mercredi 19 août 2015

Maman - Premier extrait






Je ne discute pas l’hospitalité. Tu es de mon sang. Mais tu viens chaque fois sans rien, habillé comme un chiffonnier. Ça ne va pas ça ; ça ne va pas du tout.

T’as vu ces photos de moi à poil ? Ce sont celles que j’envoyais à Dany  en tôle. Pourquoi tu fais cette tête ? Ce que tu peux être coincé !

En ce moment je suis à fond dans les serials killer. Je collectionne tout ce que je trouve sur eux et je le colle dans des cahiers. Heaulme a beau avoir dix ans de moins que toi, il a quand même tué 70 personnes avec son Opinel. Et il aurait pu ne jamais se faire prendre…

À 16 ans, tu répétais sans arrêt à ton oncle Walter que Le Corbusier était un facho. C’était son maître mais ça le faisait beaucoup rire quand même.

En 1945, à Evere, à la Libération, des partisans ont voulu me tondre à cause de ma chevalière. Elle était à mes initiales : SS !

Les Arméniens ont un sens de la famille bien plus fort que nous. Et évidemment, André, tu n’as jamais voulu l’appeler papa… Pourtant, tu n’avais que quatre ans quand je me suis collée avec lui.

Alègre, qui l’a protégé ? Baudis passe pour une victime mais dans son livre il ne mentionne même pas les femmes qu’Alègre a tué. Parce que c’étaient des putes ? Moi aussi j’en suis une et je l’emmerde ! Tout ça est loin d’être net ; je te le dis moi.

André a tout de suite plu à mon père alors que Jacques, ton père, il le détestait. Mon père : soit tu travaillais et tu étais quelqu’un de bien, soit tu ne travaillais pas, et tu étais la dernière des fripouilles.

Tu voulais faire l’acteur ; je t’ai payé des cours. Même des cours de chant ! Tu gagnais ta vie en faisant de la figuration mais comme d’habitude, au bout d’un an, tu as tout laissé tomber. Soi-disant parce que tous les acteurs étaient des pédés ou des crétins. Mais quelle importance ça avait, hein ? Personne ne t’obligeait à coucher avec eux, non ?

Ça fait combien de temps qu’on ne s’est pas vu, quatre ou cinq ans ? Tu me trouves changée ? Je suis restée assez bien non ? De toute façon j’ai toujours fait plus jeune que mon âge. Il n’y a pas de raison que ça bouge maintenant.

Ici, c’est un sous-sol, ok, mais c’est deux fois moins cher qu’en haut et grâce au soupirail et aux vitres de la cour j’ai autant de lumière qu’aux étages. Avec mon grand congélateur et avec les produits blancs que je prends, je ne me débrouille pas trop mal.

Ses parents avaient un restaurant décoré avec des samovars, des châles épinglés aux murs, des grandes photos des anciens quartiers arméniens d’Istanbul. Si on n’avait pas connu André, on en serait encore aux macaronis à la cassonade.

À Toulouse, on trouve une femme avec un bâillon enfoncé dans la bouche, les mains liées sur le ventre, la tête en équilibre sur une casserole et les flics concluent à un suicide !

Ma mère aimait Jacques. Il était doux comme toi et lui en plus avait beaucoup d’humour. Il lui racontait toutes les pitreries qu’il faisait et elle ça lui plaisait ! Tu sais, une fois, il est même revenu pour te voir. Tu devais avoir huit ans.  Il avait acheté un manteau pour toi mais mon père a refusé de le laisser monter.

Ah, ce que tu m’agaces, ce que tu m’agaces ! C’est vrai tu m’agaces toujours autant…

Je n’ai jamais fait de tort à personne. On fait ce qu’on veut de son corps, non ? C’est la loi qui a tort.

Dany, tu ne le verras plus. Il a été abattu de sept balles 357 Magnum. Il avait quarante-quatre ans. À Liège, on raconte qu’il aurait balancé. Sûr, qu’il n’avait pas envie de retourner en tôle mais de là à donner les autres.

Heaulme, toi, tu serais bien capable de lui trouver des circonstances atténuantes. Il a grandi dans du Corbusier !

Au pensionnat, les bonnes sœurs nous obligeaient à nous laver sous la chemise de nuit, sans l’enlever ! Les salopes, ce qu’elles étaient mauvaises ! Et tordues !

Je ne demande pas qu’on mette Baudis en tôle. S’il aime les putes de luxe, c’est son problème et ça ne fait de tort à personne. Un Outreau suffit. Mais ça reste inadmissible que cela soit classé en suicide. Une pute ça ne se suicide pas, c’est acharné à la survie.

Vers dix-huit, dix-neuf ans, tu t’es mis à dire du mal de Sartre et de Camus, et puis même de Van Gogh, à ce moment-là j’ai pensé : il va se suicider, ce con. Et tu l’as fait !

Je vais mieux, sauf que si je bouge trente minutes, je dois me reposer une heure. Mais ce n’est rien, je sens que je récupère, en tout cas, je lutte, j’ai un horaire de bébé, au lit à huit heure, épuisée, mais ça va. Je dois t’avouer que l’orage est le seul truc qui de toute mon existence m’a foutu le trac, sinon ni les hommes ni la vie et ni la maladie ne m’effraient, mais l’orage oui, c’est bête, non ?

Un commissaire est venu me questionner plusieurs fois sur Dany. Il croyait qu’il m’avait filé une part du magot et il voulait savoir où je l’avais planqué. Comme si avec du chicon, je continuerai à vivre dans ce taudis !

Heaulme, pour lui faire passer ses airs efféminés, son papa le suspend avec du fil de fer dans la cave de la cité. À l’école, il est mauvais dans toutes les matières et lorsqu’il va travailler son turfiste de père lui confisque sa paye.

Walter c’était un vrai chef barbare ; il faisait 1 m 95 pour 100 kilos. Il les portait bien.

C’est à cause d’André que tu n’as pas une seule photo de ton père. Jaloux maladif, il les a toutes déchirées en mille morceaux puis jetées dans les chiottes…  Quelle passion ! Dans les chiottes ! Il pensait peut-être que j’allais les recoller…

Admettons qu’Alègre soit un indic. Est-ce que les flics laissent les indics tuer des putes ? Donnant/donnant ? Tu me donnes des renseignements et je te laisse te défouler de temps en temps sur une fille ? C’est comme ça que ça marche ? Pourquoi tous les crimes qu’il a commis ont-ils été classés en suicides ? Ça m’obsède vraiment ça.

Jacques, ton père, était un peu effacé, comme toi…

Qu’est-ce qui a bien pu te rendre si mortellement sérieux ? Comment, toi mon fils, as-tu pu devenir chiant à ce point là ? Pourquoi tu fréquentes si peu de gens ? Tu as peur ? Qu’est-ce que tu préserves ? Ta torpeur ?

Quand en 1984, sa maman, entre parenthèses, tout aussi alcoolique que son papa, meurt d’un cancer, l’univers de Heaulme s’effondre. Il change du tout au tout. Il dépense son RMI à boire, se met à fréquenter n’importe quel vagabond, mélange spiritueux et tranquillisants. Il essaye à plusieurs reprises de se suicider en s’ouvrant le ventre avec des tessons de bouteille mais comme toi, il se rate à chaque fois. À vingt-six ans, orphelin, il abandonne sa collection de timbre-poste et saute sur son vélo pour partir droit devant lui…

Mon père me cognait dessus, puis dans son ivrognerie chialait et c’est moi qui devais le consoler. Un week-end, il m’avait mis une telle raclée que je me suis retrouvée avec un œil au beurre noir. Le lundi, je devais retourner au pensionnat à la Côte et à ma mère son seul problème c’était : Qu’est-ce qu’ils vont penser de nous là-bas ? Tu leur diras bien que c’était un accident, que tu es tombée dans les escaliers.

Et des gens calomniés qui passent à TF1 pour se défendre comme l’a fait Baudis, il n’y en a pas des masses non plus. En général, Monsieur Tout Le Monde, quand il est accusé de quelque chose, innocent ou coupable, il rase les murs ; il ne va pas transpirer et se pavaner devant dix millions de spectateurs…


Je ne voulais pas avoir de mioche, tu es un accident ; quand je suis tombée enceinte, j’ai voulu avorter mais je ne savais pas comment faire ; Jacques était à l’armée ; nous n’avions pas un kopeck et en Belgique, pays cent-pour-cent catho… Fallait aller en Hollande, mais sans oseille, c’était bien sûr impensable.





Extrait de Maman, roman d'Yves Tenret 
paru aux éditions de la Différence