mercredi 20 mai 2015

Croâ!






        Il l’entendait mais ne le voyait pas, il inclina la tête, ses coudes ancrés sur le matelas et cru enfin le deviner parmi le gris du ciel et des immeubles. Un rayon de soleil gicla sur les façades, il l’aperçut : le corbeau criait encore. Il se leva, s’habilla à toute allure et se prépara du café pour immerger ses derniers rêves puis se ravisa, il prit sa veste et il sortit.
C’est drôle comme les villes vous mettent à portée de la main tous les dangers possibles. L’armurier n’était qu’à deux cents mètres de chez lui. Il se renseigna précipitamment sur le matériel adéquat puis opta finalement pour une bonne vieille vingt-deux long Rifle d’occasion, acheta des balles, rentra chez lui. Une arme de point l’aurait davantage séduit mais ni la banlieue ni ses magouilles ne l’attiraient. Le soleil était toujours sur les façades ronronnantes, l’eau exultait à gros bouillons dans la casserole, il se posta à la fenêtre et attendit. Le corbeau vint se poser à cinquante mètres, juste en face de son appartement, auprès des cheminées. Il l’ajusta, tira. Une balle avait suffi. Il le décapita. Il en fut lui-même fort étonné, il ignorait la justesse de son tir et songea que le destin avait accompli un fameux tour de manivelle. Il avala une gorgée de café, s’alluma une cigarette, se regarda dans le miroir et comme il ne put en tirer aucune conclusion valable, il se recoucha. Il ne pouvait plus dormir. Le corbeau lui avait encore gâché sa journée.

    Quand elle arriva, elle remarqua tout de suite le fusil posé contre le mur, près des rideaux marqués de nicotine.
« Qu’est-ce que c’est que ça ?
- Je l’ai tué.
- Comment ça tu l’as tué ?
- Le corbeau, j’ai fini par le descendre.
- T’es pas un peu zinzin ?
- Il m’empêchait de dormir.
- Tu es capable de tuer de sang-froid toi ?
- Je te le répète, il commençait sérieusement à me mener la vie dure.
- De quel droit tu l’as tué ? C’est un animal, un être vivant.
- Ses croassements m’étaient devenus insupportables.
- Et les tiens de croassements…
- C’est un animal noir et lugubre.
- Franchement je ne pensais pas ça de toi. Tu es cruel.
- Je te dis qu’il me réveillait tous les matins, de l’aube jusqu’à dix heures. Il venait se foutre de ma gueule ce con-là, avec ponctualité, je n’ai fait que lui clouer le bec, je suis sûr que tout le voisinage en sera satisfait.
- Pauvre con !
- Pardon ?
- Tu n’es qu’un lâche.
- Tu te crois supérieure peut-être ? Parce que t’as un boulot qui te permet de frimer avec le peu de pognon qu’on veut bien te laisser. Mais il suffit que je crame une corneille pour que tu t’offusques.
- C’est monstrueux !
- Pas de morale, petite sainte, tu ne cherches qu’à me descendre, moi au moins je suis radical.
- T’es vraiment un pauvre con ! »
Il se dirigea vers la carabine, la mit en joue, la pointe du canon visait Carla, elle eut un sourire crispé.
« Mets-toi à genoux !
- Tu plaisantes ?
- A genoux ! »
Carla avait l’habitude que Thomas se mette à jouer les durs, elle se prenait parfois au jeu et feignait d’être dominée, ça leur faisait du bien à tous les deux. Thomas arborait alors un masque de tueur, comme dans les films. Il jouait encore la comédie, pensa-t-elle, il avait encore dû se gaver de ces polars américains à la noix qui font fureur à la télévision. Cependant, elle n’acquiesça pas, mais continua de le toiser.
« Mets-toi à genoux et suce-moi : »
Carla plaça sa main sur le sexe de Thomas.
« Mais je vois que ça fait bander monsieur ! »
Il la pris par la nuque et rabaissa sa tête.
« Je compte jusqu’à trois… un… deux… »
Carla s’agenouilla, dégrafa les boutons de la braguette de Thomas.
« Oh, le beau pistolet !
- Vas-y ! »
Elle fit glisser sa langue le long de son sexe, le suçota quelques secondes puis le mordilla. « Aïe ! » Il lui asséna un léger coup de crosse sur le sommet de son crâne.
« T’es pas un peu marteau ?
- Je t’ai pas dit de me mordre.
- Tu m’as fait mal. Connard !
- Suce !
- Cow-boy de mes deux ! »
Elle s’était relevée énergiquement.
« Si tu recommences, je te tue, cria-t-elle.
- Je vais pas me laisser gâcher la vie par un corbeau le matin et par ma femme le soir.
- T’es fier de toi ? Pauvre débile ! »
Il la remit en joue.
« Arrête ce jeu où je m’en vais.
- A genoux ! »
Elle ramassa son sac à main, prit la porte et dévala les escaliers. Il se posta à la fenêtre avec son fusil. Elle traversait la rue, il la visa à nouveau.
« Poum ! » marmonna-t-il.
Il reposa le fusil, c’était devenu très vite un bon pote cet engin. Il alla s’asseoir sur son lit et plongea dans une profonde méditation où le sentiment de sa force intrinsèque rivalisait avec le mépris et l’horreur que lui inspirait ce monde croassant.

    Sa méditation ne le calmait pas. Il décida de rappeler Carla, il ne supportait pas l’idée qu’elle puisse s’en aller ainsi. Carla était une femme indépendante, vive, qui ne se laissait marcher sur les pieds qu’à condition qu’elle le désire elle-même. Il pensait que ce serait dur de la décider à revenir, mais elle accepta rapidement.
« Tu vas garder ce joujou longtemps ?
- Aussi longtemps qu’il y aura des corbeaux dans ce monde.
- Tu ne peux pas t’empêcher de faire des phrases.
- Tu ne peux pas m’empêcher d’être clairvoyant, c’est bien pour ça que tu es avec moi, non ? »
Elle préféra ne rien répondre. Elle savait parfaitement l’agacer mais ça ne l’amusait plus en cet instant précis de le titiller. En quelque sorte, il avait raison, il existait un échange entre eux. La pertinence de Thomas rassurait Carla qui, malgré une bien plus grande à gérer sa vie, se sentait parfois comme égarée, elle avait besoin de lui et de ses monologues inefficaces mais justes, de sa connerie aussi et de ses idées farfelues.
« Tu veux bien me sucer maintenant ?
- C’est pour ça que tu m’as rappelée ?
- Je n’ai plus de fusil dans les mains.
- Non, mais moi j’ai toujours une bosse sur le crâne, touche. »
Il passa sa main dans ses cheveux, constata l’hématome, s’excuse et l’embrassa. Elle le repoussa un peu, elle n’avait pas envie d’être embrassée. Il s’énerva de nouveau.
« Il faut une putain d’arme pour se faire comprendre !
- Qu’est-ce qui t’arrive, c’est pas vrai ce que tu dis là.
- Tu comprends rien du tout Carla, tu ne comprends pas ma douleur.
- Cesse de focaliser sur moi.
- Tu ne saisis toujours pas.
- Remue-toi les fesses ça ira mieux !
- Tu n’es qu’une grosse corneille bien noire.
-Tu ne vas pas me réserver le même sort, j’espère.
- Parfois je me le demande, je me demande si je serais pas capable de te tuer.
- Et pourquoi ça, s’il te plaît ?
- Tu ne me donnes rien, il faut toujours que je prenne, que je vole, je me demande si t’aurais pas un autre mec.
- Nous voilà en plein narcissisme, ce que tu peux être commun !
- C’est pas tout le monde qui est capable d’abattre ce qui le dérange.
- T’es fier de toi ?
- Je ne me laisse pas faire.
- Ça ne prouve rien.
- Suce moi.
- Tu vas pas recommencer.
- Prouve-moi que t’as pas un autre mec.
- J’ai pas envie.
- Avoue tout de même que je baise bien.
- Tu vois, le sexe, c’est comme le patinage, disons qu’en programme imposé t’es plutôt fort, c’est en figure artistique que c’est moins bon, tu manques d’imagination !
- Ouais, ben, toi, les imposés, tu les fais même pas ! »
Elle alluma la télévision et se mit au lit. Elle s’endormit rapidement. Quant à lui, il fumait cigarette sur cigarette, il alla chercher son copain le fusil et le posa près du lit. Il la toucha, mit ses doigts dans son sexe, elle ronchonna et se retourna.
« Suce-moi.
- Non ! »
Il prit le fusil, la mit en joue.
« Je compte jusqu’à trois… » Elle se retourna de nouveau.
« …Un…Deux… » Elle ne bronchait pas.
« …Trois. » Il reposa le fusil et tâcha de s’endormir.

    A cinq heures du matin, il se remit à la toucher. Il bandait tellement maintenant qu’il ne put s’empêcher de la solliciter et de descendre jusqu’à son sexe, de le manger en y mettant les doigts. Elle le repoussa de nouveau. Il décida de la prendre, introduisit son sexe. Elle se réveilla pour de bon, comprima son bas ventre, serra les cuisses puis le fit évacuer rapidement de sa position. Elle s’énerva et le repoussa avec dégoût. Comme il eut envie de se rapprocher, elle le poussa encore et ralluma la lampe de chevet. Il marmonnait qu’il désirait réellement la baiser. Elle fit volte-face et se saisit du fusil posé à terre, se recula contre le mur et le tint en joue à son tour.
« Dégage ! Cria-t-elle.
- Chérie, tu ne tuerais pas une corneille… »
- Il s’approcha pour l’embrasser, le coup partit, érafla sa poitrine. Il gisait sur le lit, son sexe rapetissait, il n’était plus question de baiser. Il pensa à Van Gogh, le coup dans la poitrine, les corbeaux du dernier tableau, c’était un romantique. Du sang giclait sur la couette, il eut un sourire puis crispa son visage. Carla était pétrifiée. Elle le saisit par les tempes, l’embrassa sur le front. La nuit continuait de s’étaler comme une pâte à tartiner, une pâte d’un noir corbeau qui dégoulinait dans les rues avec de gros grumeaux dans les gamelles qu’éclairaient parfois le bleu des flics ou le rouge des pompiers. Elle criait qu’elle l’aimait, elle débordait d’amour. Il répondit par ces deux mots :
« Suce-moi ! »





Extrait de Encore à l'Ouest, recueil de nouvelles d'Hervé Quideau 
paru aux éditions De La Chair