mercredi 4 février 2015

Comment j'ai tué la troisième internationale situationniste






    Ploc... Paf... Je somnole un peu. C'est ça la révolution mondiale ? Ô girls ! Elle risque de rester encore sur le feu un moment...
Ariel est le serviteur bigle de notre Frankenstein de la théorie. C'est lui qui a trouvé ce gymnase prêté par une kinésithérapeute. Il a tout du VRP. C'est un pratique. Il nous interdit de fumer, de boire, de tousser, de nous moucher et de parler sans l'avoir demandé. Pied-noir dont le grand-père était Grand Rabbin de Tunis, il répète qu'il n'est pas juif sans doute parce qu'il ne va plus à la synagogue. Mais dès qu'il peut, il évoque l'identité juive et ses déchirements. Sous sa permanente auburn, telle une moderne Athéna casquée, son amie Joan Baizepa, ancienne des Black and Red, groupe de petits-bourgeois anarchistes américains, sourit à tout le monde. C'est elle, et personne d'autre, qui a l'honneur d'être assise à la droite de Jean-Luc Noyé.
    Raouf aboie qu'il ne veut ni Dieu ni maître. Il est conscient de ne pas avoir les moyens théoriques pour critiquer Noyé mais de là à le flatter, il y a un grand pas ! Sembene n'est pas comme tous ces prositus qui se laissent aller. Il prend soin de lui et de son apparence. C'est un play-boy, un sapeur. Il souhaite que des conflits éclatent et que ce qui est tacite cesse de l'être. Les Américains sont beaucoup plus avancés que Noyé. Eux la communication, ils la connaissent et la critiquent déjà depuis longtemps. Quarante personnes qui viennent de trente pays différents, c'est émouvant mais ce n'est pas une raison pour conserver des restes de bolchevisme, dit-il. Paolo Palmas n'est pas sûr d'être si insatisfait que ça. S'il était 100 % insatisfait, il serait parti. Parier pour parier, il leur propose de miser sur la satisfaction car à la fin ils seront peut-être trente-neuf satisfaits contre un insatisfait.
En fait, ils n'ont pour la plupart qu'une envie : fonder un club, être ensemble, s'aimer, se baiser les uns les autres. Mais comme ils se prennent pour des méchants, ils n'osent pas se l'avouer. Leur truc ce ne sont pas les idées mais l'affectif et tout ce non-dit, cet implicite les étouffe. Bercé par le doux ronron de leur échange, je laisse tomber mes paupières. Je rêve d'une émeute héroïque dont je serais l'éphémère leader. C'est agréable mais au bout d'un moment je me réveille en toussant comme un malade à cause de ma trop forte envie de fumer. Les autres en sont toujours au même point. Je résiste encore un peu. Je suis venu pour voir, écouter, apprendre. Je me suis juré mille fois de ne pas intervenir. Je n'ai rien à dire. Sembene revendique Le Banquet comme méthode. Qui est le plus beau ? demande-t-il. Lui ne veut pas d'une assemblée qui ne se définit que par rapport à ce qu'était l’IS et il ne veut pas non plus faire de la thérapie de groupe.
Soudain, je craque. Je le coupe. Pourquoi cet a priori ? C'est peut-être très bien la thérapie de groupe. Je défends l'insatisfaction. Pour eux, elle est abstraite. Pour moi, elle est concrète. Elle est la douleur, le sérieux, la patience et le travail du négatif. Le dépassement de l'insatisfaction n'est pas la satisfaction ! J'ai des cheveux très longs, un air de voyou et je cite Hegel, Noyé biche... J'insiste lourdement. Rien n'est supérieur à l'insatisfaction. Elle engendre l'Esprit. Ce n'est pas un sujet, c'est une méthode ! La non-réussite est la grandeur, la réussite tue. Je parle beaucoup, beaucoup plus que les autres. J'ai toujours eu cette capacité d'interrompre les gens tout en les écoutant en même temps ! Même Noyé avec ses interminables et bafouillant monologues parle deux fois moins que votre serviteur. Et moi tout le monde me comprend ! J'ai un don pour m'exprimer oralement. Je m'en sers rarement. Ce don ne supporte pas les tête-à-tête ou les petits comités. Il lui faut la foule. C'est l'organe d'un tribun. Je me mets à agresser le plus viril de tous, celui qui fait le plus révolutionnaire de bande dessinée, celui qui mentionne ses couilles à chaque fois qu'il ouvre la bouche, l'aîné des Nicaraguayens, Gerardo Palmas. Je veux être généreux avec vous, lui dis-je. Je vous veux apporter quelque chose et comme je suis venu les mains vides, il ne me reste que mon opinion à vous offrir. Et mon opinion, Dynamite, est que même si tu es sans doute généreux toi aussi, ta confusion masque tout. Tu es positif, un vrai boy-scout. Que dire de plus ? Pourquoi tu le prends mal ? Boy-scoutisme, ce n'est pas une insulte. Pourquoi tu ne t'aimes pas ? La haine de soi, c'est moche. Le scoutisme n'est pas seulement un encadrement de type militaire mais c'est aussi un mouvement qui permet aux enfants de partir ensemble en vacances et dans lequel on apprend à faire des BA.
Je leur explique que les situs ne se sont jamais comportés comme une bande de gens repus affirmant : voilà, on voulait construire une organisation révolutionnaire et c'est fait... Ils ont dressé leur propre bilan mortuaire. L'action positive de l'Internationale situationniste a été son propre sacrifice. Ils étaient prêts à tout pour rester insatisfaits. Être quarante ou tout seul, ce n'est pas la même chose. Un groupe a plus de force qu'un individu. Comment ? Vous êtes d'accord ? Je n'en veux pas de votre accord. C'est à jouer ! Dix tarés qui attaquent une banque ne valent pas plus qu'un solitaire rusé qui casse tout seul une bijouterie place Vendôme. Il faut faire travailler ce nombre, qu'il devienne productif. Je me suis levé ce matin en me disant : est-ce que j'y vais ou pas ? Je suis venu parce qu'il y a ici des gens. J'essaye juste de vous aider à démasquer tout l'implicite qui vous encombre les bronches, qui vous empêche de respirer. Il faut étudier tous les groupes existants dans le genre du vôtre. Ça ne va pas de soi pour moi. Ou pour le répéter autrement : pourquoi suis-je ici ? Être debout si tôt et parler avec des gens, c'est incroyable ! Je ne suis pas un membre de votre confrérie. J'espère que tout le monde le sait. Je suis ici un peu par hasard. Si ma solitude reste ce qu'elle est d'habitude, qu'est-ce que je fais ici ? Je vous donne tout ce que j'ai. Et vous, vous me donnez quoi ? Voilà, c'est exactement ça mon sujet ! Quand j'avais dix-huit ans, j'étais barman dans un bar de truands et je n'en suis pas devenu un parce que j'ai vite compris que toutes leurs activités de hors-la-loi n'avaient pour but que de rester ensemble. Ils étaient aussi grégaires que les flics. C'était une année avant mon service militaire et eux me proposaient sans arrêt de participer à de petits coups, faire le guet, etc. J'ai toujours refusé parce que je sentais bien que la finalité de leurs actions n'était pas un en-soi. C'était en 1967-68. Certains faisaient des braquages juste pour flamber, payer du champagne aux dix-huit Blue Bell Girls of Paris et ensuite le raconter cinq cents fois à leurs potes maquereaux. Les groupes existent... Jean-Luc parle des terroristes comme moi je parlerais du milieu tard le soir dans un bistrot à une gonzesse que je voudrais emballer. Je ne pense rien des terroristes. Je n'ai jamais eu aucun rapport avec eux. Je n'en ai jamais vu. Est-ce qu'ils existent ? C'est des histoires dans les journaux. Mais je connais les truands de l'intérieur. Ils veulent juste être ensemble et frimer ! Partons du principe qu'il n'y a rien au-dessus. Vous avez vraiment tous un problème avec l'abstraction ! Vous avez vu L'Âge d'or de Luis Buñuel ? Imaginez que l'escalier d'accès à cet endroit se soit effondré... Il n'y viendrait plus de gymnastes et on pourrait enfin fumer ! (Rires nombreux, certains hystériques.) On est bloqués ici et comme j'ai un paquet neuf de Gitanes sans filtre, on peut tenir un bon moment... Maniaque, tu ne peux pas juste venir ici et dire : voilà, je suis venu me soumettre à un chef, je veux un père. Les rares fois où j'ai participé à ce genre de choses, j'étais le chef et j'étais content. Je disais : voilà cinquante tracts, cent tracts, tu vas à tel endroit, tu les distribues (je claque des mains) et ça marchait admirablement bien. Pourquoi on ne ferait pas de thérapie de groupe ? Sembene, si tu sors d'ici insatisfait, tu sauras que tu n'as pas été dans un de ces endroits où l'on paye pour s'adapter au monde. Raouf et toi vous focalisez trop sur Jean-Luc et pas assez sur vous-mêmes. Maniaque, t'énerve pas comme ça. Moi, je n'ai rien contre Noyé. Il cherche lui... Je crois au travail, à la sublimation, aux hiérarchies naturelles. Quand Noyé parle, vous observez tous un silence que je n'hésiterais pas à qualifier de religieux... Vous en voulez une preuve ? Vous l'avez là ! Dès que c'est moi qui s'exprime tout le monde s'agite, se réveille, se désinhibe ! C'est d'ailleurs l'une des choses qui m'a impressionné quand je suis arrivé ici : six jours de conférence et pas une seule exclusion. Vous êtes une vraie machine à intégrer les gens ! Il ne faut pas se leurrer : ce qui a de la vie, ce qui vit exclut. Il ne s'agit pas d'exclure pour exclure mais à un moment donné, il y a des gens qui doivent partir d'eux-mêmes car ils ne se sentent plus concernés. C'est bien pour ça que je posais le problème du terrorisme, des sectes et du boy-scoutisme. Vous pouvez demander ce que vous voulez à cent millions de personnes. Allez-y ! Faites le remake d'Intolérance. Engagez soixante mille figurants ! Ne vous gênez pas pour moi. Refaites la guerre des Boers ! On ne peut pas satisfaire tout le monde en même temps... On a mentionné l'Internationale situationniste avant. Pourquoi ont-ils exclu de nombreuses personnes ? Par goût de l'exclusion ?
Ils servent du vin. Bien que cela soit strictement interdit, je n'y tiens plus, je m'allume une clope. Qu'est-ce qu'elle est bonne !
Maniaque parle du mouvement ouvrier. Je le traite d'ouvriériste. Eurydice parle de démocratie. Je lui dis d'aller se faire voir chez les Turcs. Et je continue à taper ainsi tous azimuts. J'augmente la vitesse. Je suis condamné à aller dans le mur. C'est lui qui vient à moi. Mon voisin, Raouf, à qui j'ai dit qu'il était grégaire, me traite de raciste. Je lui dis que j'adore les Noirs. Il hurle à nouveau que je suis un sale raciste. Je lui crache dessus. La salle éclate. Tous veulent me lapider. Les insultes coulent en torrents tempétueux. Un triomphe ! Les gens crient, hurlent, exigent mon expulsion. Mais à la stupéfaction de tous, Sembene, l'un des Sénégalais, prend ma défense. Noyé aussi. J'ai révélé deux vérités théoriques, dit ce dernier. L'épaisseur de l'implicite qui régnait ici et le peu d'investissement de certains. Comme au poker, il y en a qui peuvent suivre la mise et d'autres qui passent... C'est bien ! C'est ça la richesse ! Le monde a fait irruption, ici, bordel ! L'insatisfaction a pris place à cette table.


Extrait de Comment j'ai tué la troisième internationale situationniste, 
roman d'Yves Tenret paru aux Editions de la Différence