C’est
quoi exactement, « se sentir hors du monde », « ne
plus croire au monde ? », « Être perdu dans le
monde, étranger parmi les siens ? » Ça n’a rien
d’extraordinaire, rien de métaphysique, ou de « mystique. »
Pas de surnaturel, non ; encore moins une richesse cachée, un
privilège d’élites ou un secret d’initiés. Ce sont des choses
toutes bêtes, parfois drôles, parfois pénibles, souvent pénibles,
pas vraiment faciles à vivre tous les jours. Les jours où ça va,
c’est même très rigolo ; les autres, c’est accablant, ça
pèse une tonne sur le sternum, ça descend sur le ventre, ça épuise
littéralement ; les bras et la nuque en tombent, ce sont des
petits détails insignifiants qui mis bout à bout deviennent
insurmontables. C’est par exemple la fausse bonne humeur maquillée
de la présentatrice météo disant sans fard l’authentique
hystérie ; ce sont les phrases toutes faites, les tics de
langage, les réflexes conditionnés du prêt-à-penser de ses
collègues en costumes-oreillettes, incarnant à eux seuls toute la
bêtise crue de la paresse intellectuelle. Ce sont les idées reçues,
telles quelles, répétées sans réfléchir dans les bars, dans la
rue, dans la famille, dans sa propre bouche affligée. C’est cette
discussion avec des amis censés être aimés de vous à laquelle
vous n’arrivez pas à vous accrocher, inutile, fausse, remplie de
bout en bout d’opinions vides ou de truismes consternants, à
laquelle on n’a rien à ajouter, rien à dire ou à répondre ;
pas la force de lutter pour si peu, pour une si petite victoire parmi
tant de défaites. C’est s’apercevoir aussi que les personnes ne
changent pas, qu’on ne peut pas les changer, et heureusement, mais
que cette pensée ne vous réconforte même pas. Ce sont les poses
que certains prennent, en automates ou en mauvais acteurs, lorsqu’ils
parlent, complimentent ou haïssent ; lorsqu’ils aiment, mal,
de travers, en sonnant faux ou en se trompant de tirade et qui vous
rappellent avec affliction votre propre imposture. C’est la comédie
généralisée, le théâtre inhumain, la société et sa scène
ridicule, la politique, avec ses misérables simulacres de pouvoirs,
ses pantins du faux qui s’agitent au-dessus de la masse pressée
qui se débat, et ses minables rapports de forces du présent qui
veulent passer pour la fin de l’histoire. C’est surtout
l’effrayante banalité, irréelle, de la violence, méchanceté
quotidienne au compte-gouttes, dosée et distillée comme une drogue,
administrée à chacun sans que personne ne se demande de quoi ça
soulage. Ce sont surtout les films stupides que l’on ne parvient
même plus à comprendre, les publicités débiles que l’on ne peut
plus, y compris avec la meilleure des bonnes volontés ou la plus
grande des mauvaises fois, justifier : c’est l’absolue folie
de la raison commerciale triomphante et du marché qui l’organise,
la perdition perpétuelle dans les entrailles de son absurdité
replète. Mais c’est surtout, surtout,
le ras-le-bol de la grande consolation organisée, ajustée,
parfaitement huilée, qui recouvre du vacarme étourdissant de ses
mécaniques implacables tout ce qui est précieux et rare : la
beauté, le calme, le silence, le souffle de l’éphémère, la
douce musique de l’âme ; la fragile et fébrile émotion de
se savoir en vie, ce luxe dont certains sont privés. C’est cela,
être hors du monde : se sentir de moins en moins concerné,
détaché peu à peu, malgré soi, des intérêts communs et des
plaisirs partagés. C’est souffrir à regret, en maudissant son
sort, de préférer la vérité au bonheur d’être ensemble.
Extrait de Futurs Contingents, recueil de textes de Frédéric Gournay paru aux éditions de L'irrémissible (www.frederic-gournay.com)