Il
n'y a pas de porche dans la rue des Archives et dans les rues
avoisinantes sous lequel Rébecca ne m'ait sucé. Elle y mettait une
telle grâce, un tel naturel... Charnue comme une olive au sel,
brunette à la peau mate et au pubis noir et dru, aimant rester au
lit des journées entières en peignoir de soie sauvage, grosses
chaussettes, oreillers superposés et bouillotte, elle était si
désirable ! L'ayant aperçue dans un café, je l'avais suivie,
espionnée et j'avais glissé dans sa boîte aux lettres ces deux
lignes : Tu seras aimable comme Rachel, sage comme Rébecca et
patiente et fidèle comme Sarah. Lors de notre première nuit, je
m'étais jeté sur elle comme un nuage de sauterelles sur un champ
africain. Cela lui avait paru de bon augure.
Je n'écoutais que
France-Musique. Cela lui convenait. J'avais trente-deux ans, elle en
avait dix de moins. Elle était habitée par cent mille démons.
Imaginant sans cesse des complots contre elle, souvent déprimée,
envieuse jusqu'au délire, n'ayant aucun rapport tiède, elle était
affable avec les garçons de café et méprisante avec les employés
de banque. La moindre réflexion désagréable sur son physique
l'affectait intensément mais son intelligence lui semblait au-dessus
de toute critique. Elle avait souvent peur de mourir comme ça d'un
coup ou alors d'une longue et horrible maladie. Elle sortait rarement
le soir, préférant se réserver, faire de chaque sortie un
événement – plutôt que d'être dans un
besoin perpétuel de voix humaines et de ressassements. Elle avait
un sens de l'excès qui me dépassait complètement.
Elle plongeait toute sa langue dans les parties les plus intimes de
mon corps, au fondement même et cela
tenait plus de la transe que de la
baise. Elle était capable de se couvrir entièrement de caca. Pas
moi. Dès que nous sommes arrivés à Paris, elle s'est relâchée,
profitant immédiatement de l'anonymat bienveillant que cette ville
nous offrait, se faisant complice des
exhibitionnistes et abandonnant son
corps gracile à tout ce que la cité offrait de corsé.
Nous
étions candides, libres de toute dette et
de toute honte. J'aimais les phrases ronflantes
et elle finit par les aimer aussi. Je pesais 50 kilos
pour 1,72 mètre, possédais trois chemises et
un jean de rechange. J'allais deux fois par semaine prendre une
douche aux bains de la piscine municipale. Se laver et se changer,
quelle volupté quand on vit dans une
chambre de bonne avec l'eau sur le
palier ! Je me défonçais à l'angoisse
et je n'étais pas capable de rendre
cette angoisse féconde. Le mot harmonie
ne faisait pas partie de mon
vocabulaire. Pour elle, ce stress
n'était qu'impuissance et peur d'affronter
la réalité mais prendre du recul lui aurait
paru de la lâcheté. Elle acceptait ce qui lui arrivait.
Je n'étais que promesses mais qu'est-ce que
l'art sinon une promesse de bonheur ? Je lui
avais offert La Chartreuse de Parme
et elle l'avait
souvent relu.
Quand
nous avions un peu de sous, nous allions
souper en tête-à-tête au Petit
Gavroche, rue
Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, puis boire au
Modem Bar, chez
Mme Suzanne, un rade discret mélangeant
déclassés et bourgeois.
« Tu
ne crois pas que M. Philippe est un peu amoureux
de moi ? » me demandait-elle à propos
du patron du bistrot que nous fréquentions le
jour. Ou encore : « Je suis allée porter des draps à la
blanchisserie. Le type là-bas, c'est un
vicieux, il m'a dit : il y a de drôles de taches sur
vos draps. » Nous avions un intérêt constant,
perpétuel pour les choses du sexe mais ce qui
nous liait vraiment, c'était la modestie de nos vies et de nos
aspirations. Nous n'avions aucun désir
de posséder des choses et cela nous laissait
disponibles pour une dernière grande flambée
de rapports juvéniles, un potlatch somptueux.
Je
l'ai désirée à genoux, quand on se frappait, quand on se haïssait,
quand on se dévorait, quand elle était
à moi, quand elle était aux autres, quand elle était saine et
quand elle était malade. Elle
appréciait le flirt, les compliments et même les plus basses
flatteries. Bavarde, elle adorait
téléphoner longtemps. Elle ne mentait ni
ne frimait jamais. Elle croyait à ses histoires.
Son musicien favori était Gustav Mahler. Elle aurait adoré
rencontrer ce vieux chat sensuel
d'Arthur Rubinstein, plaisantait-elle. Elle était
vitaliste. Elle avait le foie et les poumons très
fragiles. Elle partageait sa vie avec deux chats, un mâle et une
femelle. Elle avait très peur des
chiens. Elle recherchait ce qui est fort, exotique,
les expériences jusqu'au-boutistes et la
vie tranquille. Friande des ragots du quartier, elle
posait à tout le monde des questions indiscrètes,
croyait à la divination par les astres et en la métempsycose.
Elle
détestait les gens qui usent de la force. Son humour était gai et
vif. Habillée avec discrétion et goût, elle semblait aussi à
l'aise dans la fidélité que dans
l'infidélité.
Je
lisais interminablement Le Monde.
J'errais souvent seul
dans les rues mais quand elle sortait
cela se remarquait et ma vie allait soudain plus vite. Tout devenait
plus intense. J'ai couché avec toutes
ses copines. C'était comme ça. Elle
voulait tellement que je ne le fasse pas ! Toutes sauf Martine. Elle
l'avait prévenue. Il va t'inviter à boire un thé chez lui. N'y
va pas. Il n'a pas de thé !
Après
et pendant, elle me racontait ses aventures
: Alonay, le jeune Danois, le Brésilien, le mec
qui s'était mis tout nu dans le Marais, l'exhibo
d'en face, un Arabe hygiéniste, deux taulards, Boujidard, le clodo,
etc.
Je ne
louais ni ne vendais mon temps. Tous les
jours et le dimanche également, jusqu' à midi minimum,
je dormais. Je n'achetais rien. Je ne possédais
rien. Je ne faisais rien. Je pensais que l'art
devait terroriser le quotidien. Parfois, j'en avais
les cheveux dressés sur la tête et le corps traversé
de méchants frissons. Le glauque, le sordide
et l'obscène m'étaient nécessaires. Rébecca
était la prêtresse de mon culte personnel.
Je
voulais l'amour, la gloire, tous les luxes possibles et imaginables.
J'avais des éclairs de gaieté, je
fusais de mots d'esprit, je me laissais dériver.
Yves Tenret Comment
j’ai tué la Troisième internationale situationniste
Éditions de la Différence