mercredi 10 décembre 2014

Journal d'Yves Tenret - Seconde partie




Paris, avril 1983

Rappo vient de se barrer. Il sort toujours deux cent noms propres à la seconde et là, était d’une abjecte tristesse. Et moi, je suis là avec mon habituelle façon de quémander et lui :
Ce vieux bourgogne, bien que légèrement madérisé, ne renarde pas.
Toujours la molle dérive tristounette avec le Poussin et la lente escalade dans le vice avec Olga.
Je suis retourné chez Christine pour qu’elle corrige mon texte avant livraison.
Être jugé, cette possibilité, me déprime. Rappo, sur le Yu-Yeung Tchine, m’a fait un compliment. C'était léger, m’a-t-il dit.
Il faut que je m’endurcisse. Parfois, j’ai comme un ulcère à l’estomac.
Toujours en quête du bon rythme, de branlette et de bonheur.
Et Sarah qui est venue me faire son show criseux…

Platon sur Héraclite – Plus de distinction entre veille et songe, entre perception de l’homme et du pourceau, entre juste et injuste, bien et mal, si l’on admet que rien n’existe et que tout devient, que l’être est identique au devenir.

Tondre, frustrer, rafler.
J’ai beau me souvenir de la remarque d’Antonella – faite au début de ma relation avec Sarah – comme quoi passé le moment de séduction, je suis à chaque fois déçu par ma partenaire. J’ai beau l’avoir vécu 15 fois : l'anxiété, la conquête, le sentiment des possibles, je ne me sens quand même pas aussi bien… Conneries !
Je lui fais le plan : pour me montrer que tu m’aimes ; pourrais-tu être moins passive ?
Ai-je envie d’avoir une femme pour pouvoir la tromper ? J’aimerai pouvoir effacer Anne-Pia et Sarah de ma mémoire.
Lourd encore… Et puis, tout est à venir. Mais à quoi cela sert-il de le savoir ?
Le rat est fasciné par le singe (Sarah, Emma, Catherine).

Superbe longue causerie avec Sarah qu’elle conclut par un « je t’adore ».
C. F. (Coercitus feci).
On fait l’amour, et non de dieu, bien ! Et elle me dit murmure : je t’aime, je t’aime, je t’aime. Et avant de m’endormir, tout en grommelant, basta avec la guimauve, je prend la décision de lui être fidèle.
Tous les soirs, je l’attends. T’es niqué, mon vieux…

Au début, c’était une plaisanterie mais maintenant, cela commençait à devenir sérieux. Je suis tellement bien quand elle est là que je commence à avoir la trouille. Et si je devenais gaga ?
On est mort de rire toute la journée, souvent bourrés, ne dormant quasi plus. Hier, j’ai du dire trois milles fois : je t’adore. Peut-être vais-je enfin arriver à penser « ma » femme et ce serait génial.

Amoureux ! c’est incroyable.

Tout est au point mort. Je me sens toujours aussi bien avec Catherine. Je suis saoul tous les soirs. Je ne fous rien. Je n’ai aucune nouvelle d’Otto ou de Pajak. Mon rêve de revue reste voir d’en rester un. Cinquième mois de mon congé étatique. À part un malaise persistant sur la thune, je me sens exceptionnellement bien.

J’ai toujours avec moi un script de rechange.
Une volonté de défaire.
L’étiquette « poète maudit » est aussi pratique qu’un imperméable, disait Khlebnikov.
Phrase brève, mots simples, durs, langue orale, laconisme, sang froid, indifférence.

Je crois que c’est Ok. Elle comprend tout et a du tempérament. Nos genoux s’adorent. Je me suis déclaré après avoir bu plusieurs verres d’alcools différents.
Tu crois que dans huit jours, dans six mois, quand je ne suis pas là, lui demandai-je inlassablement ?
Ce matin, je suis heureux, cassé, foutu. J’ai mal, plus de force, même pas celle de gerber. à part, l’épisode Youri, j’ai tout raconté.
Essentiellement ma femme. Elle s’est endormie. Je la serrais à l’étouffer. Elle m’a envoyé une grande ruade dans les jambes. J’arrête. Suffit ! On s’est assez occupé de moi. Maintenant, nous allons nous occuper d’elle. Je criais :
J’en ai marre, j’en ai marre, j’en ai marre.
Je ne dors plus, ne lis plus, n’écris plus. Je ne fais que penser à elle. Je devais craquer ! C’est fait. Ce qui est marrant, c’est que j’en suis littéralement malade, physiquement donc s’entend. Ma femme va pouvoir expérimenter la validité de mes promesses. La litanie de mes sarcasmes. Je répète :
Moi, je suis vieux et toi, tu es une petite chanceuse.
Aucune nouvelle d’Otto ni de Pajak.
Reçu par la poste un très beau programme bruxellois sur les films de Goël.
Je ne suis pas de ma race : je tiens mal l’alcool.

Refuser toutes les normes, n’est-ce pas les accepter toutes ?
Quelle est la fonction de la norme ?

On peut se perdre dans l’extermination des métaphores.
L’absence de détail déstructure le flot des imprécations.
Ce qui est réellement présent ne peut survivre que par une répétition monotone, obsessionnelle, ruminative, inconsciente de son lent renouvellement quasi organique.

Ce n’est sans doute pas si nul ni si ridicule que ça, la dignité.
Pourquoi ça marche ? Ça me dépasse. Je n’ai pas envie d’être fidèle, je n’y pense pas, je suis fidèle.
Avec ce que je pense être une grande sincérité, elle m’a dit oui à tout.
Elle dort, je me sens euphorique : je suis seul et elle est là.
J’ai encore des efforts à faire. Ne jamais douter d’elle et cesser de m’économiser.
À cause d’elle, je n’arrive plus à dormir et ça, elle ne le sait pas.
Je vais enfin pouvoir sortir de cette bizarre gentillesse dans laquelle j’étais en train de m’enfoncer.
Elle comprend tout.
Le suprême bien, c’est qu’elle me réconcilie avec le vagin. J’éprouve des jouissances incroyables et ceci simplement dès que je la pénètre.
La dernière fois que j’ai dit « je t’aime », c’était à Sarah et pendant quasi toute la dernière année passée avec elle, je lui répétais pratiquement à chaque fois que nous nous voyions mais toujours en ajoutant et je vais te tuer.

Celui-là, je vais le tuer.
Vous voulez tuer tout le monde ce soir, mon petit agneau. Et la fille, vous l’avez fait pleurer.
D’accord, c’est ridicule, bien-sûr que je ne veux tuer personne…

En ce moment, je suis souvent ému et ce qui m’émeut m’ouvre aux autres, je donne, c’est agréable mais qu’est-ce qui fait que derrière tout ça, je sois mort de trouille ?

Le râle à gorge blanche.

Combien de fois n’ai-je pas été saoul de provocations et de moi-même ?! La pratique de l’injure. Franchise légendaire. J’ai monopolisé le vin sous mes pieds. Qui ? Qui ? On veut des noms. On veut des noms.
Bizarre ce stress. Que peut-il bien sortir de la fatigue ? A croire qu’il n’y a que le tout ou rien. L’obsession du sens me compresse. À chaque instant d’abandon, le rêve éveillé se pointe et me débilite. Sans ostracisme aucun, ma théorie de la superficialité a vécu, bien vécu.
Mon fanatisme ? La condensation et les yeux ludiques du myope.
Décentrement, mon amour, tu es vertige.
Le beau texte grave de la lassitude est ce qui leste si ne fonde…
Ni science, ni humeur, ce n’est pas que la carne soit mauvaise mais ce qu’il n’en reste plus.
D’être faible, je fus toujours fort.
Il faut en finir avec tout ce qui est guindé.
Tolérance, estime, et par-dessus tout, indifférence, seront eux aussi objet d’envie.
Je dois m’auto-violer jusqu’à l’extrême de toutes les intensités. Pour les assis, je suis couché et pour les couchés, je suis debout. C’est d’un inconfortable…

Ah, devenir sans morgue, délivré et surtout, imaginatif.



Cette fois-ci, ça y est, je suis vraiment vieux. Coup de veine pour la petite chanceuse. J’ai envie d’avoir des enfants, trois filles, rien que pour pouvoir leur faire des scènes de jalousie. J’ai aussi envie de vieillir avec quelqu’un. Faut reconnaître que je ne prends pas beaucoup de risque en écrivant cela parce que seul et torturé, si cela arrive, je me donnerai à ce qui reste à faire. Ah, les mots !
Et si j’étais en train de devenir réellement dingue ?

Elle fait Souchon et moi, Adjani. elle est partie en Algérie pour 4 jours. J’ai une bonne crève coupe-désir, crampes au ventre, mal au dos, cils crouteux, nez coulant. Y'a de la joie ! La pêche que j’ai !!! Demain rencard pour faire de la figuration. Une fille est passée au Bleu-Nuit. Même endroit avec Yoyotte et Catherine, une fille me dit s’appeler Yasmina et je me fous à chialer.
Je suis traversé de frissons atroces.
Le sexe, elle et moi, c’est l’Eldorado. Là, elle gomme. Hier, accroupie sur moi. On se roule là-dedans. Et ça va être plus que tout ce que j’imagine.
J’ai même mal aux oreilles, pas dedans, aux oreilles !
Ça baigne.

Je n’arrive plus à cacher mon âme. Je nage en pleine agressivité douce. Dommage que cela soit si pénible pour le corps. Je n’ai pas débourré depuis un mois. Je sens tout. J’ai un troisième œil qui fonctionne à plein. Hier, appuyé contre la paroi, entre Katynka et Madeleine – elles parlaient suédois – les yeux fermés, je planais. Chez Mme Suzanne, j’hurle : – il y a de plus en plus de pédés dans ce bistrot !
Personne ne me frappe. Ai-je la baraka ? Une suédoise, petite et grosse, me fait des avances. La tête toute à Catherine, je l’ignore. Je jacte comme une mitrailleuse.
Loïc : – tu deviens fou ?
Moi : – oui, et alors ? Ça te regarde ? C’est moi ou toi qui devient fou ?
Je passe de la morve joyeuse à la tendresse.
Je demande à William de ne pas me mentir. Et il est midi et je suis de nouveau là, à ne rien pour faire.
Vertige, vertige, vertige.
J’arrête de boire ! Cette fois-ci, c’est décidé, j’arrête de boire.

Encore deux, trois bières, et je vous construirai des situations, mais des situations, comment vous vous dire, des situations…
Il faudrait quand même que je m’autorise à dire quelque chose quand je parle, bon, ceci dit, comme je parle tout le temps, cela risque de ne pas être très pratique.
Ce qui est sûr, c’est que pour l’emporter alors qu’on ne profère jamais que de vagues généralités, il faut une grande capacité à mimer la conviction. Je mime aussi l’assentiment de mon interlocuteur… Je suis un être essentiellement verbal et c’est une chose étrange que cette double articulation, signifiant/signifié.
Paumé ? Et comment !
Vu mon goût constant pour les rades pourris, j’aurai dû être journaliste.
J’aime surtout la curiosité pour elle-même, les clichés et les anecdotes.
Ma jolie petite frimousse va t’elle disparaître dans la masse informe que devient mon corps ?
Presque tous les indécis, les inquiets et les anxieux savent que je suis toujours là pour eux. Le « presque », c’est l’effet Macintosh.

Saoul, j’arrive à me brûler le sexe avec une cigarette ! Et de plus en plus souvent, je parle tout seul.
Hier, j’ai fait de la figuration dans une connerie de Claude Berri qui va s’appeler Tchao Pantin. j’ai vu travailler Nuytten !
J’attend Catherine et c’est tout.
Hier, j’ai agressé cinq mecs sympas donc cela venait de moi. Marrant ce deal : plus de corps mais un monstre supplément d’âme.
Olga m’a laissé un fort volume de Zweig chez M. et Mme Philippe. Ça me touche beaucoup.

Comme un friselis de tristesse. Tout va bien, tout est calme et c’est difficile pour moi. Pour que ça baigne, c’est moche mais il me faut l’hystérie, les cuites, les excès.
J’ai beaucoup d’amitié pour M. Philippe qui a plus ou moins 70 ans et je crois que c’est réciproque. Nous nous aimons…
Le sexe avec Catherine reste divin. On s’encastre l’un dans l’autre à merveille.
Hier, j’ai dit à Rappo : – épouse Laurence. Tu la feras baiser par votre chauffeur.

Bon, bon, faut que j’arrête tout : les cuites, l’hystérie, les cris.
Coups de règle. Tu m’apporteras la ceinture ? oui, oui…
Je ne contrôle plus rien, j’hurle, j’ai des trous de mémoire, je gémis.

Faut que je retourne à mes chères études. Que je sois sobre, auto-discipliné et d’une profonde indifférence enjouée.


                                                                                    Yves Tenret