Terrasse
d’été, voiture rutilante garée, fin briquet sur cigarillos brun
qui dégage sa fumée ocre ; la vie comme ce cigare, prise avec
complaisance et délectation ; esquisse de sourire, image de
réussite affichée. Signature en vue.
Œil
livide, sentiment de malaise, déchaussement ontologique, fuite de
l’être, pierre dans l’estomac, regard soutenu, inquiet, dans le
miroir. Le questionnement inévitable, la réponse qui ne vient pas.
La salive amère, l’haleine d’alcool et de tabac, la chemise mal
ajustée, le col rebelle, une veste étrangère jetée sur les
épaules. Porte claquée comme une sentence.
L’impatience
sûre d’elle-même, de plein droit, les doigts qui tapotent devant
la tasse de café, le regard comptable sur la montre de marque, le
portable à l’appui, constat de retard, absence de message. Une
pointe d’agacement sur un visage suffisant.
La
démarche peu assurée, fébrile, incertaine de son rythme, accélérée
à contrecœur pour rattraper l’irrattrapable. Suée froide,
chaude. Garder la veste, l’enlever, recommencer le petit jeu
ridicule. Se remémorer les rappels à l’ordre, l’acte de
soumission, le reniement qui ne veut pas dire son nom, se rappeler
surtout l’indigence, le ras-le-bol des repas sans joie, des
factures impayées et des chaussettes trouées. S’inventer un droit
à la compromission, rechercher des prédécesseurs célèbres.
Reconnaissance
de la silhouette attendue, rotation de la tête, jouant l’évitement,
réajustement du dos et des jambes, bon profil, comédie de la fausse
surprise. « Pas vu arrivé, ça vaaa ? » Salive
avalée, sourire forcé, main moite tendue autant que le corps,
demi-posture inconfortable, une pression commandée au serveur, onze
heures du matin.
Vif
du sujet, on parle contrat, il n’y a pas à s’inquiéter, « tout
le monde y trouvera son compte », jamais su compter, « le
respect est pour nous une priorité », « lu les closes
sur les ventes ? », « c’est un bon contrat »,
« prévoyant une bonne marge de liberté », savais pas
que cela se calculait, « le marché est propice, tu sais, tu
connais la tendance mieux que moi », la tendance est une pente
qui emporte les choses sans consistance, comme l’eau, le sable ou
le désir grossier des hommes, « tu n’as pas l’air d’être
content, il y a quand même une bonne avance », « mais,
c’est sûr, il faut que ça suive » ; ça s’enchaîne,
les phrases, les mots, les expressions, le contentement, la
satisfaction, le regard faussement complice jusqu’à l’indécence,
le viol ordinaire d’une conversation forcée.
« Tu
y vas déjà ? Tu plaisantes, c’est aujourd’hui qu’on
signe, on passe au moins au bureau. Non ? tu veux signer là ?
tout de suite ? ta confiance m’honore. » Saisir le
stylo, ne pas trembler, signer, s’engager, pour de bon, pour le
meilleur et pour le pire. Regretter ou pas, sans importance, de toute
façon il est trop tard.
Dernière
gorgée jetée au fond du gosier, grimace à peine dissimulée. Clefs
de voiture sonores gravitant autour de l’index, lunettes de soleil
sur le front, « je suis garé là », « je te
raccompagne ? », surtout pas, plutôt retraverser le
désert dans l’autre sens que de monter, « Non, merci, il
fait beau… », « tu pourras encaisser le chèque à
partir de la semaine prochaine, comme prévu. »
Caresses
du vent, jupes en mouvement, talons qui martèlent, regards troublés,
l’alcool arrivé au cerveau, douce torpeur, début d’oubli.
Moteur vrombissant, main dans les cheveux, contemplation succincte
dans le rétroviseur. Contrats à l’arrière, profits en vue.
Musique plaisante des mots couvrant jusqu’au son de l’autoradio.
Un
jardin public, qui changera des bars. Poser un cul, réfléchir,
sortir le chèque, le regarder à nouveau, compter les zéros,
essayer de se remémorer la dernière fois que l’on en a vu autant
à son nom. Premiers achats en tête, des cadeaux à faire. Des
fringues aussi, se couper les cheveux. Acheter quelques livres,
peut-être un Pléiade ou deux, des tonnes de disques. L’inviter
dans un bon resto.
Vitesse
de croisière, le week-end qui arrive à grands pas, le dos se
dénoue, les mains se relâchent sur le volant. Penser à la conne
qu’on va baiser samedi, trouver un prétexte plausible pour s’en
débarrasser dimanche. Les parents une autre fois. Trouver aussi une
excuse valable pour la régulière.
S’y
remettre, il le faut bien, assurer la commande, sortir le truc qui va
marcher, qui va atteindre les chiffres de ventes escomptés. Il ne
faut rien avoir contre le succès, pas mauvais en-soi, ne pas en
avoir peur. Peur de quoi alors ? Pourquoi ça ne vient pas ?
ça ne vient plus. Quelque chose s’est brisé. Répondre à la
demande, oublier le désir. Entrer dans le reconnaissable, recouvrir
l’indicible. Ne plus vouloir exprimer, mais « vouloir dire »,
que tout le monde s’y retrouve. En rester au moment et renoncer au
travail du temps.
Téléphone
en agitation, amis, collègues, professionnels du métier, amantes,
maîtresses, conseiller financier, parents, tout le monde en revue.
Tout va bien, la main sur le levier de vitesse. Arrivé dans une
heure, déjeuner avec machin. Visite des appartements. RDV après
avec l’autre conne, sodomie au programme. Ricanement, si son mec
savait.
Le
silence d’une pièce trop petite, une cour ne donnant sur rien, un
calme rompu par une voisine qui rentre, écoute son répondeur.
Regard sur le sien, deux messages, déjà entendus, pas rappelés. La
solitude comme dignité retrouvée, orgueil absurde, fierté à deux
balles, tout ce qui reste. Se punir. De quoi ? d’avoir mal
agit ? d’avoir « trahi » ? Prendre la mesure
de la rétrocession, la part de la capitulation, juger de
l’esthétique de l’abandon, la pose du vaincu, de celui « qui
a fait ce qu’il a pu. » Tombé sur plus fort que soi. Manque
de chance.
Le
gravier crisse sous les pneus, arrivé à l’heure, bonne moyenne.
Tiens, il est déjà là, l’enculé il s’est payé le dernier
modèle, ça marche fort pour lui. Regard sur les seins de la
serveuse, commande un whisky, s’assoit en face de l’autre. Il a
pas changé, peut-être grossi, moins de cheveux. Pourtant du même
âge tous les deux. Viande saignante, vin capiteux, discussion
d’affaires et de cul, rires ostentatoires, messes basses entendues,
regards obliques de carnassiers repus.
Stratégie
du cheval de Troie, alibi de l’infiltration, espionnage, entrisme,
ruine de l’intérieur, foutaises de corrompus. Pas moyen de
composer, de s’arranger, de collaborer.
De front ou rien du tout. La tête contre le mur, mais rien d’autre
à faire. Le sourire revenu, la nuque se redresse, la tête suit, les
yeux retrouvent dans vingt-cinq mètres carrés une ligne d’horizon,
l’air redevient respirable, à pleins poumons, ouvrir les fenêtres
en grand. Regarder le chèque tombé en petits morceaux épars qui
miroitent en tournoyant. S’imaginer lui gâcher un repas, rêver
d'une indigestion. Leur laisser l’opulence, garder pour soi
l’appétit.
Frédéric Gournay
Frédéric Gournay
Extraits
du recueil Futurs contingents, disponible en intégralité et
en libre-accès sur le site www.frederic-gournay.com