mercredi 7 janvier 2015

Journal d'Yves Tenret - Quatrième partie




Paris, juillet 1983


« Le procédé de singularisation chez Tolstoï consiste en ce qu’il n’appelle pas l’objet par son nom, mais le décrit comme s’il le voyait pour la première fois… » Chklovski

Aujourd’hui, les films ne sont plus faits que de bouts mis bout-à-bout.
Il s’agit avant tout de décevoir.

Bijou, j’ai envie de t’aimer. Aide-moi.

De face : érectif. De dos : régressif. De trois quart : ange tendre.
Où s’assoient-ils au bistrot ? Toujours au même endroit.
Éviter le plat pour le plat, l’intime, les silhouettes.

Tu m’a pris homo !

Amitié, couple, possessivité, libéralisme.
Dans chaque femme : un port.
Hors désir, les bonnes rencontres sont des rencontres préméditées.
Aujourd’hui encore, je m’en fais l’écho, j’ai préservé une part d’enfance et je comprend que cela soit irritant.
Son clitoris contre le mien. Antonella, Anne-Christine, Brigitte, membres dodus, crins noirs, fesses épaisses, mèche bleue, offre tout, ventre rebondi, Brigitte K., gourgandine, Brigitte L., erreur, Colette, blonde, ma seule blonde, Corinne, nos corps s’aiment, pubis roux, peau douce, accroupie sur moi, elle me devine. Denize, en turc la vague. La fille du pasteur : - C’est salé… Elena. Florence. Elle est crémeuse. Elle rougit souvent. Elle est terne. Françoise. Enfance permise à moindre frais. Je le serre et la desserre. Joris. Patins goulus, visage d’ange, taiseuse. Je besogne. C’est tout. Les Irène. Muriel. Treize ans. Olga. Toute en demande. Pascale. Minuscule, ravissante, normative. Factice. Sarah. Bourrée d’humour, de déprime, hors classe, hors concours, excède tout ça et d’elle ici je ne peux et ne dois rien dire. Sophie. Frimeuse. Sylviane, un cadeau arraché à un nouvel-an solitaire. Theresa. Et laquelle ai-je encore oubliée ? Je suis foncièrement monogame. Que Catherine me le pardonne…
Tous ces prénoms sont de hasard, sonnent irréel, fiction.
Je suis soleil et cela se navigue, se dévore ou se refuse.
J’ai beaucoup aimé les très gros livres, la rêverie, les longs moments d’ennui partagé.
Rien ne m’a jamais paru rationnel et encore moins, irrationnel.
Être seul est être habité.
Gaspillage !



Août 1983


Vieille rogne. De ne pas l’avoir choisie. De vouloir le tout bien, sachant qu'en même temps, il n’en est rien. Elle est peut-être le choix non romantique qui en fait une obligation supplémentaire au travail, donc d’affronter ce que je fuis. Mon seul vrai vice étant sans doute la paresse. Aujourd’hui, je tape le dernier chapitre de Précis (Roman). Et du coup, j’ai très mal au dos…
Elle me fait une scène à cause de Bambi, une copine norvégienne de Katja, et cela me déplait. Je la vois généreuse, maternelle, complaisante. Le tout ferait sens si j’arrivais à l’associer elle et une stricte autodiscipline.
Phil me reproche de ne pas avoir baisé « la petite indienne ». Il est le troisième, après Moussi et Jésus-marie, à le faire.
Se changeant après ses travaux manuels, Hélène me montre ses seins. Elle a peint une toile bleue sur laquelle figure une échelle et une courgette.
Je commence à bosser sur Bord de néon et je ne sais comment faire.
D’avoir vu la grande lèvre sortie sur le bar me permet de bien travailler la nuit. Bijou me comble. Je ne me souviens d’avoir jamais été aussi bien emmanché. C’est divin. Reste à nourrir mon imaginaire et tout ira à merveille. Elle branle et suce tout simplement à la perfection. Et quand je suis en elle, je me sens si bien… Aucune autre femme, à part Véro, ne m’attire plus.
L’interdit majeur reste la consolation, la demi-mesure. L’Oiseau Bariolé et Mme Suzanne sont des endroits où l’on ne peut que rencontrer celui ou celle qui n’y vient pas. Je ne suis plus qu’ironie douce avec les autres femmes. La vérification en est cette impossibilité à cultiver, ou même simplement à parler d'une relation avec les possibles non prémédités. Est-ce là que naît cette impossibilité à raconter des histoires ? Comment pourrais-je dire : – tout plutôt que de zoner dans des rades pourris ? Moi, qui aime tant être seul mais parmi les gens.
Me suis réveillé à 15h30. L’angoisse ! Je me branle et ne branle pas grand-chose. Je retourne en foetalie. Je suis dévoré de doutes sur Précis (Roman). La peur de réussir ? Tout serait tellement plus simple si j’arrivais à travailler ne fût-ce que six heures tous les jours. J’en suis à mon huitième mois de chômage et bientôt cela va être panique à bord.
Il y a eu la liberté, Nicole, 1965-1969, la tête, Véronique, 1971-1975 et il pourrait y avoir maintenant les gens, le cinéma, 1984 et Catherine. Elle est plus que bien. Nous causons à propos des minettes et elle laisse tomber ma laisse et elle promet de ne plus me faire de scène.

Jamais celui qui « jamais » (je ne fais ceci ou cela) ne me paraît net.
À propos de l’engagement : qui plus que moi adore autant se dégager ?
La meilleure critique de la solitude, c’est qu’elle finit par pousser à fraterniser avec n’importe qui.
L’insulte, c’est-à-dire marquer fermement une distance, est un bon départ pour une future communication féconde.
Le punk était un gamin boudeur qui se faisait une gloire de tout : frapper et être frappé…
Je suis celui qui se divise et ne règne pas.


J’ergote, je fais le pédant, je m’étale. Je lui dis avoir besoin d’aller au bistrot sans trouver cela particulièrement transcendant. Elle me répond qu’elle, contrairement à moi, voit des gens toute la journée. Je comprends mais…
Je lui dis que le regard des autres sur moi m’est indifférent. Elle me répond qu’elle, elle aimerait être un objet. Là, je suis démago, c’est indiscutable et je me plante.
Ce soir, je me sens comme une envie d’être à Tanger. Je ne supporte plus le bruit mécanique que fait cette ville. Je ne supporte plus rien. J’ai envie de penser, d’écrire, de lire, d’être seul et tranquille.
Comme moi, le Bonze déprime à propos du bistrot. Je l’aime à ma table mais c’est lui qui m’invite. Mon merdier : ne pas arriver à être bien ni seul ni avec les autres. Nous allons dans un sombre bouge où l’homme s’oublie dans une gaité sinistre et grimaçante.
Qu’à 35 ans, j’en sois encore à me demander si oui ou non je dois aller au bistrot, être sociable, etc, et passer la soirée à rêver que si j’habitais à Montparnasse etc. Pauvre connard ! Le bistrot appelle le tocard comme le tocard appelle le bistrot. Et chanter la beauté des jours anciens est à remettre toujours à plus tard…
Je ne vis rien, je ne pense rien, je ne suis rien. Et c’est dans cette atmosphère que je dois écrire ce script. Donc je ne fais rien et c’est sans doute de cet état là que je repartirai.
Catherine, toujours parfaite, déprime tous les samedis.
J’arrête de relire les 200 n° des cahiers du cinéma que j’ai chez moi. Ce n’est pas une théorie que je dois écrire mais une histoire.
Canné, n’ayant dormi que 4 heures, je marche et continue à méditer sur ma stérilité. Je sens que c’est comme je marche que je dois écrire, c’est-à-dire en gambadant.
Aujourd’hui, le lendemain de cette marche, après une solide cuite et douze heures de sommeil de rang, je comprends que c’est faux. Ècrire doit être comme rencontrer une nouvelle femme, d’autres gens, aller vivre dans une ville lointaine : totalement angoissant. Et cette angoisse est à revivre à chaque fois. Il s’agit d’écrire pour démultiplier le quotidien.

Je dis oui à l’à-peu-près, oui aux affirmations hâtives, oui aux sentences délivrées en petites rafales.
On reconnaît un maquereau en ce qu’il ne fréquente que et exclusivement d’autres maquereaux. Cette remarque vaut aussi pour la RAF, les BR ou l’ARJ.
Les fortes personnalités qu’on me donne si souvent en exemple n’éveillent en moi nulle admiration, seulement de la douleur. J’y vois emmurés volontaires.

Je demande à Bambi de me montrer son sexe. Rodolphe me répète : je t’aime bien. Loïc me gifle. Je lui verse une bouteille de rouge sur la tête. Je couche une grosse femme sur le capot d’une voiture puis grimpe sur elle. Je pelote ses gros seins tombants et lui mets un doigt. Je vais chez Mme Suzanne fraterniser avec mousse tout en lui répétant que fraterniser, c’est de la merde. le Bonze s’envoie une dénommée Pamela. Un maquereau prénommé Roger menace Danièle. le Bonze cuisine en artiste. Je crois que j’ai le scorbut. Catherine est parfaite mais parfois triste sans doute à cause d’une sensation de vide. Bambi griffe le Bonze. J’interroge Véronique sur les vrais pratiques de Rodolphe. Charlotte me fait la gueule. Il y a une superbe Autrichienne qui vient de débarquer. Je m’engueule avec Claire. La minette de la gazelle avec sa nouvelle permanente a l’air d’avoir au moins trente ans. Snoussi embrasse Danièle. Abdulah est là. Je discute longtemps avec un taré. Je ne veux plus posséder de femme. Je bois énormément. Antonella ne m’écrit plus du tout. Nous avons été manger chez Goldenberg.

Soirée infecte. Ni doux, ni femme, ni âpre, ni solitude, c’est intenable. Boire sans être saoul. Le moment est arrivé. Je ne peux que faire une chose : travailler. Je suis sans poids. Je suis pur vertige. Catherine me fout une paix royale. Je n’ai baisé avec personne d’autre depuis que je la connais et ceci est sans doute le fruit de la paix qu’elle m’accorde.
À un mec qui voulait jeter un verre d’eau sur André Laude endormi, le Bonze a crié : non !!! Le mec : pourquoi ? Le bonze : il ne faut pas arroser le lichen, ça le fait pousser.
Le Bonze, Rappo et les autres qui m’écoutent sans rien dire me font déprimer. J’ai décidé de ne plus aller ni chez Mme Suzanne ni à l’Oiseau Bariolé.

Le monde se resserre. La pornographie m’ennuie. Le couple aussi. Et les gens idem. Je ne sais plus pourquoi je voulais faire ce film. J’écris si difficilement. Je dois m’efforcer d’aller à Boulogne, d’aller voir des cinéastes, de ne plus fréquenter de canis pourris, etc.
C’est le corps qui me pénalise. C’est lui qui me fait dire : je suis un artisan, un tout petit écrivain, un bouffon.
Je n’en branle toujours pas une. Je flâne. Je grisâtre. Je formole. Je dors littéralement debout. La discipline ne ferait-elle pas sauter bien des verrous ? À ne pas arriver à rester devant ma table, je m’achève. Il reste quatre mois. Je dois tout changer en septembre. À ne rien hypothéquer, à être hautain, à rester seul, je me distancie en une lente hémorragie. Et c’est bien fait car n’est-ce pas cela le sujet de Bord de néon ?

STEP.
Maigre, ex-junk et affairiste médiocre, il a 24 ans, les cheveux noirs toujours gras, portés mi longs, et une voix geignarde qui lui sort par le nez. C’est un voyeur. Il parle en général de façon saccadée et est habillé de fripes usées. Il n’écoute jamais personne, ne partage jamais rien et n’a qu’un seul but dans la vie : survivre. Poissard, il est rarement gai quoiqu’il soit tout-à-fait capable d’ironiser sur son côté parasite et ses ennuis récurrents. Il n’est jamais offensif, toujours défensif. Il peut avoir des côtés démoniaques qui font fuir la plupart des gens.
Nerveux à l’extrême, il parle tout seul, affirme souvent ne pas être où il est, ne pas faire ce qu’il fait et ne pas dire ce qu’il est en train de dire. Il a un chapelet orthodoxe à la main dont, machinalement, il fait tourner les billes. Il est allergique à la politique, est quasi végétarien et il vit seul.
La nuit, il rôde dans les rues. Il ne boit pas, il ne fume pas. C’est un champion des bonnes résolutions. Aux trois quarts autiste, il capable d’aborder n’importe qui, n’importe où, n’importe comment.

CLAUDE.
Gros, boulimique, toujours rêvassant, sourd, devine et lit sur les lèvres. Myope et pratiquant assidu d’un humour lourd et répétitif. Il mesure un mètre quatre-vingt-quinze et pèse cent dix kilos. Il a 40 ans. Têtu, ruminatif, n’ayant pas fait d’étude, il bosse, selon les saisons, soit comme videur, soit comme gardien. Il n’a plus aucun rapport sexuel depuis longtemps. Il lit trois, quatre journaux chaque jour et aussi pas mal de littérature pornographique.

Mon auteur préféré : un mètre soixante.

Qu’est-ce qu’il me reste de cette tête de nœud de Limérat et de son pseudo art de la ligature ? Ça ? Enlacement, entrelacement, serrer, extrémités, boucle, nœud coulant – le plus beau de tous dirait bêtement S. B. Lime et rats ! Sables mouvants de connerie. Pour enlacer noué et entrelacer, ligaturé. Mets ton doigt là. Tiens ! Il serre. Il boucle toutes les extrémités. Ne serait-ce pas mieux de se foutre à la colle ? Vieux gigolo, tu limes ? Et rit et rat.

KATIA.
Elle a vingt ans. De taille moyenne, gros seins, hanche large, ventre plat, ne se maquille jamais et sort toujours habillée de la même façon. Elle aime se promener et lire assise sur un banc au bord de la Seine, passer un après-midi entier dans un grand magasin. Elle fait très bien à manger.
Ayant de bons rapports avec tout le monde, elle ne boit jamais, tire sur le joint, s’il y en a un qui tourne, ment tout le temps et est kleptomane.
D’une patience inépuisable, tolérante, elle est curieuse des autres et a peur des gens saouls ou en colère. Elle ne se plaint jamais et ignore la rancune.

JEAN.
Cheveux en brosse, jeans, pull à col roulé, baskets, veste trois-quarts en daim, petites lunettes rondes, maigre, nerveux, agité, il lit ou parle fort tout en dévisageant de façon appuyée les gens. Cérébral sec, il prétend n’avoir que deux passions : la lutte des classes et Katia. Sévère avec les autres et avec lui-même, affligé de tics faciaux, grand lecteur, il refuse toutes les tâches ménagères. Cinéphile qui passe deux heures sur le Monde tous les après-midis, il vit au bistrot où il débite théorie sur théorie à qui supporte de l’écouter. Il fait de l’entrisme dans tous les groupes qu’il croise.

Petite causerie vive avec Sarah. « Solange m’a dit qu’elle t’avait rencontré à travers l’écriture. C’est ridicule ! » Et comment que c’est ridicule…
Quand je suis très franc, même à la limite un peu brusque, tout passe. C’est étonnant.

Quand et avec qui ai-je commencé à fermer les yeux en baisant ?

ALAIN.
De taille moyenne, yeux bleus, cheveux blonds, coupe de cheveux plus ou moins branchée, rasé dessus, long derrière. 30/35 ans, toujours habillé d’un pantalon de toile, d’une paire de bretelles, d’une chemise blanche et de grosses chaussures militaires, il écoute de la musique 24 heures sur 24.
Distant, il cause peu, gagne sa vie en dessinant des planches d’anatomie pour un éditeur spécialisé et peint des toiles abstraites qu’il rêve d’exposer. Face à la violence, il reste inexpressif, il dort peu et un adepte assidu des plaisanteries pince-sans-rire et du détournement des clichés et autres expressions toutes faites. Il va voir toutes les expositions aussi bien dans les galeries que dans les musées.
Il fume deux paquets de Gitanes par jour et bien que n’ayant jamais été malade ces vingt dernières années, se sent comme mourant une à deux fois par semaine. Il se considère comme étant un anar et est très fier d’avoir fait partie du Chuck Berry Fans Club de Levallois-Perret.

SARAH.
Toute de passion, passant facilement de l’euphorie à la déprime, toujours affable avec les garçons de café et souvent très désagréable avec les employés de banque, envieuse et considérant ses capacités mentales comme étant au-dessus de toute critique possible, elle est extrêmement susceptible à propos de son physique.
Bavarde, téléphoneuse frénétique, contrairement à ce qu’on pourrait imaginer, elle ne frime ni ne ment jamais ; elle croit à ses propres histoires. Vouant un culte à Gustave Mahler, elle éprouve une énorme admiration pour Arthur Rubinstein, pianiste juif polonais polyglotte, mort à Genève en 1983 à l’âge de 95 ans et plus particulièrement pour l’humour et la sensualité dont il était amplement nanti.
Elle a très peur des chiens et vit avec deux chats dont elle confie les humeurs et dont elle dresse des portraits très fouillés à l’attention de ceux auxquels elle est parvenue à capter l’attention. Elle s’intéresse aussi beaucoup à l’astrologie, que celle-ci soit occidentale ou chinoise, et aux petits secrets du quartier.
Habillée BCBG, discrètement donc, elle adore tout ce qui est sensuel, le sommeil, la nourriture, les rapports physiques. Tout autant fidèle qu’infidèle, elle n’attache pas une importance exagérée aux frasques dont elle est coutumière. Elle croit à la réincarnation et cherche en toute occasion à humilier Alain car elle ne lui pardonne pas de s’être émancipé d’elle.

Tout comme une sauce de blanquette de veau, ce Précis va en s’épaississant.

Notes, ébauches, sensations, rencontres. Pas d’à suivre. Je ne développerai pas. Je me dois le respect. Je suis paresse, je suis Sud, été, chaleur, noir, amer, brûlé. Je suis cœur. Je suis langue, parole. Je suis vivant, toujours vivant. Je suis pure joie. Paisible, caressant, souverain, je suis fête et comme je hais les haleteurs d’enthousiasme et encore plus ceux d’indignation.
Je suis vieux, radieux et fatigué et les guerres ont lieu quand elles sont nécessaires.
Transgression : véhémente conservation du souvenir du devenir du possible être-libre…


L’extase doit s’accepter aussi comme possible nausée et ma morale sera mon paroxysme, mon moyen et ma fin. 


                                                                                   Yves Tenret