mardi 11 novembre 2014

Pierre Guyotat ou le prostitué de Dieu

L’artiste selon Guyotat n’apparaît pas seulement comme un traître, un « vendu », qui a pour vocation de révéler ce qu’il ne faut pas dire, ou qu’il aurait fallu garder pour soi, « ce qui du Monde lui fait le plus horreur et honte », il est d’abord et surtout une prostituée, « un putain » qui doit assumer un corps qui par œuvre devient public, nommant et extirpant le mal du mieux qu’il peut, jusqu’à sacrifier toute existence sociale et sa vie même à cet idéal d’assomption de la parole et du corps.
Traître à sa patrie, à sa famille et à sa langue, Pierre Guyotat l’a été très tôt, et ce, bien avant que l’armée de son propre pays ne le fasse arrêter en Grande Kabylie pour « atteinte au moral de l’armée, complicité de désertion et possession de textes interdits », avant même que son père ne le fasse rechercher dans Paris par un détective privé après sa fugue, encore mineur, de son village natal de Bourg-Argental, avant encore qu’il ne se mette à écrire Tombeau pour cinq cent mille soldats ou Éden, Éden, Éden, qui susciteront à leur parution après la guerre d’Algérie le scandale, la censure et l’interdiction. La conscience précoce de la trahison, de sa nécessité et de son irréductibilité, de son « intransigeance » propre, Guyotat l’a dès l’enfance, quand il se découvre différent des autres et des siens. D’où vient ce sentiment d’étrangeté ? Il vit dans un rapport tronqué au temps, le présent pour lui est tout de suite du passé, objet immédiat de narration possible, et le rapport à l’espace est lui-même faussé ; il ne vit pas dans ce monde, mais dans le monde de la croyance et du mythe, dans un entre-deux qui ne s’unifie que dans la beauté ressentie à l’écoute de la musique, ou dans l’épuisement de la marche et la course. Dans l'imagination se confondent les récits bibliques que sa mère, juive polonaise convertie au christianisme fervent, lui fait le soir et les leçons d’Histoire de l’école apprises le jour, où les figures suppliciées des membres de sa famille résistante – une tante emprisonnée et torturée, un oncle mort en déportation – prennent une place centrale. Déjà, les narrations lui paraissent plus vraies que la vie elle-même, l’Histoire ne fait qu’illustrer la Bible et non l’inverse : la Seconde Guerre mondiale a vu le triomphe du diable et de ses chiens, et les camps de la mort ont réalisé l’enfer de Dante. À l’école, ses camarades de jeu s'imaginent en héros, chevaliers du moyen-âge, aventuriers du siècle passé, combattants de guerre ; lui s’identifie aux martyrs, aux esclaves, aux prostituées.
C’est ce jeune garçon hanté d’Histoire et de religion qui découvre le sexe et la poésie en même temps, pratiquant la masturbation et l’écriture simultanément, se mettant en scène par écrit dans des rapports prostitutionnels (de pute à mac, de mac à pute, de maître à esclave) pour atteindre l’orgasme, plusieurs fois par jour jusqu’au sang et à s’en faire exploser la tête, aux confins de l’extase mystique. Entre la pulsion prostitutionnelle et l’aspiration religieuse, l’adolescent comprend intuitivement qu’il se joue un échange de forces considérables qui dit quelque chose d’essentiel de la réalité humaine. Pourquoi la prostitution ? C’est là que se réalise une dialectique des rapports humains plus importante qu’on ne veut l’admettre. Pourquoi une liturgie de l’orgasme ? Dans l’extase s’accomplit le fantasme d’une union plus complète la dépassant et un droit à la virginité préservé. Réunissant écriture et orgasme, l’imagination résout ainsi une volonté contradictoire : celle d’être à la fois vu et voyeur, mac et pute, acheté et acheteur, baiseur et baisé. Mais la plus grande découverte qu’il fait certainement est celle de sa supériorité – la seule qu’il ne se reconnaîtra jamais sur les autres – dans le dit du désir, dans la puissance du plaisir qui s’écrit. C’est, ni plus ni moins, l’essence de l’art qui est mis à nu dans cette expérience, avec la conscience aiguë de son exigence la plus haute : la trahison. Il faudra tout dire, avouer le fond de l’infamie, se désigner comme le plus grand coupable, comme monstre peut-être et s'excluant de la communauté des hommes, mais s’avouer surtout comme capable de logique et d’art. Et de ce corps qui jouit en fictions, en tirer de quoi vivre, à ses dépens, s’il le faut.
Le plaisir conscient de lui-même et maîtrisé de la sorte s’avère un moyen d’élévation, de transcendance, et d’abord de condition et de classe sociale, de pays. Le désir et son écriture le ramènent invariablement aux corps étrangers, prolétarisés, vers le corps autre en tant que corps impossible, parce que d’une autre race, d’une autre classe. Il est obsédé par la peau noire, « les Négresses,les fillettes sauvages », par la beauté arabe. La jouissance réaffirme de fait son refus des inégalités corporelles, sexuelles et sociales, et redouble encore pour un temps l'aspiration infantile à la sainteté. Cette chair extatique, seule chose à la vérité reçue de Dieu ou de la Nature, réclame bientôt de vivre pour elle-même, comme cause de soi, et non plus des avantages ou des privilèges du milieu d’origine  – vieille bourgeoisie provinciale qui livre des médecins à la commune dont les rues portent le nom  – dans lequel elle a échu arbitrairement. Celle qui a reçu le nom de Pierre Guyotat ne tarde pas à exiger de son patronyme qu’il rompe avec tout et tous. Il y a les escapades la nuit de l’internat, le renvoi du collège, le refus de se mettre au pas de la science, d’apprendre son langage, les mathématiques, l’adolescent ne ressentant que trop intimement « l’hostilité des mots de la géométrie à ceux de l’écriture. » Il dessine pour lui, veut être peintre – le modèle est Gauguin –, il commence à écrire, il découvre, à quatorze ans, Rimbaud. Le désir ardent de prêtrise, un temps contrarié par le père, s’est éteint. Les premiers poèmes nient l’existence de Dieu, puisque le Mal a triomphé dans l’Histoire, et de Jésus, cet autre absolu d’incarnation ; il doit expliquer à la mère en larmes qu’il n’ira plus à la messe communier sa chair. La conscience politique vient vite, la compréhension rapide que la domination occidentale n’est plus européenne, que son pays, dans les colonies, en Indochine, en Algérie, perd tout honneur à reproduire la barbarie dont elle vient à peine d’être libérée. La rupture est totale lorsque, un an après la mort de sa mère dont il a assisté avec ses frères et sœurs à l’agonie, il fugue pour Paris, rejetant tout contact avec son père.

Livreur pour une boutique de mode à Montparnasse, Pierre Guyotat parcourt à mobylette la capitale et la banlieue, explore les rues à la tombée de la nuit, découvre les bars, les milieux interlopes. Il se rend à Charleville-Mézières pour visiter la maison de Rimbaud ; son écriture, toujours mise à l’épreuve du tremblement de l’être, de son ébranlement par le corps, s’affirme, au moment même où le rock arrive en France, comme « musique de la branlée, branlée de la musique » (peut-on définir le rock d’une meilleure façon ?). Il y a surtout le vertige de la prostitution, l’envie résolue d’intégrer la masturbation et l’écriture la plus inavouable au social, au manuel, au salarial. Obsession sexuelle ? Pathologie ? Perversion ? C’est tout le contraire qui se réalise chez lui, rien n’étant plus sain que de détourner la formidable énergie sexuelle à des fins créatrices. L’œuvre à venir se devra de mettre en lumière le lien occulte dont tout le monde se détourne, le grand refoulé social : le rapport entre le sexe et la politique, et entreprendre une histoire que personne n’a voulu faire : celle de l’économie des corps, à travers la communication et la circulation des fluides (sperme, sang, sueur, merde, urines, larmes, salive), et par elles remonter le cours du temps et des choses jusqu’à leur origine. « Produire publiquement une description biographique de l’inextricable, c’est un risque à prendre si l’on sait se vivre comme cause interne. » Voilà ce que c’est que d’avoir une étrangeté à rendre universelle et de se découvrir, du fond de sa singularité aberrante, un destin. Mais avant, il y a l’incorporation sous les drapeaux, la majorité venue. « L’an prochain : guerre d’Algérie ; si je survis de vie et d’honneurs plutôt que d’écrire un peu de ce que je sais de la vie ordinaire, écrire ce au bord de quoi je suis, qui m’attire et me fait peur et même m’évanouir. »
                                                                   Frédéric Gournay 


Première partie d'un essai tiré de Portraits de Social-traîtres
disponible aux éditions de L'irrémissible