L’insurrection
qui vient
est ce petit livre édité à La Fabrique d’un « comité
invisible » qui veut dresser sans aménité le tableau
apocalyptique de l’effondrement de la civilisation occidentale sur
elle-même. Rien n’ayant résisté à l’emprise totalitaire de
l’économie sur le règne entier du vivant – ni la terre ni
les hommes, ni la société ni les cultures, ni la ville ni les
relations qui s’y défont inexorablement –, leurs auteurs
anonymes à la marginalité revendiquée voient dans cette chute une
chance inespérée de reconsidérer l’ensemble de la vie. Prenant
pour modèle d’action les émeutes de novembre 2005 en France et
les diverses insurrections éclatant sporadiquement dans le reste du
monde, ils appellent à s’organiser concrètement pour permettre
leur répétition et leur généralisation, afin de précipiter
l’agonie du système. Devra nécessairement advenir avec le
renversement complet de l’Histoire la fin du travail (en tant
qu’exploitation indue, fiction dépossédant l’homme de ses
possibilités propres et de sa vitalité), la dévastation de
l’urbanisme et de l’architecture contemporaine (comme
matérialisation concrète des hiérarchies et des oppositions qui
maintienne artificiellement les individus séparés des autres et
d’eux-mêmes), mais aussi l’abolition de l’économie de marché
(qui dissimule qu’elle n’est qu’une politique de sélection au
sein d’une masse humaine devenue superflue) et avec elle la
destruction de « l’environnement » (imposture
écologique qui n’est que le cache-misère de notre non-monde,
ultime masque de l'économie cherchant à se sauver par les moyens
qui la font périr), enfin l’abandon de la démocratie (pure
hypothèse falsificatrice derrière laquelle se protège le règne
arbitraire et policier de l’État).
Le
livre, en dépit des apparences, doit être pris au sérieux, et pour
ce qu’il est : comme signe et symptôme d’un ras-le-bol
généralisé, en banlieues mais pas seulement, d’une montée du
ressentiment et de la rage contre un « système », que
nous pouvons comprendre et même souvent partager. Leurs auteurs
aussi doivent être considérés, leur mode de vie (communautaire,
autogéré et autonome), le choix de leur
action politique (clandestin, conflictuel et violent) sont
respectables et peut-être même estimables. Après tout, en France
et ailleurs, aucun changement significatif – aucune
acquisition de nouveaux droits, de nouvelles libertés – ne
s’est fait sans le recours plus ou moins sauvage à l’affrontement
avec l’État et les représentants des forces de l’ordre. Notre
histoire tout entière ne repose-t-elle pas sur la plus grande des
insurrections ? Mai 1968 ne résonne-t-il pas encore d’espoirs
que beaucoup ne veulent pas croire tout à fait morts, et que les
feux de 2005 ont effectivement ravivés ?
Ce
qui dérange dans ce livre donc, ce n’est pas tant la radicalité
prônée pour renverser tout à la fois la démocratie, l’économie
et l’État, ni même les propositions d’organisation censées
remplacer l’ancienne société (création de « territoires »,
pouvoir redonné aux communes, autogestion et répartition des tâches
au sein de communauté sans hiérarchie, retour à l’agriculture
raisonnée, etc.) que l’étrange présupposé sur lequel tout cela
repose : en quoi une humanité libérée de ses entraves
économiques retrouverait-elle spontanément le chemin de la
fraternité et de la générosité ?
Qu’est-ce qui garantit que ce retournement complet de civilisation
ne marquera pas lui
aussi
le retour à l’arbitraire et par là même au droit du plus fort ?
En premier lieu, ce qui grève lourdement l’ouvrage, et qui le fait
s’écrouler à son tour sur lui-même, c’est l’absence
totale d’une théorie de la domination,
dont les auteurs ont cru pouvoir se dispenser par une curieuse grâce
de la pensée. À la vérité, ni Machiavel, ni La Boétie, Hegel, ou
même Debord n’avaient cru pouvoir en faire l’économie, mais
c’est peut-être pour cela qu’ils demeurent des penseurs
inactuels, c’est-à-dire toujours valables aujourd’hui, ici et
maintenant, et que les auteurs de ce livre prétendument
insurrectionnel appartiennent déjà au passé.
Si
l’on ne cherche pas à comprendre pourquoi les hommes se soumettent
les uns aux autres, pourquoi ils se cherchent un maître et échangent
leur liberté contre la sécurité – ou son illusion –,
on manque à coup sûr ce qu’on voulait combattre. Rien d’étonnant
à cela dans une telle « philosophie politique » où fait
défaut toute détermination ontologique, où à aucun moment n’est
défini ce que peut être l’individu ou le groupe social, ni les
conditions réelles ou historiques de leur affrontement dialectique.
À la place on a un Sujet vaguement « déconstruit »
(« …existence,
singulière, commune, vivante, et d’où émerge par endroits, par
moment, cet être qui dit “je” »)
face à une société qui de toute façon n’existe plus (et n’a
jamais été que du non-être). S’en suit conséquemment une
litanie de « on » agissant mystérieusement (« on »
nous ment, « on »
nous manipule ;
parfois un plus courageux « ils »
vient émailler de son exemple l’argumentation, sans que nous
puissions savoir davantage de qui il s’agit véritablement…) dans
le cours obscur des choses. Sans métaphysique de la domination, sans
ontologie existentiale ou sociale, cette pensée est logiquement
condamnée à errer dans les arcanes d’une anthropologie
approximative, hésitant sans cesse entre la poule et l’œuf
épistémologiques (sont-ce les conditions de production qui
déterminent les idées ou l’inverse ? La société
créée-t-elle les individus ou le contraire ?) et s’égarant
indéfiniment dans des analyses historiques, économiques ou sociales
contradictoires (le crédit serait la défiance, la famille et le
couple constitueraient des relations sociales
– la confusion est sur ce dernier point éminemment
significative.)
Immanquablement,
cette faiblesse de fond ne peut trouver de compensation que dans
l’exagération de la forme, qu’exprime tout au long du livre un
style infatué et véhément, quelque part entre l’auto-glorification
froide de Debord et l’appel au meurtre enflammé de Vaneigem,
suscitant le malaise et posant la question récurrente de savoir de
quel côté exactement, des insurgés ou de la civilisation, se
partagent la fraternité et le mépris (le handicapé constitue le
dernier niveau de la société auquel tout le monde se rabaisse, les
vieux on les torche, les femmes de ménage sont des esclaves, les
assistantes à domicile des prostituées…). Car aussi arbitraire
que soit une pensée, elle ne peut échapper dans son expression à
une loi formelle implacable : à l’insuffisance conceptuelle
succède toujours une défaillance stylistique. En d’autres termes,
le plus grand argument théorique
contre ce livre est qu’il est mal écrit. Il faut dire que leurs
auteurs, en déclarant leur aversion pour l’architecture et la
littérature contemporaine (« l’espace
que l’on a souverainement accordé au divertissement des
castrés », « liberté
formelle que l’on a concédée à ceux qui ne se font pas au néant
de leur liberté réelle »)
ont suffisamment avoué leur insensibilité esthétique, et pour tout
dire, leur insensibilité tout court.
Ce
n’est pourtant pas faute pour ce comité invisible de chercher tout
au long de ce court bréviaire de l’action une caution
intellectuelle et esthétique, à travers les figures non citées
d’Heidegger, de Derrida, de Foucault, de Deleuze et celles
revendiquées à titre d’exemples de Sade, de Nietzsche et
d’Artaud. Toute la démarche veut s’inspirer de la
Déconstruction, fille aînée philosophique des grandes théories du
soupçon, qui s’entend à détruire tous les concepts fondateurs de
la métaphysique moderne, Sujet et Monde compris, et cela finit
effectivement dans un triste état. On ne peut revendiquer en début
de livre une vérité communautaire, fondée sur un ressenti qui ne
devrait rien à la preuve et tout à l’action, et en fin d’ouvrage
déplorer le relativisme de celle-ci qui, comme tout solipsisme ou
toute maladie mentale, enferme chacun dans le malheur. Mais avec une
telle conception erronée de la vérité et de ses critères, comment
faire après tout la différence entre pensée et maladie mentale
(tous les hôpitaux psychiatriques selon eux ne sont-ils pas remplis
d’insurgés réprimés chimiquement ?), entre pensée et
fantasme, plus simplement entre pensée et non-pensée ?
Cette
erreur primordiale explique toutes les autres. C’est un grand
classique de la Déconstruction, il n’est pas rare en effet que
celle-ci mal employée – comme la nitroglycérine et tout
aussi instable – se retourne contre ceux qui la manipulent et
leur explose à la figure. (Soyons sérieux, Heidegger et ses
poursuivants ont été un peu plus loin que d’affirmer simplement
chacun sa vérité et le destin décidera…) Et après l’affaire
de Tarnac et l’histoire pathétique du sabotage des lignes TGV,
dont l’un des auteurs présumés du livre est soupçonné, comment
ne pas penser effectivement à ces apprentis vandales, ces singes de
l’espace du film Fight Club,
dont on sait que du temps de Tiqqun les gens du comité invisible ont
été fortement marqués (Julien Coupat se prendrait-il pour Tyler
Durden ?
On se gardera bien de l’affirmer, le film ne révélait-il pas
qu’il n’était, au final, qu’un fantasme auto-érotique ?),
petits blancs sans idéaux que la désolation morale et le désamour
auront conduits à la recherche violente d’une communauté de
frères, désirant la fin de la séparation et la rédemption de tous
les damnés, c’est-à-dire la réalisation de l’absolu sur terre,
appelant sans même s’en rendre compte Dieu et son règne.
Mais
que restait-il d’autre comme issue à ces auteurs sans théorie de
la domination, sans idée claire sur la dialectique du sujet et de la
société, sans sensibilité de ce qui constitue l’essence de la
poésie, sans conception définie de la vérité et de ses critères,
si ce n’est de sombrer dans le fantasme de la toute-puissance et la
volonté de domination ? En termes heideggériens – on
s’en excuse par avance, mais après tout ce n’est pas nous qui
avons commencé – à quoi sert-il de vouloir lutter si
radicalement contre l’arraisonnement de la technique si c’est
pour mieux perpétuer l’oubli de l’Être qui l’a engendré, et
de continuer d’opposer à ce triomphe achevé de la métaphysique
un ressentiment qui en est le fondement ?
Sans égard pour l’Être, son appel, ses exigences, on peut bien
raisonner, mais on ne pense
pas, et c’est précisément le drame du livre, qui enchaîne tant
bien que mal tous les truismes de la philosophie contemporaine,
enchâssant du mieux qu’il le peut – c’est-à-dire très
mal – des doctrines confuses de raisonnements tronqués afin
de chercher à légitimer une action violente et un retour à la
barbarie que la pensée, heideggérienne ou non, n’a jamais
cautionnés et ne cautionnera jamais. Dès lors, il est vrai, il ne
reste plus qu’à écrire pour se faire plaisir, pour impressionner,
ou pour terroriser (s’ils s’avèrent peut-être d’inoffensifs
vandales, leur style, lui, est bien celui de la terreur, de la menace
– y compris physique – sur tout ce qui ne pense pas
comme eux), pour nier l’autre, son altérité, mais aussi la loi
qui doit l’incarner, la démocratie qui doit la représenter et
l’État qui doit la garantir. La haine de la démocratie,
décidément très à la mode ces temps-ci, n’a jamais eu d’autre
origine. Curieuse idée quand même que d’avoir cru que leur
nihilisme moral trouverait une solution dans la fuite en avant d’un
nihilisme politique (c’est en cela qu’ils appartiennent au passé,
rejoignant les millénaristes, adventistes, témoins de Jéhovah et
autres Saints des derniers jours…), il leur aura peut-être
simplement manqué, pour s’ouvrir vraiment vers l’avenir, de
pousser leur négation jusqu’à son terme extrême, afin qu’elle
se retourne contre elle-même et les libère définitivement de leur
dégoût de tout.
Frédéric Gournay
Extrait
de Portraits
de social-traîtres paru
aux éditions de l'Irrémissible http://www.frederic-gournay.com