mercredi 27 mai 2015

Le mal-aimant - Deuxième extrait


        





        La salle de la Maroquinerie est à peine remplie. Il n’y a pas beaucoup de monde pour voir les Young Gods, c’est pourtant leur premier concert à Paris depuis longtemps ; la salle et l’affluence sont indignes de leur prestance, mais ça fait plaisir de les savoir là, toujours vivants et debout, préparant la sortie d’un nouvel album, après tant d’années. Marc m’a téléphoné hier soir pour me demander si ça me disait d’y aller, quelle question, à l’époque de L’eau rouge, c’était le seul groupe qui jouait avec des machines que je m’autorisais à écouter, un des seuls groupes aussi, avec le Noir Désir du Veuillez rendre l’âme, qui nous ait donné à Marc et moi l’envie de nous y mettre, de croire que quelque chose était possible en rock de ce côté-ci, et pas seulement en anglais. Si Marc m’a posé la question, c’est qu’il tenait à me prévenir que je risquais de croiser des personnes avec qui je n’étais pas resté en très bons termes, comme notre ancien manager, Alain, par lequel il avait eu les places, comme Sacha, l'ancien guitariste de la grande époque de Sugar, et d’autres personnes de la bande que lui continuait à fréquenter régulièrement et avec lesquelles j’avais coupé les ponts. Ces mecs-là nous avaient laissés tomber au moment crucial, ils avaient fui dans les responsabilités du boulot, du couple, de la famille, ils avaient renié leurs idéaux de jeunesse, leur révolte, leur propre talent et le nôtre, je ne voyais pas pourquoi j’aurais dû continuer à faire la fête avec eux, maintenant qu’ils s'étaient rangés et qu’ils prenaient à la dérision aux soirées les velléités artistiques de leurs anciens amis. Je lui ai répondu qu’après tout je m’en foutais, il faut croire que l’envie de voir les Young Gods l’a emporté sur le ressentiment, ou que j’ai pensé qu’il y avait peut-être prescription. Marc est venu avec Valérie, ce qui m’arrange, ça m’évitera de me retrouver seul en cas de regroupement adverse, et puis la revoir et discuter avec elle est toujours un plaisir. On croise quelques personnalités de la scène française qui ont tenu à faire le déplacement, les fidèles parmi les fidèles, comme le chanteur aux yeux bleu de Lofofora, le guitariste surexcité de Noir Désir... L’heure passant, la salle se remplit, sans être bondée, les vides se comblent, ce qui nous remonte le moral pour eux. Combien de groupes chéris et admirés avons-nous vus Marc et moi en concert, s’évertuant devant des salles à moitié remplies ? que ce soient Diabologum, Chokebore ou Cat Power, de quoi vous démoraliser à jamais de continuer à faire de la musique. Marc arbore un sourire de bandit retrouvant de vieux complices, Alain, Sacha et Yves fendent le public pour venir vers nous. Ils ne m’ont pas encore reconnu, je mets à profit ces quelques secondes pour les observer, ils n’ont pas l’air d’avoir beaucoup changé, la seule question qui me vient à l’esprit est comment allons-nous nous saluer, serrement de main ou embrassade, comme autrefois ? Je m’étais toujours juré, si je les revoyais, de ne leur tendre qu'une main distante au lieu de la joue. Ils embrassent Marc, puis Valérie, me reconnaissent enfin, Fred, c’est pas vrai, putain t’as changé, la bise vient spontanément, Marc, goguenard, savoure l’instant. Alors, qu’est-ce que tu deviens ? il paraît que t’es journaliste maintenant, des piges, à droite à gauche, pour le Net, Alain qui connaît bien le métier devine que je n’en vis pas, les questions d’argent l’ont toujours beaucoup intéressé, Internet ça mène partout et nulle part, n’est-ce pas, le truc c’est de trouver le bon concept, c’est sûr, Sacha témoigne d’une joie plus spontanée, alors tu continues avec Marc, quand est-ce qu’on vous voit en concert ? faut qu’on enregistre d’abord. Je ne lui dis pas qu’on a déjà joué mais que j’ai exigé à chaque fois de Marc qu’ils ne soient pas invités, je ne leur demande pas non plus ce qu’ils deviennent, Marc sans que je ne l’interroge spécialement à leur sujet m’a toujours tenu au courant ; je sais qu'Alain est désormais directeur de pub dans la presse musicale spécialisée, il n’écrit plus d’articles, il s’occupe de l’espace publicitaire qu’il vend au plus offrant, c’est ce qui rapporte ; Sacha après une formation est devenu informaticien, il traduit des langages codés à longueur de journée, il ne touche plus sa guitare et roule en new-beatle. Je revois Yves avec plus de plaisir, il n’a jamais fait parti du groupe, je n’ai rien à lui reprocher, si ce n’est d’avoir choisi le mauvais camp ; il a fait pas mal de photos de nous, souvent les plus réussies qu’il nous ait été données de voir, il bosse maintenant pour quelques magazines comme photographe professionnel grâce à Alain. Il est clair que si j’avais voulu réussir dans le journalisme, j’aurais mieux fait de rester bon pote avec notre ancien manager, étant donné son sens du contact et ses innombrables relations dans le milieu ; au lieu de ça, j’ai préféré ne plus lui adresser la parole et lui coller derrière le dos une réputation de lâcheur et de mythomane. 
    
    Les lumières s’éteignent, les Youngs Gods investissent la scène, une clameur minoritaire mais fervente les accueille, sitôt le premier morceau balancé, hypnotique et agressif, les premiers rangs s’agitent, un pogo s’initie et gagne la fosse. Je renvoie sans ménagements les agités envoyés dans ma direction, Marc devant moi reste impassible, il balance mécaniquement des grands coups de poings à droite et à gauche, le vide se fait autour de lui ; mes voisines ahuries le désignent du doigt, non mais t’as vu ce fou ? un mec qui a dû s’en prendre une bonne vient le voir, il doit lui demander ce qui lui prend, je n’entends pas mais j’imagine que Marc doit lui répondre un truc dans le genre, ben t’as voulu des coups t’en as eu, j’éclate de rire, je reste à proximité, on ne sait jamais ; autour de nous, Alain, Sacha et Yves ont disparu. Les Youngs Gods ignorent la petite baston qui vient de se dérouler sous leurs yeux, ils enfoncent le clou, envoient des morceaux de plus en plus puissants, question fréquences ils se sont mis au goût du jour, les basses sont assourdissantes, les suraigus stridents, leur nouveau batteur martèle sans faillir par-dessus les boucles, sans casque ni clic, ce qui est un petit exploit, dommage qu’il ressemble avec le tee-shirt sans manches, les muscles saillants et la coupe frisée de caniche royal à un batteur de heavy-metal. La voix rauque et menaçante de Franz Trichler ajoute à l’excitation inquiète de la salle, l’atmosphère demeure tendue, les regards ne se décrochent de la scène que pour se toiser, jaugeant dans la fosse de l’allié ou de l’adversaire ; les têtes se secouent en acquiescement viril ou en dénégation brutale, les figurent prennent des grimaces de jouisseurs agressifs, des rictus obscènes d’acteurs pornos. Ça joue des coudes, des poings et des pieds pour défendre son territoire, on dirait des singes mimant la bagarre, des primitifs en rituel tribal ou des guerriers s’excitant entre eux au combat. Plus la musique se fait violente et plus le spectacle de cette puissance fantasmée me met mal à l’aise, est-ce parce que je n’ai pas bu ni fumé ? Je le trouve d’un coup ridicule et pathétique. Toujours la même comédie, après une semaine à s’abrutir au travail, le week-end venu on se défonce, on se déchaîne et on se révolte en représentations ; dans une salle obscure à la chaleur étouffante, on fait semblant, on joue les brutes et les fous, jusqu’à ce que la lumière blanche ramène tout le monde à la civilisation. Une grande folle qui n’arrête pas de crier derrière moi en me poussant m’exaspère tout particulièrement, je me retourne pour régler ça, c’est Tessot-Gay, le guitariste de Noir Désir que j’ai vu tout à l’heure faire des allers-retours aux toilettes, a-t-il abusé de la coke ? il hurle de plus belle, saute en l’air et tape dans ses mains comme une groupie, j'en reste désarmé. Le set terminé et la lumière revenue, ce que j’avais prévu se passe, autour de moi je ne vois que des visages dociles, presque honteux de leur comportement de l’instant, un simple regard appuyé ou un coup d’épaule suffit à leur faire baisser les yeux ou à leur soutirer un pardon inaudible, tout le monde regagne gentiment la sortie. Que remporteront-ils chez eux, au travail ou en famille, de ce moment déchaîné passé ici ? un peu plus de honte, un peu plus de rage rentrée, de ressentiment ? qu’est-ce que ça aura changé, au fond, dans leur vie ? Je reste seul un instant avec ces pensées, je regarde la salle se vider, Valérie vient me voir, alors, t’as vu ce batteur ? pas mal hein, ouais, un jeu un peu ringard, non mais t’as entendu la technique, trop années quatre-vingt à mon goût, et puis la coupe de cheveux, oui ça c’est sûr faut pas le regarder. 

    Alain, Sacha et Marc se tiennent au fond de la salle, discutent avec deux filles de dos, je me sens un peu obligé de les rejoindre, ne serait-ce que pour remercier Alain de l'invitation, et puis je crois qu’au fond de moi revoir ces mecs m’a fait plaisir, même si j’ai du mal à me l’avouer. Je tape sur l’épaule d'Alain, merci pour l’invite, la musique c’était vraiment bien, j’entends une voix féminine derrière moi, Fred, c’est toi ? c’est pas vrai ! c’est toi ? je me retourne, c’est Nina, estomaquée et éclatant de rire, c’est toi je n’y crois pas ! Elle a du mal à me reconnaître, moi aussi je mets quelques secondes à la remettre, elle est avec sa sœur Hanna, l'hésitation est des deux côtés, on finit par s'embrasser, combien de temps qu’on ne s’était pas vu Nina et moi ? Depuis l’épisode Sugar, où elle chantait dans le groupe, peut-être la meilleure période, avant qu’on ne sorte ensemble et que ça ne foute la merde, un classique des clichés du rock qu’on n’avait pas su éviter, comme l’alcool, la drogue, les histoires de points avant la signature des contrats et d’autres choses aussi peu glorieuses. J’étais avec Estelle à l’époque, et bien que notre histoire fût déclinante, je n’avais pas eu le courage de la quitter pour elle, et j’avais été de ceux, pour tenter de sauver un couple sans avenir, un des premiers en fait, à être pour son exclusion parce qu'au bout de six mois elle ne savait toujours pas chanter autrement qu'en anglais ; Marc, à la suggestion de Sacha, l'avait remplacée. On ne trouve pas grand-chose à se dire, on en reste à des platitudes, sur la musique, les personnes qu’on revoit ou pas. J’apostrophe Marc pour échapper à l’embarras, son nettoyage par le vide au début du concert m’a bien fait rire, il s’esclaffe, l’avait déjà oublié. Nina et sa sœur ne restent pas, elles disparaissent sans qu’on se dise au revoir, Nina n’a jamais porté Marc dans son cœur, il reste le mec qui a pris sa place, et elle doit avoir gardé à mon égard de nombreux griefs, bien légitimes ; quant à Hanna, il y avait bien failli avoir quelque chose entre nous, on avait été à deux doigts, enfin surtout elle, de commettre l’irréparable, c’était quand même l’amour de Sacha à ce moment-là, et la sœur de la fille avec laquelle le batteur trompait sa copine et dont le guitariste était secrètement amoureux. 

    Revoir Nina à peine cinq minutes, le temps de la plus grande confusion, fait ressurgir en moi ce que j’avais péniblement réussi à oublier depuis le début du concert, à savoir le coup de fil de Béatrice d’il y a trois jours, alors qu’on avait convenu de ne plus avoir de contact d’aucune sorte pour éviter la peine, qui m’annonçait qu’elle était enceinte. Nina m’avait fait le même coup après une baise sans capote, à croire que rien ne sert jamais de leçon. Je n’ai jamais su si ç’avait été vrai cette histoire de grossesse, ce n’était pas la première fois que j’avais à subir ce genre de scène, voilà ce que c’est que de faire l’amour sans se protéger, on finit par avoir plus peur d’avoir un enfant que d’attraper le sida. L’annonce de Béatrice m’a laissé moins de doute, pour ainsi dire aucun, j’ai senti que ce n’était pas un truc pour essayer de me récupérer ou pour me faire payer mon inconséquence, la souffrance semblait trop grande. Ben m’a appelé juste après pour me dire que Béatrice ça n’allait pas, il était au courant, pas par elle mais par sa copine psy qu’il avait croisée à Saint-Lazare et qui le lui avait dit. Quand elle m’a avoué qu’elle avait joué avec l’idée de le garder, rien que pour elle, je me suis payé l’une de mes plus grosses frayeurs de ma vie, rarement je ne me suis senti aussi démuni et à la merci de la volonté de quelqu’un d’autre, mais elle n’allait pas le faire, par respect pour moi et pour le… Le mot n’a pas été prononcé, on en a parlé comme d’une chose, à la place il y a eu les mots clinique, pilule abortive, dérèglements hormonaux, curetage, je n’ai pas su quoi dire, que c’était sans doute la meilleure solution, j’ai pris mille précautions pour ne pas apparaître comme celui qui insiste pour qu’elle ne le garde pas, j’avais trop peur de provoquer la réaction contraire, je voulais aussi qu’elle assume seule ses actes, même si j’ai fait croire que j’étais là si elle avait besoin. Passée la compassion, réelle, des premiers instants, je lui en ai terriblement voulu, de m’imposer ça encore, son amour, sa douleur, ce délire qu’elle s’est fait sur nous, sur une histoire à laquelle je n’ai jamais cru, sur laquelle j’ai toujours été clair et qui pour moi était finie. 

    Depuis le coup de téléphone, je vis dans l’angoisse qu’elle change d’avis, ou par manque de place dans les hôpitaux hollandais qu’elle dépasse le délai légal. Alain propose d’aller prendre un verre au bar de la Maroquinerie, j’évoque une chronique à terminer pour demain matin, Sacha et Marc me forcent la main, allez juste un demi, fais pas chier, ils m’entourent et me prennent par les bras, je maugrée, je n’ai pas envie de boire des coups avec eux, de sortir et de faire la fête, le tour des bars et des boites, à essayer de revivre en moins bien ce qu’on a déjà vécu. C’est fini entre nous, le meilleur est derrière, il serait temps qu’ils l’acceptent à leur tour, c’est comme de se dire après une relation on reste amis, on a tous passé l’âge de ces boniments, même si je mesure ce soir à quel point j’ai pu aimer ces mecs, et cette fille. Je vide mon verre et file, Marc prend une mine navrée, à demain pour la répète ? ouais si les oreilles ne sifflent pas trop. Sur le trottoir, je repense à Nina, au fait que je n’ai pas réussi à la reconnaître tout de suite, et elle non plus, son visage avait changé, Ben hier m’a redit que Béatrice était vraiment mal, mal comment, à quel point ? Comme Nina qui parlait après notre séparation de se foutre en l’air, de se jeter par la fenêtre ou sous une voiture ? Le visage triste et souriant de Sarah me revient. J’ai déjà un fantôme qui me hante, je ne sais pas si je pourrais supporter d'avoir une autre mort sur la conscience.




Extrait du Mal-aimant, roman de Frédéric Gournay
paru aux éditions de L'irrémissible