C’est
la musique maintenant, avec la bouffe, qui commence sérieusement à
m’ennuyer. Cette putain de l’âme ne m’a jamais paru
aussi débandante. Je n’arrive toujours pas à savoir si c’est
moi ou l’époque qui veut ça. Au supermarché, chez les autres
– je n’ai jamais eu la radio malgré un goût immodéré
pour la musique –, je ne peux plus supporter ce qu’ils
veulent absolument nous faire entendre. Quand j’écoute les merdes
qui passent, je dois finir les courses au pas de charge ou demander à
la personne chez qui je suis de bien vouloir changer. Marre de devoir
courir après le prochain bluff musical ou de se faire poursuivre par
le dernier mensonge réédité, avec l’enthousiasme contraint ou la
nostalgie forcée. Ras-le-cul des albums jetables, qui ne restent que
deux semaines, et encore, sur la chaine. J’ai consacré tellement
d’années à la musique. J’en suis arrivé à me demander ce
qu’elle m’avait réellement apporté, à part un sifflement
permanent à l’oreille gauche, une manière stupide de secouer la
tête dès que j’entends du son et quelques mauvaises habitudes
avec l’alcool. À te soutirer les sentiments, à faire payer cher
pour ça, et à te laisser seul après avec, sans savoir quoi en
faire. Depuis quelque temps, je n’en écoute plus, ou alors comme
tout le monde, en fond, pour baiser ou faire la cuisine, pour
décorer, mettre à l’aise. Dire qu’avant c’était ma
principale passion, presque ma raison de vivre. Je ne jurais que par
les musiciens, seuls vrais vivants pour moi, au-dessus des écrivains
et des peintres, à jouer leur vie sur scène, dans un mode de vie
qui se confondait avec la création ; de la poésie en action,
de la révolution par le son. À tel point que je ne pouvais écouter
la musique d'artistes morts, ou de groupes séparés, rien n’étant
plus vivant pour moi, plus présent que la musique qui se recréait
sans cesse à chaque instant. Maintenant, le moindre petit crétin
hipopeux, technoïde ou kenroll qui sort sa daube en boite me fait le
même effet que le nouveau produit de la marque machin ou que le
énième dérivatif alimentaire consommable ; sorti la veille et
appelé à disparaître le lendemain. Ou disons, suscite le même
intérêt, ce qui n’est déjà pas si mal. Mais j’avoue être
plus fréquemment ému au rayon quincaillerie d’une grande surface,
y trouvant accessoirement plus d’inventivité merveilleuse
qu’ailleurs, et je ne bricole pas. Pour être tout à fait honnête,
il m’arrive encore d’entendre quelques jolies petites choses,
mais dépourvues la plupart du temps, à une ou deux exceptions près,
de ligne de fuite, de point d’horizon, y fait singulièrement
défaut toute perspective. Et que l’on ne me parle pas du jazz ou
de la musique savante, je ne bois pas de cognac et je ne fume pas le
cigare, je n’aime pas dodeliner de la tête en digérant le cul
dans un fauteuil en cuir. J’aurais donné ma vie pour le rock, et
j’aurais été bien trop con. Croire que l’expression de ma
révolte, sa simple représentation, suffirait à changer ma vie
alors que je m’enfermais dans le pire des conformismes, avec ses
clichés usés et rabâchés. De toute façon, l’idée d’approcher
de nouveau une batterie ne me fait plus aucun d’effet. Mes oreilles
sont redevenues bien trop sensibles pour supporter à nouveau le
fracas des coups. Pourtant, je jouais bien il me semble, certains
l’ont dit. Mes chers amis, vous pensez peut-être, vous qui m’avez
laissé brillamment tomber au plus fort de la bataille pour rejoindre
vos pénates, que je me renie, ou que je me rallie fatigué à vos
défaites. Allez tous vous faire foutre, je suis le rock, je suis le
hip-hop, je suis l’électro, je suis la distorsion, le rythme et le
peuple. Votre vie, c’est de la merde, tous les disques sont de
la merde : agitations désordonnées dans le mesquin. Je ne
cherche plus à dissimuler le silence, à le recouvrir à tout prix.
Ce qui m’avait permis de donner de la voix était en train de me
rendre muet, et à moitié sourd. Je laisse dorénavant jouer ma
petite musique intérieure, pour faire entendre à quel point elle
dissone de la fanfare nationale. Et ce n’est pas moi, mais
l’époque, qui joue si mal.
Extraits
du troisième roman de Frédéric Gournay, Contradictions,
disponible aux éditions de L'irrémissible
(www.frederic-gournay.com)