mercredi 26 août 2015

Maman - Second extrait






T’as vu comment André s’habillait et comment toi tu t’attifes, lui semblait toujours frais sorti du pressing et toi, t’as l’air de sortir d’une poubelle. Vous avez autant de ressemblance qu’un chien pure race et un corniaud des rues. Tu ne connais même pas ta propre pointure de chaussures !

En deux opérations, on a enlevé à Heaulme douze dents. Il a vingt-sept ans et soudain il en parait cinquante. Moi aussi, on m’a enlevé toutes les dents qui me restaient en une seule fois. J’ai dû me cloîtrer pendant  une semaine entière. Mais depuis j’ai un dentier et ça c’est quand même très pratique.

Ça doit être terrible cette angoisse que tu as de faire, de ne pas faire, de comment faire, de toujours vouloir faire autre chose que ce que tu es en train de faire. En faire le moins possible, ça oui ! Cette éternelle impression que tu donnes de ne rien faire. Au moins, tu as ça de bien, c’est que tu ne fais pas semblant.

Tu traitais Le Corbusier de fasciste. C’est insensé. Ce bienfaiteur de l’humanité ! L’homme qui a inventé la douche ! Tu disais : il piétine les usagers. C’est un technocrate.

 Martine Matias, championne de boxe française, est retrouvée arquée. On lui a attaché les mains aux chevilles. Elle a des brûlures électriques à l’anus. Les flics concluent au suicide !

Avec Jacques, je ne savais pas que cela allait se passer comme ça. Je croyais que c’était pour toujours, je l’aimais, à vrai dire je voulais surtout partir de chez moi…

Tu n’as rien mais tu n’as jamais pris aucun risque. T’es toujours resté planqué dans tes trous à rats. Pourquoi t’aurais quelque chose ?

Le 5 novembre 1984, Heaulme étrangle et égorge Lyonelle Gineste, dix-sept ans, près de Pont-à-Mousson. Avant un complice a violé l’adolescente. Lui ne peut pas. C’est justement ça son drame.

T’as une tache sur le devant de ton pull. T’es toujours aussi crade. Et ses pellicules sur ton col ! Mais arrête de regarder tes genoux. T’es dépressif ou quoi ? Tu te frottes le cul contre les murs ? Dans la rue, on te bouscule, tu t’excuses. Je t’ai vu souvent le faire. C’est incroyable ça. On bouscule Monsieur et il s’excuse.

Heaulme a les bourses de la taille d’un petit pois, un corps blanc, le thorax rentré, la silhouette molle. Un vrai cadeau ! En fait, il souffre d’une anomalie génétique rare, un chromosome féminin supplémentaire, le syndrome de je-ne-sais-plus-quoi, d’où l’air de tante que lui reprochait son vieux !

Tu défendais tout et n’importe quoi, le désordre contre l’ordre, les petites boutonneuses contre les filles de Playboy, Bob Dylan, le cinéma suédois en version originale…

Ma mère était douillette, ironique,  discrète. Gourmande ! Soumise…  Ah ça pour ce qui était d’être soumise, elle en connaissait un bout.

Il y a des journalistes qui croient que c’est impossible qu’on moleste, qu’on viole une pute dans le cabinet d’un juge. Je rêve ! Ils vivent où ces journalistes? Sur quelle planète ?

Et quand tu étais avec Véronique, cette mégère te cravachait. Ça te plaisait ça hein ? Te faire engueuler. T’as jamais réussi à monter la moindre arnaque. T’es même pas assez futé pour toucher le RMI… Si tu venais habiter ici, crois-moi qu’en moins de trois jours, je te le ferais avoir, moi, notre RMI à nous.

Pourquoi tu ne me fais pas des petits-enfants ? J’adorerai tellement être grand-mère ! Je te les gâterais tes bébés, tu verrais ça, personne n’en reviendrait. Mais qu’est-ce que t’as ? C’est ta respiration qui siffle comme ça ? Tu stridules !

Souvent maintenant, je rêvasse. Dans ces moments-là, les larmes me viennent facilement aux yeux. Je t’imagine faisant scandale à mon enterrement ! J’ai pris une assurance obsèques ; tu n’auras rien à payer pour mon inhumation. Avec toi, tout est possible. Je te connais, tu serais capable d’abandonner mon cadavre sur le trottoir…

A la fin, j’ai rencontré André… Il me protégeait, me rassurait. On est resté ensemble. Ses parents avaient un resto chic. Il était barman ; je suis devenue serveuse. Et toi tu restais sans arrêt dans mes jambes. Ce que tu étais collant ! Fallait faire quelque chose. On m’a parlé d’un pensionnat-ferme à Gembloux. Nous sommes allés vérifier que ce n’était pas un bagne, un endroit à la Dickens. C’était convenable et nous, on a enfin pu respirer un peu.

À ta naissance, tu étais donné pour mort, la question était réglée, c’est ton père qui insisté, et le mien, ton grand-père, Parrain, qui est allé voir la vieille voisine du haut, une espèce de sorcière, qui a conseillé un truc archi simple, un jus de poires fraîches…

Tu dis que tu préfères perdre, que l’échec est infini. Mais perdre quoi ? Tu n’as rien à perdre. Qu’est-ce que tu pourrais perdre ? Tu n’as même pas une mauvaise réputation à perdre. Ha, ha, ha !

Reste ici, vis avec moi, j’ai changé tu sais ; je ne suis plus du tout comme avant. Je sais bien que depuis trois ans t’es prof. Mais ils ne vont sûrement pas te garder. Et cette pauvre petite que tu entretiens avec les trois sous que tu gagnes dès qu’elle aura repérer un paroissien convenable, tu me peux faire confiance qu’elle va prendre ses clic et ses claques et bonsoir la compagnie !

Regarde-moi ! Je connais tous les gens qui habitent dans cette maison, leur vie intime, leurs revenus, leurs vices.

Le Corbusier s’est toujours adressé aux maîtres du moment, disais-tu. Tu voulais qu’il s’adresse à qui ? À sa concierge ? Comment voulais-tu moderniser un pays sans passer par les gens les plus importants ?

De toute la famille, c’est mon père qui a eu la première bagnole, une VW, le premier appareil photo, allemand aussi, la première salle de bain, la première télévision, encore une marque allemande. Pour ça, il appréciait les boches.

J’avais 17 ans ; tu te rends compte, j’avais un moutard avant d’avoir vécu ! Tes reins se sont remis à travailler. J’étais sans malice… De marrant, ton père m’a vite paru minable.

Tu te prends pour un révolté mais ça non plus, tu ne sais pas ce que c’est. Pour toi la révolte, c’est juste ne pas se lever le matin et passer son temps à ne rien foutre…

Dans cette maison, tout le monde me respecte. Marie sait que ses parents me font confiance et que moi je ne la trahirai pas. Roger me fait du rentre dedans, m’offre des bouteilles d’apéros. Etc., etc. T’en connais beaucoup des sexagénaires à qui ça arrive ?

Un jeune appelé passe. Le barbu l’appelle. Didier Gentil l’oblige à lui tailler une pipe. Pour finir, Heaulme le massacre à coups d’extincteur…


La plupart du temps, il n’était pas là. Tu te plains que je ne t’ai jamais touché mais moi je détestais que ma mère me touche ; et encore bien plus mon père ! Lui, soit il me tapait, soit il me pelotait.




Extrait de Maman, roman d'Yves Tenret 
paru aux éditions de la Différence