Céline ne revient qu’avec une seule conviction : « Cette espèce d’agonie différée, lucide, bien portante, pendant laquelle il est impossible de comprendre autre chose que des vérités absolues, il faut l’avoir endurée pour savoir à jamais ce qu’on dit. »
Mari déserteur
    Après sa convalescence en 1915, Céline est envoyé en Angleterre au consulat général de France au service du contre-espionnage. Là il s’adonne à la lecture de Hegel, de Fichte, de Schopenhauer et de Nietzsche. Il fréquente les cabarets, se lie avec des prostituées, partage le bar et la table des maquereaux locaux. Nietzsche, la société du crime : Céline continue l'exploration de la face cachée de l’homme, sa part d’ombre, qui lui paraît – par-delà des beaux discours trompeurs sur sa prétendue nature – la seule digne d’intérêt. C’est dans la nuit que l’on distingue le mieux l’âme vraie des êtres. « Tout ce qui est intéressant se passe dans l’ombre, décidément. On ne sait rien de la véritable histoire des hommes. » À Londres, Céline fait un étrange mariage avec une Française, sans sa famille ni déclaration au consulat. D’aucuns pensent qu’il a réalisé cette alliance sans valeur légale en France pour transformer son exemption provisoire en réforme définitive, ou pour obtenir quelques avantages sur le territoire Anglais, toujours est-il que c’est seul qu’il rentre en France l’année suivante – il ne reverra jamais cette femme –, déclaré invalide de guerre à 70 %  ; il repart aussitôt pour l’Afrique comme directeur de plantation pour le compte d’une compagnie forestière. Que va faire Céline au Congo ? Cherche-t-il à échapper à ses engagements anglais ? À des souvenirs encore trop vifs d’un conflit qui ne veut pas finir ? À la perspective d’une vie de représentant de commerce qui d’avance l’afflige ? Comme Rimbaud, comme Gauguin avant lui, Céline fuit avant tout une société qu’il ne supporte plus, où la haine déguisée en sens de l’honneur et le mensonge en croyance délirante se sont faits les meilleurs complices du grand suicide collectif en cours. « Tout ce qu’on touchait était truqué, le sucre, les avions, les sandales, les confitures, les photos  ; tout ce qu’on lisait, avalait, suçait, admirait, proclamait, réfutait, défendait, tout cela n’était que fantôme haineux, truquages et mascarades. Les traîtres eux-mêmes étaient faux. Le délire de mentir et de croire s’attrape comme la gale. »
Colon chiasseux
    En Afrique, Céline ne tarde pas à être confronté à la triste réalité de la colonisation. L’exploitation de l’homme par l’homme y atteint un niveau d’infamie qu’il ne soupçonnait pas. Pas de racisme chez Céline (du moins, pas encore) à la Gobineau, mais plutôt un renversement nietzschéen des valeurs raciales : les Noirs sont des êtres forts, simples et gais (« de braves gens » écrira-t-il même plus tard dans l’un de ses pamphlets) et c’est la race blanche dégénérée, oisive et profiteuse qui lui inspire le plus de dégoût, dans la solitude et la chaleur étouffante de l’exil. « Dans le froid d’Europe, sous les grisailles pudiques du Nord, on ne fait, hors carnages, que soupçonner la grouillante cruauté de nos frères, mais leur pourriture envahit la surface dès que les émoustille la fièvre ignoble des tropiques. C’est alors qu’on se déboutonne éperdument et que la saloperie triomphe et nous recouvre entiers. C’est l’aveu biologique. » Il découvre l’incroyable ennui, bien plus nocif que les maladies tropicales, fléaux dérisoires au regard de l’alcoolisme et de l’incommensurable veulerie qui font des ravages parmi ses compatriotes. Il en tira, toujours dans le Voyage, des sentences définitives sur le colonialisme ainsi que d’étranges jugements sur sa « civilisation » : « Les indigènes eux ne fonctionnent guère qu’à coups de trique, ils gardent cette dignité, tandis que les blancs, perfectionnés par l’instruction publique, ils marchent tout seuls. » C’est en Afrique que Céline commence véritablement à écrire (Des vagues, premier texte connu) et qu’il s’initie à la médecine, soignant sans formation particulière et avec les moyens du coin des Africains de la colonie. Dire le mal et soigner les hommes, sans attendre d’eux de reconnaissance particulière, tel semble être désormais le double destin de Louis-Ferdinand Destouches. Lui-même malade, il ne tient pas longtemps au Cameroun (malaria, dysenterie, séquelles de sa blessure de guerre), il est rapatrié sanitaire au bout d’un an, alors que le contrat en prévoyait trois.
Gendre intéressé
    Rentré en France en 1917, sans argent ni diplôme, Céline vit à Paris de petits boulots, livreur, correcteur, traducteur pour une revue scientifique un peu farfelue (le Génitron de Mort à crédit). Par son intermédiaire, il contacte la fondation Rockfeller où il réussit à se faire employer comme conférencier. Le travail consiste à sillonner la France pour mener des campagnes de sensibilisation contre la tuberculose. En Bretagne, il rencontre le professeur Follet et sa fille unique Édith ; orateur brillant, Céline séduit la fille autant que le père, après quelques mois de relations passionnées avec Edith Follet, le professeur accepte que sa fille l’épouse à condition que le jeune homme se trouve une situation. Il n’aura pas à chercher très loin, la guerre terminée, le futur beau-père l’encourage à décrocher son bachot et à entreprendre des études de médecine, de récentes dispositions légales autorisent en effet les anciens combattants à passer leur bac avec un programme allégé et les études médicales peuvent s’effectuer en deux ans au lieu de cinq. Céline passe donc son bac à 24 ans et se marie avec Édith Follet. Entretenu par la belle famille et logé dans les beaux quartiers de Rennes, ayant libre accès à la bibliothèque du beau-père, il peut se consacrer entièrement à l’obtention du diplôme de médecin. Là encore, la phrase du Voyage ne semble pas vraiment autobiographique : « Elle est bien défendue la Science, je vous le dis, la Faculté c’est une armoire bien fermée. Des pots en masse, peu de confiture. » Jeune papa d’une petite Colette, il passe en 1922 les examens de médecine avec succès, poursuit des études d’interne à Paris. Une fois la thèse soutenue, grâce à de judicieuses relations et à son passé de voyageur polyglotte, il obtient un poste de médecin pour la Société Des Nations. Fort de cette promotion sociale inespérée, Céline s’installe à Genève, sans sa fille et sa femme, et s’apprête à parcourir le monde pour de nombreuses missions internationales.
Médecin désinvolte et coureur de jupons
    Ce nouveau poste permet à Céline d’assouvir sa passion du voyage et sa curiosité intellectuelle, de scientifique comme d’écrivain en devenir. Les missions médicales le conduisent aux États-Unis, en Europe, en Afrique. Absent du domicile conjugal qu’il a abandonné, le divorce est prononcé à ses torts en 1926. Céline oublie bien vite sa femme et sa fille, la même année à Genève, il fait la rencontre d’Élisabeth Craig, une jeune danseuse américaine, dont il tombe amoureux et qui deviendra la destinataire de la dédicace du Voyage au bout de la nuit. Si Céline remplit plus ou moins bien les missions qui lui sont confiées, la direction de la SDN finit par se plaindre de ce médecin original, un peu trop désinvolte et coureur de jupons à son goût. L’année suivante, son contrat n’est pas renouvelé, les « voyages d’études » grassement payés s’arrêtent. Céline se consacre alors à l’écriture, du théâtre pour commencer, L’église, puis une autre pièce intitulée Progrès, toutes deux refusées par les éditeurs. Revenu en France avec sa danseuse américaine, il ouvre un cabinet à Clichy ; après le luxe et le confort de Rennes et de Genève, c’est le retour à la Banlieue désolée de la petite enfance. Le docteur Destouches a bien du mal à se faire payer, les clients sont pauvres, peu nombreux, le médecin a des scrupules. « J’ai consulté à l’œil, surtout par curiosité. C’est un tort. Les gens se vengent des services qu’on leur rend. »

Extrait de Portraits de social-traîtres paru aux éditions de l'Irrémissible http://www.frederic-gournay.com