mercredi 5 novembre 2014

Putain de l'âme




        C’est la musique maintenant, avec la bouffe, qui commence sérieusement à m’ennuyer. Cette putain de l’âme ne m’a jamais paru aussi débandante. Je n’arrive toujours pas à savoir si c’est moi ou l’époque qui veut ça. Au supermarché, chez les autres – je n’ai jamais eu la radio malgré un goût immodéré pour la musique –, je ne peux plus supporter ce qu’ils veulent absolument nous faire entendre. Quand j’écoute les merdes qui passent, je dois finir les courses au pas de charge ou demander à la personne chez qui je suis de bien vouloir changer. Marre de devoir courir après le prochain bluff musical ou de se faire poursuivre par le dernier mensonge réédité, avec l’enthousiasme contraint ou la nostalgie forcée. Ras-le-cul des albums jetables, qui ne restent que deux semaines, et encore, sur la chaine. J’ai consacré tellement d’années à la musique. J’en suis arrivé à me demander ce qu’elle m’avait réellement apporté, à part un sifflement permanent à l’oreille gauche, une manière stupide de secouer la tête dès que j’entends du son et quelques mauvaises habitudes avec l’alcool. À te soutirer les sentiments, à faire payer cher pour ça, et à te laisser seul après avec, sans savoir quoi en faire. Depuis quelque temps, je n’en écoute plus, ou alors comme tout le monde, en fond, pour baiser ou faire la cuisine, pour décorer, mettre à l’aise. Dire qu’avant c’était ma principale passion, presque ma raison de vivre. Je ne jurais que par les musiciens, seuls vrais vivants pour moi, au-dessus des écrivains et des peintres, à jouer leur vie sur scène, dans un mode de vie qui se confondait avec la création ; de la poésie en action, de la révolution par le son. À tel point que je ne pouvais écouter la musique d'artistes morts, ou de groupes séparés, rien n’étant plus vivant pour moi, plus présent que la musique qui se recréait sans cesse à chaque instant. Maintenant, le moindre petit crétin hipopeux, technoïde ou kenroll qui sort sa daube en boite me fait le même effet que le nouveau produit de la marque machin ou que le énième dérivatif alimentaire consommable ; sorti la veille et appelé à disparaître le lendemain. Ou disons, suscite le même intérêt, ce qui n’est déjà pas si mal. Mais j’avoue être plus fréquemment ému au rayon quincaillerie d’une grande surface, y trouvant accessoirement plus d’inventivité merveilleuse qu’ailleurs, et je ne bricole pas. Pour être tout à fait honnête, il m’arrive encore d’entendre quelques jolies petites choses, mais dépourvues la plupart du temps, à une ou deux exceptions près, de ligne de fuite, de point d’horizon, y fait singulièrement défaut toute perspective. Et que l’on ne me parle pas du jazz ou de la musique savante, je ne bois pas de cognac et je ne fume pas le cigare, je n’aime pas dodeliner de la tête en digérant le cul dans un fauteuil en cuir. J’aurais donné ma vie pour le rock, et j’aurais été bien trop con. Croire que l’expression de ma révolte, sa simple représentation, suffirait à changer ma vie alors que je m’enfermais dans le pire des conformismes, avec ses clichés usés et rabâchés. De toute façon, l’idée d’approcher de nouveau une batterie ne me fait plus aucun d’effet. Mes oreilles sont redevenues bien trop sensibles pour supporter à nouveau le fracas des coups. Pourtant, je jouais bien il me semble, certains l’ont dit. Mes chers amis, vous pensez peut-être, vous qui m’avez laissé brillamment tomber au plus fort de la bataille pour rejoindre vos pénates, que je me renie, ou que je me rallie fatigué à vos défaites. Allez tous vous faire foutre, je suis le rock, je suis le hip-hop, je suis l’électro, je suis la distorsion, le rythme et le peuple. Votre vie, c’est de la merde, tous les disques sont de la merde : agitations désordonnées dans le mesquin. Je ne cherche plus à dissimuler le silence, à le recouvrir à tout prix. Ce qui m’avait permis de donner de la voix était en train de me rendre muet, et à moitié sourd. Je laisse dorénavant jouer ma petite musique intérieure, pour faire entendre à quel point elle dissone de la fanfare nationale. Et ce n’est pas moi, mais l’époque, qui joue si mal.




Extraits du troisième roman de Frédéric Gournay, Contradictions, disponible aux éditions de L'irrémissible (www.frederic-gournay.com)