La
salle de la Maroquinerie est à peine remplie. Il n’y a pas
beaucoup de monde pour voir les Young Gods, c’est pourtant leur
premier concert à Paris depuis longtemps ; la salle et
l’affluence sont indignes de leur prestance, mais ça fait plaisir
de les savoir là, toujours vivants et debout, préparant la sortie
d’un nouvel album, après tant d’années. Marc m’a téléphoné
hier soir pour me demander si ça me disait d’y aller, quelle
question, à l’époque de L’eau rouge, c’était le seul
groupe qui jouait avec des machines que je m’autorisais à écouter,
un des seuls groupes aussi, avec le Noir Désir du Veuillez rendre
l’âme, qui nous ait donné à Marc et moi l’envie de nous y
mettre, de croire que quelque chose était possible en rock de ce
côté-ci, et pas seulement en anglais. Si Marc m’a posé la
question, c’est qu’il tenait à me prévenir que je risquais de
croiser des personnes avec qui je n’étais pas resté en très bons
termes, comme notre ancien manager, Alain, par lequel il avait eu les
places, comme Sacha, l'ancien guitariste de la grande époque de
Sugar, et d’autres personnes de la bande que lui continuait
à fréquenter régulièrement et avec lesquelles j’avais coupé
les ponts. Ces mecs-là nous avaient laissés tomber au moment
crucial, ils avaient fui dans les responsabilités du boulot, du
couple, de la famille, ils avaient renié leurs idéaux de jeunesse,
leur révolte, leur propre talent et le nôtre, je ne voyais pas
pourquoi j’aurais dû continuer à faire la fête avec eux,
maintenant qu’ils s'étaient rangés et qu’ils prenaient à la
dérision aux soirées les velléités artistiques de leurs anciens
amis. Je lui ai répondu qu’après tout je m’en foutais, il faut
croire que l’envie de voir les Young Gods l’a emporté sur le
ressentiment, ou que j’ai pensé qu’il y avait peut-être
prescription. Marc est venu avec Valérie, ce qui m’arrange, ça
m’évitera de me retrouver seul en cas de regroupement adverse, et
puis la revoir et discuter avec elle est toujours un plaisir. On
croise quelques personnalités de la scène française qui ont tenu à
faire le déplacement, les fidèles parmi les fidèles, comme le
chanteur aux yeux bleu de Lofofora, le guitariste surexcité de Noir
Désir... L’heure passant, la salle se remplit, sans être bondée,
les vides se comblent, ce qui nous remonte le moral pour eux. Combien
de groupes chéris et admirés avons-nous vus Marc et moi en concert,
s’évertuant devant des salles à moitié remplies ? que ce
soient Diabologum, Chokebore ou Cat Power, de quoi vous démoraliser
à jamais de continuer à faire de la musique. Marc arbore un sourire
de bandit retrouvant de vieux complices, Alain, Sacha et Yves fendent
le public pour venir vers nous. Ils ne m’ont pas encore reconnu, je
mets à profit ces quelques secondes pour les observer, ils n’ont
pas l’air d’avoir beaucoup changé, la seule question qui me
vient à l’esprit est comment allons-nous nous saluer, serrement de
main ou embrassade, comme autrefois ? Je m’étais toujours
juré, si je les revoyais, de ne leur tendre qu'une main distante au
lieu de la joue. Ils embrassent Marc, puis Valérie, me reconnaissent
enfin, Fred, c’est pas vrai, putain t’as changé, la bise vient
spontanément, Marc, goguenard, savoure l’instant. Alors, qu’est-ce
que tu deviens ? il paraît que t’es journaliste maintenant,
des piges, à droite à gauche, pour le Net, Alain qui connaît bien
le métier devine que je n’en vis pas, les questions d’argent
l’ont toujours beaucoup intéressé, Internet ça mène partout et
nulle part, n’est-ce pas, le truc c’est de trouver le bon
concept, c’est sûr, Sacha témoigne d’une joie plus spontanée,
alors tu continues avec Marc, quand est-ce qu’on vous voit en
concert ? faut qu’on enregistre d’abord. Je ne lui dis pas
qu’on a déjà joué mais que j’ai exigé à chaque fois de Marc
qu’ils ne soient pas invités, je ne leur demande pas non plus ce
qu’ils deviennent, Marc sans que je ne l’interroge spécialement
à leur sujet m’a toujours tenu au courant ; je sais qu'Alain
est désormais directeur de pub dans la presse musicale spécialisée,
il n’écrit plus d’articles, il s’occupe de l’espace
publicitaire qu’il vend au plus offrant, c’est ce qui rapporte ;
Sacha après une formation est devenu informaticien, il traduit des
langages codés à longueur de journée, il ne touche plus sa guitare
et roule en new-beatle. Je revois Yves avec plus de plaisir, il n’a
jamais fait parti du groupe, je n’ai rien à lui reprocher, si ce
n’est d’avoir choisi le mauvais camp ; il a fait pas mal de
photos de nous, souvent les plus réussies qu’il nous ait été
données de voir, il bosse maintenant pour quelques magazines comme
photographe professionnel grâce à Alain. Il est clair que si
j’avais voulu réussir dans le journalisme, j’aurais mieux fait
de rester bon pote avec notre ancien manager, étant donné son sens
du contact et ses innombrables relations dans le milieu ; au
lieu de ça, j’ai préféré ne plus lui adresser la parole et lui
coller derrière le dos une réputation de lâcheur et de mythomane.
Les lumières s’éteignent, les Youngs Gods investissent la scène,
une clameur minoritaire mais fervente les accueille, sitôt le
premier morceau balancé, hypnotique et agressif, les premiers rangs
s’agitent, un pogo s’initie et gagne la fosse. Je renvoie sans
ménagements les agités envoyés dans ma direction, Marc devant moi
reste impassible, il balance mécaniquement des grands coups de
poings à droite et à gauche, le vide se fait autour de lui ;
mes voisines ahuries le désignent du doigt, non mais t’as vu ce
fou ? un mec qui a dû s’en prendre une bonne vient le voir,
il doit lui demander ce qui lui prend, je n’entends pas mais
j’imagine que Marc doit lui répondre un truc dans le genre, ben
t’as voulu des coups t’en as eu, j’éclate de rire, je reste à
proximité, on ne sait jamais ; autour de nous, Alain, Sacha et
Yves ont disparu. Les Youngs Gods ignorent la petite baston qui vient
de se dérouler sous leurs yeux, ils enfoncent le clou, envoient des
morceaux de plus en plus puissants, question fréquences ils se sont
mis au goût du jour, les basses sont assourdissantes, les suraigus
stridents, leur nouveau batteur martèle sans faillir par-dessus les
boucles, sans casque ni clic, ce qui est un petit exploit, dommage
qu’il ressemble avec le tee-shirt sans manches, les muscles
saillants et la coupe frisée de caniche royal à un batteur de
heavy-metal. La voix rauque et menaçante de Franz Trichler ajoute à
l’excitation inquiète de la salle, l’atmosphère demeure tendue,
les regards ne se décrochent de la scène que pour se toiser,
jaugeant dans la fosse de l’allié ou de l’adversaire ; les
têtes se secouent en acquiescement viril ou en dénégation brutale,
les figurent prennent des grimaces de jouisseurs agressifs, des
rictus obscènes d’acteurs pornos. Ça joue des coudes, des poings
et des pieds pour défendre son territoire, on dirait des singes
mimant la bagarre, des primitifs en rituel tribal ou des guerriers
s’excitant entre eux au combat. Plus la musique se fait violente et
plus le spectacle de cette puissance fantasmée me met mal à l’aise,
est-ce parce que je n’ai pas bu ni fumé ? Je le trouve d’un
coup ridicule et pathétique. Toujours la même comédie, après une
semaine à s’abrutir au travail, le week-end venu on se défonce,
on se déchaîne et on se révolte en représentations ; dans
une salle obscure à la chaleur étouffante, on fait semblant, on
joue les brutes et les fous, jusqu’à ce que la lumière blanche
ramène tout le monde à la civilisation. Une grande folle qui
n’arrête pas de crier derrière moi en me poussant m’exaspère
tout particulièrement, je me retourne pour régler ça, c’est
Tessot-Gay, le guitariste de Noir Désir que j’ai vu tout à
l’heure faire des allers-retours aux toilettes, a-t-il abusé de la
coke ? il hurle de plus belle, saute en l’air et tape dans ses
mains comme une groupie, j'en reste désarmé. Le set terminé et la
lumière revenue, ce que j’avais prévu se passe, autour de moi je
ne vois que des visages dociles, presque honteux de leur comportement
de l’instant, un simple regard appuyé ou un coup d’épaule
suffit à leur faire baisser les yeux ou à leur soutirer un pardon
inaudible, tout le monde regagne gentiment la sortie. Que
remporteront-ils chez eux, au travail ou en famille, de ce moment
déchaîné passé ici ? un peu plus de honte, un peu plus de
rage rentrée, de ressentiment ? qu’est-ce que ça aura
changé, au fond, dans leur vie ? Je reste seul un instant avec
ces pensées, je regarde la salle se vider, Valérie vient me voir,
alors, t’as vu ce batteur ? pas mal hein, ouais, un jeu un peu
ringard, non mais t’as entendu la technique, trop années
quatre-vingt à mon goût, et puis la coupe de cheveux, oui ça c’est
sûr faut pas le regarder.
Alain, Sacha et Marc se tiennent au fond
de la salle, discutent avec deux filles de dos, je me sens un peu
obligé de les rejoindre, ne serait-ce que pour remercier Alain de
l'invitation, et puis je crois qu’au fond de moi revoir ces mecs
m’a fait plaisir, même si j’ai du mal à me l’avouer. Je tape
sur l’épaule d'Alain, merci pour l’invite, la musique c’était
vraiment bien, j’entends une voix féminine derrière moi, Fred,
c’est toi ? c’est pas vrai ! c’est toi ? je me
retourne, c’est Nina, estomaquée et éclatant de rire, c’est toi
je n’y crois pas ! Elle a du mal à me reconnaître, moi aussi
je mets quelques secondes à la remettre, elle est avec sa sœur
Hanna, l'hésitation est des deux côtés, on finit par s'embrasser,
combien de temps qu’on ne s’était pas vu Nina et moi ?
Depuis l’épisode Sugar, où elle chantait dans le groupe,
peut-être la meilleure période, avant qu’on ne sorte ensemble et
que ça ne foute la merde, un classique des clichés du rock qu’on
n’avait pas su éviter, comme l’alcool, la drogue, les histoires
de points avant la signature des contrats et d’autres choses aussi
peu glorieuses. J’étais avec Estelle à l’époque, et bien que
notre histoire fût déclinante, je n’avais pas eu le courage de la
quitter pour elle, et j’avais été de ceux, pour tenter de sauver
un couple sans avenir, un des premiers en fait, à être pour son
exclusion parce qu'au bout de six mois elle ne savait toujours pas
chanter autrement qu'en anglais ; Marc, à la suggestion de
Sacha, l'avait remplacée. On ne trouve pas grand-chose à se dire,
on en reste à des platitudes, sur la musique, les personnes qu’on
revoit ou pas. J’apostrophe Marc pour échapper à l’embarras,
son nettoyage par le vide au début du concert m’a bien fait rire,
il s’esclaffe, l’avait déjà oublié. Nina et sa sœur ne
restent pas, elles disparaissent sans qu’on se dise au revoir, Nina
n’a jamais porté Marc dans son cœur, il reste le mec qui a pris
sa place, et elle doit avoir gardé à mon égard de nombreux griefs,
bien légitimes ; quant à Hanna, il y avait bien failli avoir
quelque chose entre nous, on avait été à deux doigts, enfin
surtout elle, de commettre l’irréparable, c’était quand même
l’amour de Sacha à ce moment-là, et la sœur de la fille avec
laquelle le batteur trompait sa copine et dont le guitariste était
secrètement amoureux.
Revoir Nina à peine cinq minutes, le temps de
la plus grande confusion, fait ressurgir en moi ce que j’avais
péniblement réussi à oublier depuis le début du concert, à
savoir le coup de fil de Béatrice d’il y a trois jours, alors
qu’on avait convenu de ne plus avoir de contact d’aucune sorte
pour éviter la peine, qui m’annonçait qu’elle était enceinte.
Nina m’avait fait le même coup après une baise sans capote, à
croire que rien ne sert jamais de leçon. Je n’ai jamais su si
ç’avait été vrai cette histoire de grossesse, ce n’était pas
la première fois que j’avais à subir ce genre de scène, voilà
ce que c’est que de faire l’amour sans se protéger, on finit par
avoir plus peur d’avoir un enfant que d’attraper le sida.
L’annonce de Béatrice m’a laissé moins de doute, pour ainsi
dire aucun, j’ai senti que ce n’était pas un truc pour essayer
de me récupérer ou pour me faire payer mon inconséquence, la
souffrance semblait trop grande. Ben m’a appelé juste après pour
me dire que Béatrice ça n’allait pas, il était au courant, pas
par elle mais par sa copine psy qu’il avait croisée à
Saint-Lazare et qui le lui avait dit. Quand elle m’a avoué qu’elle
avait joué avec l’idée de le garder, rien que pour elle, je me
suis payé l’une de mes plus grosses frayeurs de ma vie, rarement
je ne me suis senti aussi démuni et à la merci de la volonté de
quelqu’un d’autre, mais elle n’allait pas le faire, par respect
pour moi et pour le… Le mot n’a pas été prononcé, on en a
parlé comme d’une chose, à la place il y a eu les mots clinique,
pilule abortive, dérèglements hormonaux, curetage, je n’ai pas su
quoi dire, que c’était sans doute la meilleure solution, j’ai
pris mille précautions pour ne pas apparaître comme celui qui
insiste pour qu’elle ne le garde pas, j’avais trop peur de
provoquer la réaction contraire, je voulais aussi qu’elle assume
seule ses actes, même si j’ai fait croire que j’étais là si
elle avait besoin. Passée la compassion, réelle, des premiers
instants, je lui en ai terriblement voulu, de m’imposer ça encore,
son amour, sa douleur, ce délire qu’elle s’est fait sur nous,
sur une histoire à laquelle je n’ai jamais cru, sur laquelle j’ai
toujours été clair et qui pour moi était finie.
Depuis le coup de
téléphone, je vis dans l’angoisse qu’elle change d’avis, ou
par manque de place dans les hôpitaux hollandais qu’elle dépasse
le délai légal. Alain propose d’aller prendre un verre au bar de
la Maroquinerie, j’évoque une chronique à terminer pour demain
matin, Sacha et Marc me forcent la main, allez juste un demi, fais
pas chier, ils m’entourent et me prennent par les bras, je maugrée,
je n’ai pas envie de boire des coups avec eux, de sortir et de
faire la fête, le tour des bars et des boites, à essayer de revivre
en moins bien ce qu’on a déjà vécu. C’est fini entre nous, le
meilleur est derrière, il serait temps qu’ils l’acceptent à
leur tour, c’est comme de se dire après une relation on reste
amis, on a tous passé l’âge de ces boniments, même si je
mesure ce soir à quel point j’ai pu aimer ces mecs, et cette
fille. Je vide mon verre et file, Marc prend une mine navrée, à
demain pour la répète ? ouais si les oreilles ne sifflent pas
trop. Sur le trottoir, je repense à Nina, au fait que je n’ai pas
réussi à la reconnaître tout de suite, et elle non plus, son
visage avait changé, Ben hier m’a redit que Béatrice était
vraiment mal, mal comment, à quel point ? Comme Nina qui
parlait après notre séparation de se foutre en l’air, de se jeter
par la fenêtre ou sous une voiture ? Le visage triste et
souriant de Sarah me revient. J’ai déjà un fantôme qui me hante,
je ne sais pas si je pourrais supporter d'avoir une autre mort sur la
conscience.
Extrait du Mal-aimant, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible