mercredi 26 novembre 2014

Journal d'Yves Tenret - Première partie






Rue des Archives, Paris, mars 1983

Passage de solange. Conneries contre l’écriture, sur la vie première. Sont gonflés tous avec leur idéologie vitaliste. Je me répète irresponsable, fils, bâtard. Elle : Je veux vivre avec toi. Je ne renoncerai pas. Je donne tout. Moi : je ne veux vivre avec personne.
Elle me traite de faux-jeton. Ça m’ébranle. Je doute. Je ne sais plus. Moi : laisse tomber. J’ai l’impression de t’utiliser. Je n’aime pas ça.
Elle acquiesce. J’ai mal.
Je veux être simple. Je n’y arrive pas. Je cherche une esthétique qui me serait une éthique. J’ai peut-être besoin non pas d’écrire mais de méditer ? Al Martin m’agace. Il fait semblant d’écouter. Et moi, je n’ai strictement rien écouté de ce que Solange m’a dit. Elle ne m’est rien. Je suis le pire des écouteurs.
Elle disait : le passage à la fin du Bram van Velde te montrait vulnérable. Ce que tu ne laisses jamais apercevoir. Je ne crois pas à l’écriture comme analyse.
Le passage en question : « Oui, je sais. Oui, je m’en excuse. Oui, nos modesties se confondent. Oui, je tâtonne. Oui, je m’évertue. Oui, à l’empoignade ! Oui, oui et oui ! Qui dira ma faim de créer ? »
Et avec intensité, elle relève aussi : « Le nom qui peut être nommé n’est pas le Nom ».
Je me sens con, gentil et je sais que c’est une impasse. Elle, elle roule des mécaniques sur la « dignité ».

Brigitte parlant de mes nerfs ou de mon emploi du temps dit : ton travail…
Jamais, elle ne me lit. c’est génial !
Grâce à Jean, l’Oiseau bariolé, rue Sainte-Croix de la Bretonnerie, est un endroit où les gens se sentent à l’aise.
Le wake up, stand up écouté à fond au réveil, stand up for your right/don’t give up the fight, en me laissant supposer la possibilité d’un monde meilleur, me fout le blues et la honte d’en être toujours là où j’en suis. Je continue à reposer sur rien. Et cela revient me hanter régulièrement.
Dans l’escalier, je crache. Une porte s’ouvre. Un mec en peignoir. Ok, ok. Je nettoie.
Je dois aller chercher le poussin (Brigitte) pour aller à marne-la-vallée et, j’ignore pourquoi, elle n’est pas venue hier. Cette semaine dans le Sud doit avoir lieu.
Katja est rentrée du Danemark. d’après Yvon, elle m’en veut. elle me pense mythomane. et ton cimetière, nomade !
Moni a lu le Yu-Yeung Tchine comme un texte « risqué ». Le terme doit être à la mode…
Pourquoi me priver d’une présence qui n’empêche, et loin de là, aucun possible, tout en donnant souffle à un quotidien paisible ? Au nom de quelle pureté hystérique ?
Marquer ce matin comme tant d’autres. Pas de femme, pas de rêve de gloire facile. Rien que l’essentiel : le travail.
Bourré et heureux. soirée Otto-Cyroulnik. Pour eux, mon texte est ok. Et Moni-Ferry, samedi.

Bord de néon.
À l’exception des enseignes, toute publicité est désormais interdite autour des monuments historiques, des sites classés, dans les secteurs sauvegardés, sur les quais de la Seine et les berges des canaux, dans les espaces verts et les stades scolaires.

- Ai- je des idées visuelles ?
- Faire image. Récurrences unitaires : plutôt images que récit. La neige sur des rails…
- Variations rapides des échelles. Le Dernier combat. La cour désaffectée.
Noir. On entend Ay Carmela joué à la trompette. Petit à petit, assis sur une chaise et rappelant une tête de mort sur un drapeau de corsaire, apparaît Step. Pano. Un mur de liège, des photos épinglées. Générique. Pano. Steph arrête le disque. Pano. Le pendu. Il semble sourire. Step ouvre des tiroirs. Il trouve un walkman, des cassettes, remplit ses poches. Il sort. Il marche dans des rues. Il met un casque sur ses oreilles, branche le walkman. Wagner… Il fredonne.

Un yoyotte potentiel, ça fait trois douzièmes. Otto me traite d’agité. Je le suis. Dois-je en avoir honte ? Je maudis Martin. Cesser de le voir. J’ai envie d’être où je suis, j’aime les rapports brefs et marquants, je pourrais même m’en tenir à ceux-là.
Otto me dit : Ricur n’est pas hostile à l’idée d’un entretien. Ça, cette façon ramassée de causer, c’est tout-à-fait nous : pudeur anxieuse.

À Montpellier, elle : je suis insubmersible et en tout cas, ce n’est pas toi qui va me couler.
Excellente nouvelle.
Nice. Je bougonne, je grommèle, je suis tout en aigreur bien tempérée. C’est pas le bon truc. Faut que je me l’interdise. S’agit-il de conneries faites dans mes vies antérieures ? Et toujours la précipitation, le blocage, l’avidité. Alors paye !
La sonnerie, l’alarme d’une bijouterie, se met en marche. Je ne veux pas me réveiller. Défilent les douze raisons de désespérer. Assis ailleurs, je connais l’évidence. Il n’y a plus qu’une seule source de joie : la puissance de mon esprit. Rien ne viendra d’autre part. C’est de là que je peux tirer la souveraine sérénité du Précis de morale dialectique, la noirceur et l’équilibre de Bord de néon. Simultanément analytique et synthétique : puissance ! Envoûter par l’ironie mystérieuse de ce récit. Je dois faire ce film car là je vais me rassembler, sortir de cet émiettement de petit préfacier qui ne m’est que frustration. C’est mon seul projet pensable et valable.

À deux kilomètres de là, le général Jaruzelski vient de terminer un bref discours devant le cortège officiel. Il a dénoncé la politique américaine, parlé de la lutte pour la paix…

Les manifestants se retrouvent bientôt à flanc de coteau, foulant sous le soleil l’herbe fraîche, et riant de l’invraisemblance de la situation. Ils ne sont pas le moins du monde intimidés, ni par quelques brèves et dures charges, ni par les mouvements des transporteurs de troupes, ni même par l’opération de la police montée qui, clou du spectacle, se fait maintenant prendre à parti par les haut-parleurs de la milice. « Fonctionnaires à cheval, putain ! Contrôlez le terrain, agissez plus énergiquement ! » Les manifestants impavides admirent les chevaux, les cavaliers en visière de plexiglas, eux restent de marbre devant les injonctions qui leur sont faites. Ils se penchent aimablement pour indiquer la station d’autobus la plus proche. Il y a dans leur regard et leur voix, comme une demande muette : « Partez, évitez-nous de devoir entendre cet ordre. »

Khlebnikov – agglutination – un mot – trois images.
Eisenstein – montage trois images – une idée.

Existe-t-il des images à double sens comme il existe des mots à double sens ?
La surimpression, une métaphore ?
Une image peut-elle se décomposer en abstrait/concret ?

« La perception simultanée du symbole et de la réalité augmente la puissance poétique de l’image ».

À quoi sert ou comment se servir d’un fondu enchaîné, d’un accéléré, d’un ralenti, d’un travelling, d’un panoramique ?

Le rectangle de l’écran : insularité.

Comment faire pour que le début en soit un tout en ne racontant pas tout du premier coup ?

« …Ce chauffeur de taxi qui, cercle par cercle, explorait l’enfer, se chargeant des péchés de chacun pour enfin se transformer en ange exterminateur. »

Plus c’est local, plus c’est un universel. Exemple type de la phrase qui ne veut rien dire.

Trouver et utiliser la Trame mythique.


Avril 1983

Paris. Nuit Blanche. Mon lot de consolation vient de se barrer. Je tourne à la minette avec mes oui, non, oui, non…
Lettre de Pajak. J’ai 15 jours pour lui envoyer le Précis de morale dialectique. Lettre de mon grand-père : souvenir d’enfance de ma grand-mère, mon oncle a un cancer au cerveau, ma mère s’est recollée avec l’arménien.
Ma vitalité n’a plus qu’une seule ressource : s’auto contempler et se relancer par la puissance de l’Esprit. Je danse avec moi-même.
Rappo, qui s’était annoncé, n’est pas venu. D’avoir trop parlé à Yu-Yeung, je me sens mal. Cependant, que faire ? Elle semble attendre autre chose de moi que de partager son silence. Joëlle est là, dans ma piaule. Sarah, cette après-midi, était très belle. Martin toujours défait.

Je suis mal, mal, mal. Jori est revenue. Elle était ce soir chez Mme Suzanne. Pas de raison que je me sente mal à cause de ça. Je ne l’aime pas. Elle est moche, gonflée et je me sens mal. Elle est ma transcendance, mon envie, je veux la rendre heureuse. Elle a un sens pratique, me dit-elle, qui lui fait éviter les ennuis genre attachements affectifs. Elle me désigne d’un « monument », lourde allusion à ma présence chez Mme Suzanne. Je suis maladroit, dur, tendu. Je m’enfonce. Elle m’enfonce. Salope ! Je ne comprends pas. Je sais que c’est du baratin, une histoire que je me suis raconté, et pourtant, elle efface tout le reste… Elle est un possible, possible. Est-ce parce que je l’ai à peine consommée ? Je ne peux ni la regarder ni ne pas la dévorer des yeux. Demain, elle viendra peut-être me voir ? Elle viendra ! Elle viendra !
à Alger, jette par les fenêtres des milliers de dossiers, les machines à écrire – l’une d’elles tombe sur la tête d’un des C.R.S. acculés en bas contre le mur – et même les meubles. Léger intervient cependant : « J’admets que nous avons un gouvernement de pourris et d’incapables, mais ce n’est pas une raison pour foutre le mobilier par les fenêtres. Un gouvernement, ça se change, des meubles ça se paye avec l’argent des contribuables. Vous êtes une bande de petits cons. Disparaissez ! »

Quartier sans incitation à la consommation. Économie villageoise.

Le type de récit par touches successives du Monde d’Apu.

Le speed de All that jazz sort du marginal tout en sonnant vrai.

Taxi driver : il est au centre. Les plans détaillant le taxi. Pas de construction au niveau du temps du film et des focales utilisées. La fille et le maquereau – on ne voit pas le chauffeur – scène qui vient comme ça : je t’explique. Tous leurs récits enchevêtrés sont linéaires. En voix off, le journal intime du chauffeur : mots simples, diction lente. Aucun travail narratif sur l’échelle des plans, sur par exemple les gros plans de visage. Ou, sont-ils soumis à la narration ? (dans Le Dernier Combat ni zoom ni gros plan ?) Les raccords : musique. Les plans de rues s’intègrent superbement bien à la fiction – vision du chauffeur.

Bord de néon : la vision d’un marcheur…

Faire une intro sur la littérature moderne et les arts plastiques au cinéma. Conrad…

L’idée centrale : un village. Pas d’incitation à la consommation. Des greffes de provinciaux et d’étrangers. Tissu superficiel, une approche en surface de l’architecture.
Pas un point de vue dogmatique mais un point de vue quand même.
Un écrivain qui méprise Step le glandeur. Un peintre qui plaque sur sa porte : « Al Martin, peintre à la cour ». Lui amical et paternaliste avec Step.
Un système, dans chaque plan, tant d’inserts. Tout les tant : un champ/contre-champ.
Bernadette, pervenche star.
Step, dans sa chambre, se rêve pop star, ou encore, viril, mais il a peur d’un doberman et s’excuse auprès d’un poteau qu’il vient de heurter…
Tendre, acidulé.


Elle répète plusieurs fois : ta carte très bien. J’avance : une lettre ? Non, deux, dit-elle. Faut-il insister ? Je ne sais pas ce que j’en pense, ce que je vis, je ne suis pas bien du tout. Jori, Jori, Jori…
Bon, j’ai dessaoulé. Il n’y a plus rien qu’un corps détraqué. Elle est partie quinze jours à New-York. Une envie : aller à Oslo, m’asseoir à ses pieds et rester là sans plus jamais bouger. Bizarre…
Je suis vraiment tissé tout d’une pièce. l’Oiseau a fait l’une de ses interventions médiocres, mesquines et curieuses en me demandant devant Jori si le poussin était amoureuse de moi. Et je ne comprends pourquoi il l’a fait. Gombrowicz et autres, une compréhension profonde, me restent donc interdits. Je ne peux que brailler, brailler et brailler…
Et Sophie qui passe pour la première fois depuis une année. Mes insupportables intuitions c’est-à-dire le poussin chassé pour trois jours.
C’est ça aussi le village, un chez soi, toute ces visites.
Je ne crois pas être un type gonflé. Sur Sculptures, trop âpre, fausses indignations. Et le Précis de morale dialectique est superficiel. M’accrocher à mon banc de rameur.
Nuit de cauchemar. Dépenses inconsidérées. Concombres, bouteille de coca et heineken. Mines douces à une nouvelle arrivée un peu potelée.
Je me réveille et me dresse sur mon saillant : des hommes ! Des hommes nus me poursuivent pour me violer. Je me rendors, je veux connaître la suite ! C'est sur un projet de deux sodomies et d’un placement plus avantageux que j’avais fermé les yeux.
L’après-midi me sens vivant et misérable. Ce n’est pas le moment de jouer perdant. La force s’alimente de sa propre dépense. Ce qui doit être fait sera fait.
Qu’elle soit publiée ou non, bien admettre que cette version du Précis ne peut être qu’un brouillon.
Le poussin couchée et vue de dos, cul nu. Nous venons de la sodomiser. La pièce est grande, ensoleillée. J’ai pris une douche. Parfois, le confort, c’est vraiment bien. Je ronronne. Il fait chaud, je bois du thé citron, c’est bien. Bien !

J’ai des envies de voyage. Souvent. J’étouffe ici. C’est trop doux, trop facile, il ne se passe rien. Je ne veux pas retourner où je suis déjà allé. Il me faut du neuf. New-York ?

Par deux fois, en sortant du cinéma, j’ai mal au cœur, une violente nausée, à cause du Précis de morale dialectique. Ce n’est pas ça, pas ça du tout. Si Pajak le refuse, je dois l’accepter. Cela me rendrait service. Je perd mon temps. C’est une histoire que je veux raconter. C’est déjà mon quatrième mois de chômeur et rien d’important ne s’est fait. Et si je me trompais complètement ?

Si je le veux, ce peut être un acte méritoire que de me haïr ou de m’aimer. Je devrais faire ceci (le Précis) et le reste pour préserver les nuits avec le poussin, notre douce dérive et nos empoignades bientôt sauvages. En fait, je fais ceci et le reste pour être seul, sobre, saint.
Un art impérial de la conversation : savoir interrompre l’autre.
Éternelle vivacité soulante. Tensions. Je lutte depuis deux cent virgules : c’est inerte et je le subis.
C’est toujours malgré moi que je dis le vrai.
Passer du temps à bavarder rajeuni peuples et individus.
On interroge Mr Robinet. Il répond :
- Je ne sais pas. Je ne suis pas le patron.
L’idée de l’idée vaut ce que vaut la première idée.
Je suis assis devant la table. Sous l’évier, il y a deux bouteilles de whisky. Je ferme les yeux, serre les poing et cherche à me télé transporter à demain matin.
Le dernier cri du vandalisme : couvrir ses propres productions de graffitis.

Il n’y a pas à sortir de là. Tant que je n’aurai pas raconté une histoire qui sera à elle même son propre moyen de transport, je ne me sentirai pas bien.
Je viens de relire Nous n’avons rien à perdre n°2. Pourquoi tout ce que j’écris est-il tellement nul ? Le Précis de morale dialectique est mon premier texte qui ne soit pas fait que de citations.
Il faut travailler, travailler, travailler.
Je reviens de chez Mme Suzanne. Un blues à hurler. Comment finit-on comme un raté ? Mon style « minimum de compromis » a-t-il atteint ses limites ? À moyen terme, il faut que je mette tout ce dont je dispose dans mes travaux.
Le poussin est dans le lit et cette chaleur m’est douce.
Sarah très belle, les joues pointues, l’œil net, la peau olive, me traite d’égoïste.
C’est dément : d’après Rubin, si j’ai bien compris, Katja aurait fait la pute à Toronto.

Vie inconsistante en non-lieu.
Descendre est infini.
Poupée, j’en ai marre de devoir toujours faire les questions et les réponses.
Transe, promiscuité brève, hachée, barbouillée de brusquerie.
Je yoyotte dans une apathie humblement hargneuse.
J’ai été longtemps sobre. Je ne le suis plus.
Étant sans ambition, je suis dans des refus qui tournent à vide.
Ma litanie de bonnes résolutions m’épuise et chaque jour, je me réveille inchangé.


                                                                                  Yves Tenret