Ploc...
Paf... Je somnole un peu. C'est ça la révolution mondiale ? Ô
girls ! Elle risque de rester encore sur le feu un moment...
Ariel est le serviteur
bigle de notre Frankenstein de la théorie. C'est lui qui a trouvé
ce gymnase prêté par une kinésithérapeute. Il a tout du VRP.
C'est un pratique. Il nous interdit de fumer, de boire, de tousser,
de nous moucher et de parler sans l'avoir demandé. Pied-noir dont le
grand-père était Grand Rabbin de Tunis, il répète qu'il n'est pas
juif sans doute parce qu'il ne va plus à la synagogue. Mais dès
qu'il peut, il évoque l'identité juive et ses déchirements. Sous
sa permanente auburn, telle une moderne Athéna casquée, son amie
Joan Baizepa, ancienne des Black and Red, groupe de
petits-bourgeois anarchistes américains, sourit à tout le monde.
C'est elle, et personne d'autre, qui a l'honneur d'être assise à la
droite de Jean-Luc Noyé.
Raouf
aboie qu'il ne veut ni Dieu ni maître. Il est conscient de ne pas
avoir les moyens théoriques pour critiquer Noyé mais de là à le
flatter, il y a un grand pas ! Sembene n'est pas comme tous ces
prositus qui se laissent aller. Il prend soin de lui et de son
apparence. C'est un play-boy, un sapeur. Il souhaite que des conflits
éclatent et que ce qui est tacite cesse de l'être. Les Américains
sont beaucoup plus avancés que Noyé. Eux la communication, ils la
connaissent et la critiquent déjà depuis longtemps. Quarante
personnes qui viennent de trente pays différents, c'est émouvant
mais ce n'est pas une raison pour conserver des restes de
bolchevisme, dit-il. Paolo Palmas n'est pas sûr d'être si
insatisfait que ça. S'il était 100 % insatisfait, il serait parti.
Parier pour parier, il leur propose de miser sur la satisfaction car
à la fin ils seront peut-être trente-neuf satisfaits contre un
insatisfait.
En fait, ils n'ont pour la
plupart qu'une envie : fonder un club, être ensemble, s'aimer, se
baiser les uns les autres. Mais comme ils se prennent pour des
méchants, ils n'osent pas se l'avouer. Leur truc ce ne sont pas les
idées mais l'affectif et tout ce non-dit, cet implicite les étouffe.
Bercé par le doux ronron de leur échange, je laisse tomber mes
paupières. Je rêve d'une émeute héroïque dont je serais
l'éphémère leader. C'est agréable mais au bout d'un moment je me
réveille en toussant comme un malade à cause de ma trop forte envie
de fumer. Les autres en sont toujours au même point. Je résiste
encore un peu. Je suis venu pour voir, écouter, apprendre. Je me
suis juré mille fois de ne pas intervenir. Je n'ai rien à dire.
Sembene revendique Le
Banquet comme méthode. Qui
est le plus beau ? demande-t-il. Lui ne veut pas
d'une assemblée qui ne se définit que par rapport à ce qu'était
l’IS et il ne veut pas non plus faire
de la thérapie de groupe.
Soudain,
je craque. Je le coupe. Pourquoi cet a
priori ? C'est peut-être très bien
la thérapie de groupe. Je défends l'insatisfaction. Pour eux, elle
est abstraite. Pour moi, elle est concrète. Elle est la douleur, le
sérieux, la patience et le travail du
négatif. Le dépassement de l'insatisfaction n'est pas la
satisfaction ! J'ai des cheveux très
longs, un air de voyou et je cite Hegel,
Noyé biche... J'insiste lourdement. Rien
n'est supérieur à l'insatisfaction. Elle engendre
l'Esprit. Ce n'est pas un sujet, c'est une méthode
! La non-réussite est la grandeur, la réussite
tue. Je parle beaucoup, beaucoup plus que
les autres. J'ai toujours eu cette capacité d'interrompre les gens
tout en les écoutant en même temps ! Même Noyé avec ses
interminables et bafouillant monologues parle deux fois moins que
votre serviteur. Et moi tout le monde me comprend ! J'ai un don pour
m'exprimer oralement. Je m'en sers rarement. Ce don ne supporte pas
les tête-à-tête ou les petits comités. Il lui faut la foule.
C'est l'organe d'un tribun. Je me mets à agresser le plus viril
de tous, celui qui fait le plus
révolutionnaire de bande dessinée, celui qui mentionne ses couilles
à chaque fois qu'il ouvre la bouche, l'aîné des Nicaraguayens,
Gerardo Palmas. Je veux être généreux avec vous, lui dis-je. Je
vous veux apporter quelque chose et comme je suis venu les mains
vides, il ne me reste que mon opinion à vous offrir. Et mon opinion,
Dynamite, est que même si tu es sans doute généreux toi aussi, ta
confusion masque tout. Tu es positif, un vrai boy-scout. Que dire de
plus ? Pourquoi tu le prends mal ? Boy-scoutisme, ce n'est pas une
insulte. Pourquoi tu ne t'aimes pas ? La haine de soi, c'est moche.
Le scoutisme n'est pas seulement un encadrement de type militaire
mais c'est aussi un mouvement qui permet aux enfants de partir
ensemble en vacances et dans lequel on apprend à faire des BA.
Je
leur explique que les situs ne se sont jamais comportés comme une
bande de gens repus affirmant : voilà, on voulait construire une
organisation révolutionnaire et c'est fait... Ils ont dressé leur
propre bilan mortuaire. L'action positive de l'Internationale
situationniste a été son propre sacrifice. Ils étaient prêts à
tout pour rester insatisfaits. Être quarante ou tout seul, ce n'est
pas la même chose. Un groupe a plus de
force qu'un individu. Comment ? Vous
êtes d'accord ? Je n'en veux pas de votre accord. C'est à jouer !
Dix tarés qui attaquent une banque ne valent pas plus qu'un
solitaire rusé qui casse tout seul une bijouterie place Vendôme. Il
faut faire travailler ce nombre, qu'il devienne productif. Je me suis
levé ce matin en me disant : est-ce que j'y vais ou pas ? Je suis
venu parce qu'il y a ici des gens. J'essaye juste de vous aider à
démasquer tout l'implicite qui vous encombre les bronches, qui vous
empêche de respirer. Il faut étudier tous les groupes existants
dans le genre du vôtre. Ça ne va pas de soi pour moi. Ou pour le
répéter autrement : pourquoi suis-je ici ? Être debout si tôt et
parler avec des gens, c'est incroyable ! Je ne suis pas un membre de
votre confrérie. J'espère que tout le monde le sait. Je suis ici un
peu par hasard. Si ma solitude reste ce qu'elle est d'habitude,
qu'est-ce que je fais ici ? Je vous donne tout ce que j'ai. Et vous,
vous me donnez quoi ? Voilà, c'est exactement ça mon sujet ! Quand
j'avais dix-huit ans, j'étais barman dans un bar de truands et je
n'en suis pas devenu un parce que j'ai vite compris que toutes leurs
activités de hors-la-loi n'avaient pour but que de rester ensemble.
Ils étaient aussi grégaires que les flics. C'était une année
avant mon service militaire et
eux me proposaient sans arrêt de participer à de petits coups,
faire le guet, etc. J'ai toujours refusé parce que je sentais bien
que la finalité de leurs actions n'était pas un en-soi. C'était en
1967-68. Certains faisaient des braquages juste pour flamber, payer
du champagne aux dix-huit Blue Bell Girls of Paris et ensuite le
raconter cinq cents fois à leurs potes maquereaux. Les groupes
existent... Jean-Luc parle des terroristes comme moi je parlerais du
milieu tard le soir dans un bistrot à une gonzesse que je voudrais
emballer. Je ne pense rien des terroristes. Je n'ai jamais eu aucun
rapport avec eux. Je n'en ai jamais vu. Est-ce qu'ils existent ?
C'est des histoires dans les journaux. Mais je connais les truands de
l'intérieur. Ils veulent juste être ensemble et frimer ! Partons du
principe qu'il n'y a rien au-dessus. Vous avez vraiment tous un
problème avec l'abstraction ! Vous avez vu L'Âge
d'or de Luis Buñuel ? Imaginez que
l'escalier d'accès à cet endroit se soit effondré... Il n'y
viendrait plus de gymnastes et on pourrait enfin fumer ! (Rires
nombreux, certains hystériques.) On est bloqués ici et comme j'ai
un paquet neuf de Gitanes sans filtre, on peut tenir un bon moment...
Maniaque, tu ne peux pas juste venir ici et dire : voilà, je suis
venu me soumettre à un chef, je veux un père. Les rares
fois où j'ai participé à ce genre de
choses, j'étais le chef et j'étais content. Je disais : voilà
cinquante tracts, cent tracts, tu vas à tel endroit, tu les
distribues (je claque des mains) et ça marchait admirablement bien.
Pourquoi on ne ferait pas de thérapie de groupe ? Sembene, si tu
sors d'ici insatisfait, tu sauras que tu n'as pas été dans un de
ces endroits où l'on paye pour s'adapter au monde. Raouf et toi vous
focalisez trop sur Jean-Luc et pas assez sur vous-mêmes. Maniaque,
t'énerve pas comme ça. Moi, je n'ai rien contre Noyé. Il cherche
lui... Je crois au travail, à la sublimation, aux hiérarchies
naturelles. Quand Noyé parle, vous observez tous un silence que je
n'hésiterais pas à qualifier de religieux... Vous en voulez une
preuve ? Vous l'avez là ! Dès que c'est moi qui s'exprime tout le
monde s'agite, se réveille, se désinhibe ! C'est d'ailleurs l'une
des choses qui m'a impressionné quand je suis arrivé ici : six
jours de conférence et pas une seule exclusion. Vous êtes une vraie
machine à intégrer les gens ! Il ne faut pas se leurrer : ce qui a
de la vie, ce qui vit exclut. Il ne s'agit pas d'exclure pour exclure
mais à un moment donné, il y a des gens qui doivent partir
d'eux-mêmes car ils ne se sentent plus concernés. C'est bien pour
ça que je posais le problème du terrorisme, des
sectes et du boy-scoutisme. Vous pouvez
demander ce que vous voulez à cent millions de personnes. Allez-y !
Faites le remake d'Intolérance.
Engagez soixante mille figurants !
Ne vous gênez pas pour moi. Refaites la guerre des Boers ! On ne
peut pas satisfaire tout le monde en même temps... On a mentionné
l'Internationale situationniste avant. Pourquoi ont-ils exclu de
nombreuses personnes ? Par goût de l'exclusion ?
Ils
servent du vin. Bien que cela soit strictement interdit, je n'y
tiens plus, je m'allume une clope. Qu'est-ce qu'elle est bonne !
Maniaque
parle du mouvement ouvrier. Je le traite d'ouvriériste. Eurydice
parle de démocratie. Je lui dis d'aller se faire voir chez les
Turcs. Et je continue à taper ainsi tous azimuts. J'augmente la
vitesse. Je suis condamné à aller dans le mur. C'est lui qui vient
à moi. Mon voisin, Raouf, à qui j'ai dit qu'il était grégaire, me
traite de raciste. Je lui dis que j'adore les Noirs. Il hurle à
nouveau que je suis un sale raciste. Je lui crache dessus. La salle
éclate. Tous veulent me lapider. Les insultes coulent en torrents
tempétueux. Un triomphe ! Les gens crient, hurlent, exigent mon
expulsion. Mais à la stupéfaction de tous, Sembene, l'un des
Sénégalais, prend ma défense. Noyé aussi. J'ai révélé deux
vérités théoriques, dit ce dernier. L'épaisseur de l'implicite
qui régnait ici et le peu d'investissement de certains. Comme au
poker, il y en a qui peuvent suivre la mise et d'autres qui
passent... C'est bien ! C'est ça la richesse ! Le monde a fait
irruption, ici, bordel ! L'insatisfaction a pris place à cette
table.
Extrait de Comment j'ai tué la troisième internationale situationniste,
roman d'Yves Tenret paru aux Editions de la Différence