mercredi 12 août 2015

Comment j'ai tué la Troisième internationale situationniste - Nouvel extrait





     Il n'y a pas de porche dans la rue des Archives et dans les rues avoisinantes sous lequel Rébecca ne m'ait sucé. Elle y mettait une telle grâce, un tel naturel... Charnue comme une olive au sel, brunette à la peau mate et au pubis noir et dru, aimant rester au lit des journées entières en peignoir de soie sauvage, grosses chaussettes, oreillers superposés et bouillotte, elle était si désirable ! L'ayant aperçue dans un café, je l'avais suivie, espionnée et j'avais glissé dans sa boîte aux lettres ces deux lignes : Tu seras aimable comme Rachel, sage comme Rébecca et patiente et fidèle comme Sarah. Lors de notre première nuit, je m'étais jeté sur elle comme un nuage de sauterelles sur un champ africain. Cela lui avait paru de bon augure.
    Je n'écoutais que France-Musique. Cela lui convenait. J'avais trente-deux ans, elle en avait dix de moins. Elle était habitée par cent mille démons. Imaginant sans cesse des complots contre elle, souvent déprimée, envieuse jusqu'au délire, n'ayant aucun rapport tiède, elle était affable avec les garçons de café et méprisante avec les employés de banque. La moindre réflexion désagréable sur son physique l'affectait intensément mais son intelligence lui semblait au-dessus de toute critique. Elle avait souvent peur de mourir comme ça d'un coup ou alors d'une longue et horrible maladie. Elle sortait rarement le soir, préférant se réserver, faire de chaque sortie un événement – plutôt que d'être dans un besoin perpétuel de voix humaines et de ressassements. Elle avait un sens de l'excès qui me dépassait complètement. Elle plongeait toute sa langue dans les parties les plus intimes de mon corps, au fondement même et cela tenait plus de la transe que de la baise. Elle était capable de se couvrir entièrement de caca. Pas moi. Dès que nous sommes arrivés à Paris, elle s'est relâchée, profitant immédiatement de l'anonymat bienveillant que cette ville nous offrait, se faisant complice des exhibitionnistes et abandonnant son corps gracile à tout ce que la cité offrait de corsé.
   Nous étions candides, libres de toute dette et de toute honte. J'aimais les phrases ronflantes et elle finit par les aimer aussi. Je pesais 50 kilos pour 1,72 mètre, possédais trois chemises et un jean de rechange. J'allais deux fois par semaine prendre une douche aux bains de la piscine municipale. Se laver et se changer, quelle volupté quand on vit dans une chambre de bonne avec l'eau sur le palier ! Je me défonçais à l'angoisse et je n'étais pas capable de rendre cette angoisse féconde. Le mot harmonie ne faisait pas partie de mon vocabulaire. Pour elle, ce stress n'était qu'impuissance et peur d'affronter la réalité mais prendre du recul lui aurait paru de la lâcheté. Elle acceptait ce qui lui arrivait. Je n'étais que promesses mais qu'est-ce que l'art sinon une promesse de bonheur ? Je lui avais offert La Chartreuse de Parme et elle l'avait souvent relu.
 Quand nous avions un peu de sous, nous allions souper en tête-à-tête au Petit Gavroche, rue Sainte-Croix-de-la-Bretonnerie, puis boire au Modem Bar, chez Mme Suzanne, un rade discret mélangeant déclassés et bourgeois.
 « Tu ne crois pas que M. Philippe est un peu amoureux de moi ? » me demandait-elle à propos du patron du bistrot que nous fréquentions le jour. Ou encore : « Je suis allée porter des draps à la blanchisserie. Le type là-bas, c'est un vicieux, il m'a dit : il y a de drôles de taches sur vos draps. » Nous avions un intérêt constant, perpétuel pour les choses du sexe mais ce qui nous liait vraiment, c'était la modestie de nos vies et de nos aspirations. Nous n'avions aucun désir de posséder des choses et cela nous laissait disponibles pour une dernière grande flambée de rapports juvéniles, un potlatch somptueux.
Je l'ai désirée à genoux, quand on se frappait, quand on se haïssait, quand on se dévorait, quand elle était à moi, quand elle était aux autres, quand elle était saine et quand elle était malade. Elle appréciait le flirt, les compliments et même les plus basses flatteries. Bavarde, elle adorait téléphoner longtemps. Elle ne mentait ni ne frimait jamais. Elle croyait à ses histoires. Son musicien favori était Gustav Mahler. Elle aurait adoré rencontrer ce vieux chat sensuel d'Arthur Rubinstein, plaisantait-elle. Elle était vitaliste. Elle avait le foie et les poumons très fragiles. Elle partageait sa vie avec deux chats, un mâle et une femelle. Elle avait très peur des chiens. Elle recherchait ce qui est fort, exotique, les expériences jusqu'au-boutistes et la vie tranquille. Friande des ragots du quartier, elle posait à tout le monde des questions indiscrètes, croyait à la divination par les astres et en la métempsycose.
Elle détestait les gens qui usent de la force. Son humour était gai et vif. Habillée avec discrétion et goût, elle semblait aussi à l'aise dans la fidélité que dans l'infidélité.
  Je lisais interminablement Le Monde. J'errais souvent seul dans les rues mais quand elle sortait cela se remarquait et ma vie allait soudain plus vite. Tout devenait plus intense. J'ai couché avec toutes ses copines. C'était comme ça. Elle voulait tellement que je ne le fasse pas ! Toutes sauf Martine. Elle l'avait prévenue. Il va t'inviter à boire un thé chez lui. N'y va pas. Il n'a pas de thé !
Après et pendant, elle me racontait ses aventures : Alonay, le jeune Danois, le Brésilien, le mec qui s'était mis tout nu dans le Marais, l'exhibo d'en face, un Arabe hygiéniste, deux taulards, Boujidard, le clodo, etc.
Je ne louais ni ne vendais mon temps. Tous les jours et le dimanche également, jusqu' à midi minimum, je dormais. Je n'achetais rien. Je ne possédais rien. Je ne faisais rien. Je pensais que l'art devait terroriser le quotidien. Parfois, j'en avais les cheveux dressés sur la tête et le corps traversé de méchants frissons. Le glauque, le sordide et l'obscène m'étaient nécessaires. Rébecca était la prêtresse de mon culte personnel.
Je voulais l'amour, la gloire, tous les luxes possibles et imaginables. J'avais des éclairs de gaieté, je fusais de mots d'esprit, je me laissais dériver.



Yves Tenret Comment j’ai tué la Troisième internationale situationniste
Éditions de la Différence