mercredi 28 janvier 2015

L'insurrection qui revient de loin

L’insurrection qui vient est ce petit livre édité à La Fabrique d’un « comité invisible » qui veut dresser sans aménité le tableau apocalyptique de l’effondrement de la civilisation occidentale sur elle-même. Rien n’ayant résisté à l’emprise totalitaire de l’économie sur le règne entier du vivant – ni la terre ni les hommes, ni la société ni les cultures, ni la ville ni les relations qui s’y défont inexorablement –, leurs auteurs anonymes à la marginalité revendiquée voient dans cette chute une chance inespérée de reconsidérer l’ensemble de la vie. Prenant pour modèle d’action les émeutes de novembre 2005 en France et les diverses insurrections éclatant sporadiquement dans le reste du monde, ils appellent à s’organiser concrètement pour permettre leur répétition et leur généralisation, afin de précipiter l’agonie du système. Devra nécessairement advenir avec le renversement complet de l’Histoire la fin du travail (en tant qu’exploitation indue, fiction dépossédant l’homme de ses possibilités propres et de sa vitalité), la dévastation de l’urbanisme et de l’architecture contemporaine (comme matérialisation concrète des hiérarchies et des oppositions qui maintienne artificiellement les individus séparés des autres et d’eux-mêmes), mais aussi l’abolition de l’économie de marché (qui dissimule qu’elle n’est qu’une politique de sélection au sein d’une masse humaine devenue superflue) et avec elle la destruction de « l’environnement » (imposture écologique qui n’est que le cache-misère de notre non-monde, ultime masque de l'économie cherchant à se sauver par les moyens qui la font périr), enfin l’abandon de la démocratie (pure hypothèse falsificatrice derrière laquelle se protège le règne arbitraire et policier de l’État).
Le livre, en dépit des apparences, doit être pris au sérieux, et pour ce qu’il est : comme signe et symptôme d’un ras-le-bol généralisé, en banlieues mais pas seulement, d’une montée du ressentiment et de la rage contre un « système », que nous pouvons comprendre et même souvent partager. Leurs auteurs aussi doivent être considérés, leur mode de vie (communautaire, autogéré et autonome), le choix de  leur action politique (clandestin, conflictuel et violent) sont respectables et peut-être même estimables. Après tout, en France et ailleurs, aucun changement significatif – aucune acquisition de nouveaux droits, de nouvelles libertés – ne s’est fait sans le recours plus ou moins sauvage à l’affrontement avec l’État et les représentants des forces de l’ordre. Notre histoire tout entière ne repose-t-elle pas sur la plus grande des insurrections ? Mai 1968 ne résonne-t-il pas encore d’espoirs que beaucoup ne veulent pas croire tout à fait morts, et que les feux de 2005 ont effectivement ravivés?
Ce qui dérange dans ce livre donc, ce n’est pas tant la radicalité prônée pour renverser tout à la fois la démocratie, l’économie et l’État, ni même les propositions d’organisation censées remplacer l’ancienne société (création de « territoires », pouvoir redonné aux communes, autogestion et répartition des tâches au sein de communauté sans hiérarchie, retour à l’agriculture raisonnée, etc.) que l’étrange présupposé sur lequel tout cela repose : en quoi une humanité libérée de ses entraves économiques retrouverait-elle spontanément le chemin de la fraternité et de la générosité  ? Qu’est-ce qui garantit que ce retournement complet de civilisation ne marquera pas lui aussi le retour à l’arbitraire et par là même au droit du plus fort ? En premier lieu, ce qui grève lourdement l’ouvrage, et qui le fait s’écrouler à son tour sur lui-même, c’est l’absence totale d’une théorie de la domination, dont les auteurs ont cru pouvoir se dispenser par une curieuse grâce de la pensée. À la vérité, ni Machiavel, ni La Boétie, Hegel, ou même Debord n’avaient cru pouvoir en faire l’économie, mais c’est peut-être pour cela qu’ils demeurent des penseurs inactuels, c’est-à-dire toujours valables aujourd’hui, ici et maintenant, et que les auteurs de ce livre prétendument insurrectionnel appartiennent déjà au passé.
Si l’on ne cherche pas à comprendre pourquoi les hommes se soumettent les uns aux autres, pourquoi ils se cherchent un maître et échangent leur liberté contre la sécurité – ou son illusion –, on manque à coup sûr ce qu’on voulait combattre. Rien d’étonnant à cela dans une telle « philosophie politique » où fait défaut toute détermination ontologique, où à aucun moment n’est défini ce que peut être l’individu ou le groupe social, ni les conditions réelles ou historiques de leur affrontement dialectique. À la place on a un Sujet vaguement « déconstruit » (« …existence, singulière, commune, vivante, et d’où émerge par endroits, par moment, cet être qui dit “je” ») face à une société qui de toute façon n’existe plus (et n’a jamais été que du non-être). S’en suit conséquemment une litanie de « on » agissant mystérieusement («  on » nous ment, « on » nous manipule; parfois un plus courageux « ils » vient émailler de son exemple l’argumentation, sans que nous puissions savoir davantage de qui il s’agit véritablement…) dans le cours obscur des choses. Sans métaphysique de la domination, sans ontologie existentiale ou sociale, cette pensée est logiquement condamnée à errer dans les arcanes d’une anthropologie approximative, hésitant sans cesse entre la poule et l’œuf épistémologiques (sont-ce les conditions de production qui déterminent les idées ou l’inverse ? La société créée-t-elle les individus ou le contraire ?) et s’égarant indéfiniment dans des analyses historiques, économiques ou sociales contradictoires (le crédit serait la défiance, la famille et le couple constitueraient des relations sociales – la confusion est sur ce dernier point éminemment significative.)
Immanquablement, cette faiblesse de fond ne peut trouver de compensation que dans l’exagération de la forme, qu’exprime tout au long du livre un style infatué et véhément, quelque part entre l’auto-glorification froide de Debord et l’appel au meurtre enflammé de Vaneigem, suscitant le malaise et posant la question récurrente de savoir de quel côté exactement, des insurgés ou de la civilisation, se partagent la fraternité et le mépris (le handicapé constitue le dernier niveau de la société auquel tout le monde se rabaisse, les vieux on les torche, les femmes de ménage sont des esclaves, les assistantes à domicile des prostituées…). Car aussi arbitraire que soit une pensée, elle ne peut échapper dans son expression à une loi formelle implacable : à l’insuffisance conceptuelle succède toujours une défaillance stylistique. En d’autres termes, le plus grand argument théorique contre ce livre est qu’il est mal écrit. Il faut dire que leurs auteurs, en déclarant leur aversion pour l’architecture et la littérature contemporaine (« l’espace que l’on a souverainement accordé au divertissement des castrés »,« liberté formelle que l’on a concédée à ceux qui ne se font pas au néant de leur liberté réelle ») ont suffisamment avoué leur insensibilité esthétique, et pour tout dire, leur insensibilité tout court.
Ce n’est pourtant pas faute pour ce comité invisible de chercher tout au long de ce court bréviaire de l’action une caution intellectuelle et esthétique, à travers les figures non citées d’Heidegger, de Derrida, de Foucault, de Deleuze et celles revendiquées à titre d’exemples de Sade, de Nietzsche et d’Artaud. Toute la démarche veut s’inspirer de la Déconstruction, fille aînée philosophique des grandes théories du soupçon, qui s’entend à détruire tous les concepts fondateurs de la métaphysique moderne, Sujet et Monde compris, et cela finit effectivement dans un triste état. On ne peut revendiquer en début de livre une vérité communautaire, fondée sur un ressenti qui ne devrait rien à la preuve et tout à l’action, et en fin d’ouvrage déplorer le relativisme de celle-ci qui, comme tout solipsisme ou toute maladie mentale, enferme chacun dans le malheur. Mais avec une telle conception erronée de la vérité et de ses critères, comment faire après tout la différence entre pensée et maladie mentale (tous les hôpitaux psychiatriques selon eux ne sont-ils pas remplis d’insurgés réprimés chimiquement ?), entre pensée et fantasme, plus simplement entre pensée et non-pensée ?
Cette erreur primordiale explique toutes les autres. C’est un grand classique de la Déconstruction, il n’est pas rare en effet que celle-ci mal employée – comme la nitroglycérine et tout aussi instable – se retourne contre ceux qui la manipulent et leur explose à la figure. (Soyons sérieux, Heidegger et ses poursuivants ont été un peu plus loin que d’affirmer simplement chacun sa vérité et le destin décidera…) Et après l’affaire de Tarnac et l’histoire pathétique du sabotage des lignes TGV, dont l’un des auteurs présumés du livre est soupçonné, comment ne pas penser effectivement à ces apprentis vandales, ces singes de l’espace du film Fight Club, dont on sait que du temps de Tiqqun les gens du comité invisible ont été fortement marqués (Julien Coupat se prendrait-il pour Tyler Durden ? On se gardera bien de l’affirmer, le film ne révélait-il pas qu’il n’était, au final, qu’un fantasme auto-érotique ?), petits blancs sans idéaux que la désolation morale et le désamour auront conduits à la recherche violente d’une communauté de frères, désirant la fin de la séparation et la rédemption de tous les damnés, c’est-à-dire la réalisation de l’absolu sur terre, appelant sans même s’en rendre compte Dieu et son règne.
Mais que restait-il d’autre comme issue à ces auteurs sans théorie de la domination, sans idée claire sur la dialectique du sujet et de la société, sans sensibilité de ce qui constitue l’essence de la poésie, sans conception définie de la vérité et de ses critères, si ce n’est de sombrer dans le fantasme de la toute-puissance et la volonté de domination ? En termes heideggériens – on s’en excuse par avance, mais après tout ce n’est pas nous qui avons commencé – à quoi sert-il de vouloir lutter si radicalement contre l’arraisonnement de la technique si c’est pour mieux perpétuer l’oubli de l’Être qui l’a engendré, et de continuer d’opposer à ce triomphe achevé de la métaphysique un ressentiment qui en est le fondement  ? Sans égard pour l’Être, son appel, ses exigences, on peut bien raisonner, mais on ne pense pas, et c’est précisément le drame du livre, qui enchaîne tant bien que mal tous les truismes de la philosophie contemporaine, enchâssant du mieux qu’il le peut – c’est-à-dire très mal – des doctrines confuses de raisonnements tronqués afin de chercher à légitimer une action violente et un retour à la barbarie que la pensée, heideggérienne ou non, n’a jamais cautionnés et ne cautionnera jamais. Dès lors, il est vrai, il ne reste plus qu’à écrire pour se faire plaisir, pour impressionner, ou pour terroriser (s’ils s’avèrent peut-être d’inoffensifs vandales, leur style, lui, est bien celui de la terreur, de la menace – y compris physique – sur tout ce qui ne pense pas comme eux), pour nier l’autre, son altérité, mais aussi la loi qui doit l’incarner, la démocratie qui doit la représenter et l’État qui doit la garantir. La haine de la démocratie, décidément très à la mode ces temps-ci, n’a jamais eu d’autre origine. Curieuse idée quand même que d’avoir cru que leur nihilisme moral trouverait une solution dans la fuite en avant d’un nihilisme politique (c’est en cela qu’ils appartiennent au passé, rejoignant les millénaristes, adventistes, témoins de Jéhovah et autres Saints des derniers jours…), il leur aura peut-être simplement manqué, pour s’ouvrir vraiment vers l’avenir, de pousser leur négation jusqu’à son terme extrême, afin qu’elle se retourne contre elle-même et les libère définitivement de leur dégoût de tout.
                                                                     Frédéric Gournay

Extrait de Portraits de social-traîtres paru aux éditions de l'Irrémissible http://www.frederic-gournay.com